Texte de 2015 de Gianfranco Sanguinetti qui mérite le détour...
Il faut détruire tout vrai opposant dont il est nécessaire de salir la mémoire et prévenir toute éventuelle émulation. Il faut pousser tous les Walter Benjamin au suicide. "Debord Le Naufrageur" de Jean-Marie Apostolidès répond à cela. L’auteur, animé par ce que Spinoza appelait «les passions tristes», est en accord avec les temps néocons : c’est pour eux que ce livre a été écrit, pas pour durer.
Notre époque est la première dans l’histoire universelle qui prétend
avoir seulement les ennemis qu’elle se fabrique elle-même, à sa mesure
et pour son usage spectaculaire. Ce nouveau siècle, en projetant dans
ces simulacres d’ennemis toutes ses propres infamies et cruautés
particulières, il fait semblant de s’y opposer résolument : il feint
même de les combattre avec les armes, aussi longtemps qu’il lui est
nécessaire pour en convaincre les électeurs, pour enfin faire triompher
ses « bonnes » qualités sur ces « ennemis », aussi méchants que faux, au
visage de Ben Laden ou de L’État Islamique.
Pour n’avoir à
combattre que les ennemis artificiels qu’il met en scène, notre monde
doit s’appliquer aussi à faire disparaître et à détruire à jamais
jusqu’à la mémoire de ses vrais et anciens ennemis déclarés, afin
d’éviter au nouveau siècle tout risque de contage non désiré. L'état
d'urgence permanent oblige : cet état d’urgence, déclaré contre la
société, a la prétention de l’être contre ce nouvel ennemi obscur et
indéterminé que le spectacle s’est lui-même façonné, le terrorisme
artificiel. Il a été créé et mis en scène pour nous convaincre que les États combattent le « mal » pour notre « bien », et pour nous persuader
que celui qui combat le « mal » absolu est donc déjà le « bien »
absolu. Le Ministère de la Vérité surveille au jour le jour la
« correction de l’histoire », qu’il s’agisse de celle du Bataclan ou
d’autres, mises à jour chaque semaine avec plus de détails, sans se
soucier d’éventuelles contradictions, car au lendemain on corrigera à
nouveau.
Pour en finir avec tout résidu d’opposition réelle, il
faut donc à la domination présente donner des exemples, brûler des
sorcières, exécuter, même en effigie, tout ennemi différent de celui
officiel, qu’on désigne au jour le jour. Il faut non seulement détruire
tout vrai opposant, mais même tous ceux qu’avaient pu exister
auparavant, dont il est nécessaire effacer, démolir ou salir la mémoire
et le modèle. Il faut désespérer et abattre toute aspiration à la
révolte et au changement chez les jeunes générations, étouffer les
précédents et le souvenir même. Il faut prévenir toute éventuelle
émulation. Il faut pousser tous les Walter Benjamin au suicide. Dresser
des listes de proscription. Les vraies révoltes, ainsi que les vrais
révoltés, doivent être anéantis à jamais, éliminés, censurés,
calomniés, mis au pilori, face à la nécessité impérative de mettre en
scène seulement les faux ennemis fétiche qu’on a bien voulu fabriquer.
C'est
à cette nécessité incontournable et urgente que répond précisément le
dernier travail de Jean-Marie Apostolidès, lequel vient de paraître chez
Flammarion : un volume de plus que 500 pages, plus 90 de notes,
presqu’un Kilo , 28 €, au titre Debord Le Naufrageur, dans une collection qui s’auto définit Grandes Biographies.
Il convient de dire tout de suite que ce livre, en plus d’être d’un ennui mortel, n’est pas
une biographie, comme je vais le montrer, et que je ne lui ai accordé
que trois heures de lecture – car on conviendra qu’il n’est pas
nécessaire de boire 500 litres de vin pour décider s’il est bon ou
mauvais, ou pour établir qu’il ne s’agit même pas de vin, comme c’est le
cas.
La tâche que l’auteur nous déclare rondement s’être donnée, est celle de « Mettre au jour une image différente, ‘négative’, de Debord », pour après nous assurer orgueilleusement que ce « n’est pas une entreprise qui va de soi »[1].
Qu’elle
« aille de soi » ou non, j’affirme que jamais n’a existé de vraie
biographie qui se soit donnée pour tâche et pour but de mettre au jour
une image « négative », ou « positive », de la vie de la personne dont
il s’agit, celle ci étant la tâche de la propagande. Le négatif chez cet
auteur n’a aucune noble connotation dialectique : pour lui négatif
signifie vulgairement : infamant, moralement déshonorant. Aussi banal
que cela. Voilà tout.
Une biographie est un travail d’archiviste,
de philologue, d’érudit et d’historien, et elle n’est jamais un travail
de supporter, qu’il soit favorable ou hostile. Ce n’est pas un match de
football. Encore moins un travail de psychanalyste, toujours arbitraire.
Depuis la Renaissance on avait établi les termes à l’aide desquels on
présente l’histoire d’un homme : qu’a-t-il dit ? Qu’a-t-il fait ?[2]
Le
prince des biographes modernes, Roberto Ridolfi, qui nous a laissé des
chef d’œuvre définitifs sur la vie de Machiavel, Guicciardini et
Savonarola, avait même établi que certainement « l’amour et les
affinités aident à entendre… S’il devait être promulguée (espérons que
non) une constitution de la république littéraire, elle devrait faire
une obligation aux biographes de faire le portrait seulement d’hommes
qui leur sont en partie similaires et congénères : on éviterait ainsi
une quantité de livres mous, médiocres et faux ».[3]
Or, avec l’ouvrage d’Apostolidès, nous nous trouvons face au paradigme même d’un mauvais travail, « mou, médiocre et faux », et je précise : mauvais dans l’intention, mauvais dans la méthode et donc très mauvais dans le résultat.
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