samedi 3 septembre 2011

Des dépotoirs pour les créances pourries

Toute personne possédant un tant soit peu de mémoire pourrait se demander où ont bien pu passer les masses de crédit à haut risque pour lesquelles, après le maelström financier de 2008, il fallait trouver une sépulture – la plus discrète possible. Une chose est sûre : elles n’ont pas été remboursées. Au contraire, l’immense dette fictive n’a cessé de gonfler, tant il est vrai que le jeu favori du secteur privé depuis des lustres consiste à faire semblant de croire qu’on remboursera les vieilles créances par de nouvelles, et les nouvelles par d’autres, encore à venir. D’un autre côté, du fait des sommes colossales que représentent ces fameux « actifs toxiques », il ne pouvait être question de les amortir en totalité (sinon, de façon purement cosmétique, en les dissimulant sous le tapis des écritures bancaires) : c’eût été provoquer, selon les propres termes des gourous de la finance, la « fusion du cœur »[2] du système financier international. Afin que les banques puissent néanmoins rééquilibrer leur bilan, on leur permit de se délester de leurs créances pourries. Cependant, on ne parle plus du tout de ces « bad banks »[3] qui, avec l’appui des garanties gouvernementales, ont eu la lourde tâche d’enrayer provisoirement la débâcle du « système bancaire fantôme »[4] consécutive à l’éclatement de la bulle immobilière.
Dans les milieux officiels, on fondait en effet de grands espoirs sur les garanties apportées par l’Etat : elles restaureraient bientôt un climat de « confiance » tel que des titres depuis longtemps sans valeur pourraient à nouveau se voir cotés à un prix qui ne soit pas totalement dérisoire. Un tel miracle n’était toutefois possible qu’à condition que le secteur de l’immobilier étasunien, d’où avait démarré l’onde de choc, opère un redressement spectaculaire. Il n’en a visiblement pas pris le chemin. Quant aux garanties étatiques, elles n’étaient pas davantage exigibles et il ne fallait surtout pas qu’elles le soient, sans quoi la « fusion du cœur », après un petit détour par le budget des Etats, aurait repris sans que plus rien ne puisse l’arrêter. Alors qu’a-t-on fait des déchets hautement toxiques du système financier ? En vérité, on a trouvé un site où les enfouir définitivement : les banques centrales. Oui, celles-là même qui aujourd’hui inondent le monde entier de dollars, d’euros, etc. – autant dire insufflent de l’oxygène dans les bronches d’une économie-monde cliniquement morte. Certes, elles n’en sont pas encore à jeter littéralement l’argent par les fenêtres, mais déjà elles en abreuvent les banques commerciales sous la forme de prêts, à des taux d’intérêts très bas, voire même nuls. Comme pour tout prêt, on demande aux banques des « garanties ». Mais quelle caution pourraient bien apporter nos banques en difficultés ? Leurs monceaux de créances toxiques, bien sûr. Que les banques centrales s’empressent de prendre en pension comme s’il s’agissait des joyaux de la couronne.
Il n’y a pas trois ans que les marchés financiers se sont effondrés, et voilà qu’à leur tour, épuisées par les mesures anticrise, les finances publiques d’un nombre croissant de pays se retrouvent asphyxiées. Il arrive aujourd’hui aux obligations d’Etat ce qui est arrivé aux titres de la finance privée. Une part toujours plus conséquente d’une dette déjà difficilement maîtrisable bascule dans une sorte de « budget fantôme »[5]. A l’instar de ce qui s’est passé pour le crédit hypothécaire, les emprunts d’Etat se transforment un à un en déchets toxiques. Mais cela n’empêchera pas les banques centrales de les accepter eux aussi avec gratitude. Les Asiatiques achètent-ils moins de bons du Trésor US ? Qu’à cela ne tienne, la Réserve fédérale américaine elle-même en réclame comme si elle était en état de manque. De la même façon, la crise de la dette souveraine européenne serait aujourd’hui beaucoup plus grave, en dépit de tous les plans de renflouement, si la BCE ne rachetait pas aux pays de l’Union frappés par la crise, d’importants volumes d’obligations depuis longtemps sans valeur. Ironie du sort, ce sont donc précisément les banques centrales, soi-disant bastions de la stabilité financière, qui font office de dépotoirs accueillant les déchets toxiques du système financier international. Pour ces actifs c’est la fin du voyage, car les banques centrales n’ont plus derrière elles aucune institution susceptible de les délester à leur tour de ce fardeau. La façade de normalité érigée à partir de 2008 s’avère en définitive une hasardeuse politique de création de monnaie s’appuyant, en guise de « garantie », sur un tas de créances pourries.
25 juillet 2011 
Robert Kurz est membre du groupe allemand Exit ! et l'un des théoriciens  de la mouvance de la critique de la valeur 
 
 
[1] Paru en allemand dans le quotidien Neues Deutschland du 25 juillet 2011. Version originale disponible en ligne à l’adresse : http://www.neues-deutschland.de/artikel/202814.giftmuelldeponien-des-kredits.html. (Ndt)
[2] En référence à la fusion du cœur d’une centrale nucléaire, phénomène aussi lourd de conséquences qu’impossible à maîtriser, survenu à Tchernobyl en 1986 et, partiellement, à Fukushima en 2011. (Ndt)
[3] Ou « structures de défaisance » : entités à financement public créées précisément pour racheter et concentrer les actifs toxiques, de façon à les isoler du reste du système financier. (Ndt)
[4] Schattenbanken-Systems, en anglais « shadow banking system », littéralement « système bancaire de l’ombre » mais on parle aussi de « système bancaire parallèle » : ensemble d’intermédiaires financiers du type fonds d’investissement, fonds monétaires, banques d’investissements, compagnies d’assurances, etc., dont le poids a démesurément grandi en particulier de 2000 à 2008. N’acceptant pas les dépôts bancaires classiques, ils ne sont pas soumis aux mêmes régulations, notamment en termes de garantie en fonds propres, et sont de ce fait susceptibles de prendre davantage de risques. (Ndt)
[5] Schattenhaushalte, littéralement « budget de l’ombre ». (Ndt)
D'autres textes sur ce site qui interprètent à partir de la critique de la valeur, à la fois les fondements de la crise de la civilisation capitaliste et le populisme anticapitaliste de gauche comme de droite qui sert aujourd'hui de critique mutilée :
 
- Crédit à mort (Anselm Jappe).
- Tous contre la finance ? (Anselm Jappe)
- Le dernier stade du capitalisme d'Etat (par Robert Kurz, 2008)
- Le vilain spéculateur (par Robert Kurz, 2003)

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