vendredi 4 mars 2011

La fin de l’utopie


NOUS PARTIRONS D’UNE BANALITÉ: toute forme du monde (Lebenswelt), toute transformation du milieu technique et du milieu naturel est une possibilité réelle qui a sa place, son topos, dans l’histoire. Nous pouvons aujourd’hui faire du monde un enfer – et nous en prenons le chemin. Nous pouvons aussi le transformer dans la direction opposée.
Cette fin de l’utopie, c’est-à-dire cette récusation des idées et des théories qui, dans l’histoire, se sont servies de l’utopie pour dénoncer certaines possibilités historico-sociales, peut être comprise encore comme « fin de l’histoire », en ce sens très précis que les nouvelles possibilités d’une société humaine et de son milieu ne peuvent plus être conçues comme le prolongement des anciennes, comme leur suite au sein de la même continuité historique : ces nouvelles possibilités supposent au contraire une rupture de la continuité historique, à savoir une différence qualitative entre la société libre et les sociétés asservies, différence qui permet, d’après Marx, de considérer toute l’histoire advenue à ce jour comme la préhistoire de l’humanité.
Toutefois, je crois que Marx lui-même était encore trop fixé à l’idée de la continuité du progrès, et que sa conception du socialisme aussi ne représente peut-être pas encore – ou ne représente plus – cette « négation déterminée » du capitalisme qu’elle devrait constituer. Aussi bien, l’idée de la fin de l’utopie implique la nécessité de mettre en discussion une nouvelle définition du socialisme, en demandant d’abord si la théorie marxiste du socialisme n’appartient pas à un stade de développement des forces productives désormais dépassé. Cela apparaît clairement, à mon avis, dans la fameuse distinction établie entre le règne de la liberté et le règne de la nécessité. Du moment que le règne de la liberté ne peut être pensé et ne peut exister qu’au-delà du règne de la nécessité, cela implique que le règne de la nécessité demeure le règne de la nécessité, au sens du travail aliéné.
Par conséquent, Marx le dit lui-même, tout ce qui peut intervenir dans ce domaine – rationalisation, réduction du travail – reste travail non libre à l’intérieur du règne de la nécessité qu’il contribue à prolonger. Je crois pour ma part qu’une des possibilités nouvelles signalant la différence qualitative entre la société libre et la société non libre consiste précisément à laisser affleurer le règne de la liberté dans le règne de la nécessité, à le manifester dans le travail et pas seulement au-delà du travail (nécessaire). Pour formuler de façon provocante cette idée spéculative, je dirai qu’il faut envisager le chemin du socialisme allant de la science à l’utopie et non seulement, comme le pensait Engels, de l’utopie à la science.
L’utopie est un concept historique. Elle qualifie des projets de transformation sociale qu’on tient pour impossibles. Impossibles pour quelles raisons ? Généralement, quand on parle d’utopie, on entend l’impossibilité de réaliser le projet d’une nouvelle société, parce que les facteurs subjectifs et objectifs d’une situation sociale donnée s’opposent à sa modification – on dit alors que la situation n’est pas mûre. Exemples : les projets communistes pendant la Révolution française. Ou peut-être aujourd’hui : le socialisme dans les pays capitalistes avancés. Ce sont là deux exemples d’une absence réelle ou supposée des facteurs subjectifs et objectifs qui rend impossible la réalisation du projet.
On peut également tenir pour irréalisable le projet d’une transformation sociale quand il contredit certaines lois scientifiques, des lois biologiques, physiques, etc. ; par exemple l’idée très ancienne d’une éternelle jeunesse ou l’idée d’un retour à un âge d’or supposé. Je crois qu’on ne peut proprement parler d’utopie que dans ce sens, c’est-à-dire quand un projet de transformation sociale contredit des lois scientifiques réellement constatées et constatables. Seul un tel projet est utopique au sens strict, c’est-à-dire extra-historique, encore que cet « extra-historique » ait sa limite historique.
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HERBERT MARCUSE
 

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