vendredi 2 septembre 2011

CONFÉRENCE DE HEINZ VON FOERSTER

(extrait)

 

La question de l'origine de l'univers est une de ces questions par essence indécidables personne n'était là pour y assister. De plus, cela apparaît clairement quand on pense aux nombreuses questions différentes qui sont données à cette question. Les uns disent qu'il y eut un acte créateur unique il y a quatre mille ou cinq mille ans, d'autres disent qu'il n'y a pas eu de début et qu'il n'y aura pas de fin, car l'univers est un système en équilibre dynamique perpétuel ; et puis il y a ceux qui soutiennent que l'univers est né dans un « Big bang » il y a dix ou vingt milliards d'années, Big bang dont on peut entendre les faibles restes grâce à de grandes antennes radio ; mais j'incline plutôt à croire le récit de Chuang Tseu, parce qu'il est le plus ancien et par conséquent le plus proche de l'événement. Il dit : « Les deux ne font rien; ce ne rien faire est dignité ; La terre ne fait rien ; ce ne rien faire est repos ; de l'union de ces deux ne rien faire naît toute action. Et toutes choses sont amenées à l'existence ». Je pourrais continuer sans fin avec d'autres exemples, car je ne vous ai pas encore dit ce que les Birmans, les Australiens, les Esquimaux, les Bushmen, les Ibos, etc., nous raconteraient sur leurs origines. En d'autres termes, dites moi comment l'univers est apparu, et je vous dirai qui vous êtes.
« Il n'y a que les questions qui sont par essence indécidables que nous pouvons trancher ». Pourquoi ? Simplement parce que les questions décidables sont déjà tranchées par le choix du cadre dans lequel elles sont posées, et par le choix des règles qui régissent le rapport entre ce que nous appelons « la question » et ce que nous pouvons prendre pour une « réponse ».
Dans certains cas, cela peut aller vite, dans d'autres, cela peut prendre un temps très, très long, mais en fin de compte nous arriverons, après une séquence d'étapes logiques contraignantes, a un résultat irréfutable : un Oui déterminé, ou un Non déterminé.
Mais nous ne sommes soumis à aucune contrainte, même pas à celle de la logique, lorsque nous choisissons dans des questions par essence indécidables. Il n'y a pas de nécessité, intérieure ou extérieure, qui nous force à donner une réponse ou une autre à de telles questions. Nous sommes libres. Le complément de la nécessité n'est pas le hasard, mais le choix. Nous pouvons choisir ce que nous voulons devenir par le choix que nous allons faire sur une question par essence indécidable. Voilà pour les bonnes nouvelles, comme disent les journalistes américains. Et maintenant, les mauvaises.
Avec cette liberté de choix, nous voilà à présent responsables du choix que nous allons faire, quel qu'il soit. Pour certains, celle liberté est un don du ciel. Pour d'autres, une telle responsabilité est un fardeau écrasant ; comment y échapper ? Comment l'éviter ? Comment le faire porter à quelqu'un d'autre ? Avec beaucoup d'ingéniosité et d'imagination, quantité de mécanismes ont été inventés grâce auxquels on peut passer à côté de cette terrible charge. Avec la hiérarchie, on a construit des institutions entières où il est impossible de localiser les responsabilités. Dans de tels systèmes, chacun peut dire : « On m'a dit de faire x ». Sur la scène politique, on entend de plus en plus la phrase de Ponce Pilate : « Je n'ai pas d'autre choix que x ». En d'autres termes : « Ne dites pas que je suis responsable, blâmez d'autres que moi ». Cette phrase remplace visiblement la suivante « Parmi les nombreux choix que j'avais, j'ai choisi de faire X ». J'ai fait allusion à l'objectivité plus haut, et j'en fais à nouveau mention ici comme procédé couramment usité pour éviter la responsabilité.
Comme vous vous en souvenez peut-être, l'objectivité exige que les propriétés de l'observateur n'entrent en aucun cas en ligne de compte dans la description de ses observations. Par celle suppression de ce qui fait l'essence de l'observation, c'est à dire les processus cognitifs, on réduit l'observateur à n'être qu'une machine à copier, et l'on a réussi à évacuer la notion de responsabilité.
Pourtant, Ponce Pilate, la hiérarchie, l'objectivité et les autres stratagèmes dérivent tous d'un choix qu'on a fait à propos de deux questions par essence indécidables. Voici ces deux questions décisives : « Suis-je à part de l'univers ? Si oui, alors quand j'observe, j'observe comme à travers le trou d'une serrure un univers en évolution », « Fais-je partie de l'univers ? Alors, à chacun de mes actes, je change à la fois moi-même, et l'univers ». Chaque fois que je réfléchis à celle alternative, je suis toujours aussi surpris par la profondeur de l'abîme qui sépare les deux mondes fondamentalement différents que peut engendrer un tel choix : soit me voir comme citoyen d'un univers indépendant de moi, dont je peux éventuellement découvrir les normes, les règles et les coutumes soit me voir comme participant à une entreprise dont nous inventons chaque jour les coutumes, les règles et les normes.
Quand je parle avec les gens qui ont soit décidé d'être des découvreurs, soit décidé d'être des inventeurs, je suis toujours frappé par le fait qu'aucun d'eux n'a conscience d'avoir pris un jour cette décision. De plus, mis au défi de pouvoir justifier leur position, ils construisent un cadre conceptuel qui, en fin de compte, est lui-même le résultat d'un choix fait sur une question par essence indécidable.
On dirait que je vous raconte un roman policier, mais sans vous dire qui est le gentil et qui est le méchant, qui est sain d'esprit et qui est fou, qui a raison et qui a tort. Puisque ce sont là des questions par essence indécidables, il revient à chacun de nous de prendre ces décisions et d'en assumer la responsabilité. Il y a un meurtrier. Je propose qu'il soit impossible de savoir s'il est ou était fou. Tout ce que nous savons, c'est ce que j'en dis, c'est ce que vous en dites, ou ce que l'expert en dit. Et moi, vous, l'expert, sommes responsables de ce que moi, vous, l'expert, disons de sa santé mentale ou de sa folie. Là encore, la question n'est pas « qui a raison et qui a tort ». Cela, c'est une question par essence indécidable. Le point important, ici, c'est la liberté ; la liberté de choix ; c'est ce dont parle José Ortega y Gasset : « L'homme n'a pas de nature, mais une histoire. L'homme n'est pas chose mais drame. Sa vie est quelque chose qu'il lui faut choisir, construire tout en avançant, et c'est dans ce choix et celle invention qu'il est humain. Chaque être humain est son propre romancier, et bien qu'il ait le choix d'être un écrivain original ou un plagiaire, il ne peut échapper à la nécessité de choisir. Il est condamné à être libre ».
La vérité n'est pas le problème. Le problème, c'est la confiance. Je compris le problème, c'est de comprendre le problème, c'est de comprendre le fait de comprendre ; le problème, c'est de prendre des décisions sur des questions par essence indécidables.
A ce moment apparut la Métaphysique et elle demanda à sa jeune sœur l'Éthique « Que me conseillerais-tu de rapporter à mes protégés, les métaphysiciens, qu'ils s'appellent ainsi ou non ? » et l'Éthique répondit « Dis leur qu'ils devraient toujours s'efforcer d'agir en sorte d'augmenter le nombre des choix possibles; oui, d'augmenter le nombre de choix possibles ».

Heinz von Foerster.

http://inventin.lautre.net

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