jeudi 27 janvier 2011

Réponse à une crevure italienne

 Une réponse de Fred Vargas à Tabucchi :

La recherche de la vérité, c’est déjà révolutionnaire, n’est-ce pas?
et ce qui se passe autour de Battisti est un grand révélateur de cette distorsion de la réalité perçue par cette classe politique italienne, de gouvernement, compromise au capital.
Antoine Peyroche.
Un peuple qui supporte une telle justice mérite son Berlusconi ...
Ceux qui soutiennent Cesare Battisti souhaitent mettre au jour la vérité
Il est bien dommage évidemment qu’Antonio Tabucchi, qui veut que "la vérité historique voie le jour", livre au journal Le Monde (édition du 16-17 janvier) un texte truffé d’erreurs. Et il est bien gênant que Tabucchi, avant d’aborder avec tant de haine le "cas Battisti", ne se demande pas, d’abord, pourquoi et comment il s’est formé un "cas Battisti", véhiculant tant de fureur destructrice, à partir d’un homme que nul ne connaissait avant 2004, pas plus en Italie qu’en France.
Passons sur la sempiternelle attaque contre les intellectuels français qui ne seraient que des ignares, doublés de romantiques égarés dans la défense de crimes sanglants de l’extrême gauche. Mais insistons sur le fait que Tabucchi aime à penser que les défenseurs de Cesare Battisti approuvent nécessairement le recours à la lutte armée. Non pas.
L’antipathie - le mot est faible - de Bernard-Henry Lévy pour ce type d’action est de notoriété publique. Ainsi en va-t-il de moi-même. Tabucchi - qui sait toutes choses - écrit que je me rends au Brésil pour "suivre mon héros". Sic. Non, Monsieur Tabucchi, Cesare Battisti n’est pas "mon héros" ni celui de quiconque et surtout pas de lui-même. Héros ? Battisti n’a joué aucun rôle important durant les années de plomb, il ne fut jamais un chef, il était un inconnu et demeura un inconnu quand, plus tard, il vécut modestement de sa plume en France. Vous osez écrire que je développe au Brésil mon "oeuvre de conviction". Je n’ai pas de convictions, Monsieur Tabucchi, mais j’ai des connaissances, celles-là même que vous déniez aux intellectuels quand ils sont français.
Mais nous poursuivons le même but, puisque vous clamez votre désir que la vérité historique voie le jour. Moi de même, qui suis archéologue et historienne. Soyez tout de même prudent dans l’expression de ce désir : car, quand cette vérité verra en effet le jour, il se peut que vous soyez embarrassé d’avoir, avec des milliers d’autres, hurlé avec les loups et condamné Cesare Battisti sans rien savoir de la réalité de ses actes.
Cette "réalité" - la vôtre -, vous la tenez de trois sources : de la presse, des procès collectifs qui le condamnèrent en son absence, procès qui, affirmez-vous, "se sont déroulés avec les meilleures garanties", et de votre admiration pour le magistrat Armando Spataro. Trois sources auxquelles mieux vaut ne pas s’abreuver les yeux fermés même si, en effet, Spataro fut un pourfendeur de la Mafia. Ce qui ne l’empêcha pas de couvrir les illégalités et les déviances des procès qu’il instruisit pendant les années de plomb.
J’espère que vous savez que les deux avocats choisis par Battisti furent ensuite emprisonnés ; que vous savez qu’il y eut de nombreux cas de torture dans les phases d’instruction des procès ; ainsi de Sisinnio Bitti, qui fut horriblement torturé et qui revint voir le magistrat Spataro un an après pour s’en plaindre ; plainte classée sans suite par ce magistrat...
Vous écrivez que Battisti absent fut assisté d’avocats dont il a "amplement profité". Heureusement pour la sauvegarde de la vérité historique que certains enquêtent sérieusement là où d’autres ne veulent rien entendre : oui, Battisti fut en effet "représenté" par deux avocats, grâce à trois mandats, deux de 1982, un de 1990. Trois mandats que j’ai tenu à examiner (pas vous ?), trouvant très étrange (pas vous ?) que Battisti envoie des mandats pour des procès dont il ne connut l’existence que huit années plus tard. Ces trois mandats sont des faux, si patents qu’un enfant s’en rendrait compte.
Je les tiens à votre disposition. Mais le magistrat Spataro n’a pas souhaité récuser ces faux. Ces pièces à conviction sont au cas Battisti ce qu’est le fameux "bordereau bleu" à l’affaire Dreyfus : explosifs. A eux seuls, ils entachent les procès tout entiers de nullité et peuvent faire casser la condamnation. A eux seuls, ils prouvent la manipulation qui fut faite de Battisti, l’absent, par les repentis appelés à "témoigner", par les avocats sous pression et par le magistrat instructeur. Explosifs et voici sans doute pourquoi, depuis des années, je ne parviens à les publier nulle part.
Rappelons au moins qu’il n’exista pas de preuve matérielle contre Battisti ni de témoin oculaire digne de ce nom. Que seule la "parole" des repentis a accusé Battisti absent, leur apportant en échange de considérables réductions de peine. Un jeu qui en vaut la chandelle. Particulièrement pour Pietro Mutti, le chef du groupe des PAC (Prolétaires armés pour le communisme), qui accusa systématiquement Battisti - simple membre du groupe - de tous les forfaits de son organisation.
D’avoir tué Santoro par exemple (l’avez-vous vu faire, Monsieur Tabucchi, pour oser écrire que Battisti "abattit ses victimes d’un coup de revolver dans la nuque" ?). Savez-vous que les enquêtes de la police italienne accusaient Mutti de ce meurtre ? Savez-vous que Mutti en accusa Battisti à sa place et qu’il mentit également en donnant le nom de la femme complice ? Qui dut être ensuite innocentée ? Savez-vous, concernant le second meurtre dont Battisti fut accusé, que l’arme appartenait à l’homme qui avait antérieurement tiré sur Torregiani ? Que l’agresseur était un homme beaucoup plus grand que Battisti ? Mais il serait trop long de reprendre tous les détails des affaires qui aboutissent à des dossiers vides de charges réelles.
Quelques petites rectifications néanmoins dans votre si assuré savoir : non, Battisti n’était pas un délinquant avant d’entrer dans les PAC. Non, son évasion de prison ne date pas de sa première détention. C’est en 1981 que Battisti s’évada de la prison de Frosinone, où il était condamné à douze ans pour port d’armes et actes de subversion. Mais pas pour homicides. Il est curieux que personne ne souhaite jamais évoquer ce premier procès, au cours duquel Battisti ne fut accusé d’aucun des meurtres commis par les PAC.
C’est seulement en 1982, avec l’arrestation des chefs et autres membres des PAC, que tout bascula et que les anciens camarades, hier encore armés, se mirent à se "repentir" et à accuser le jeune homme absent avec un bel ensemble. Rien de tout cela ne vous a jamais paru étrange ? Dérangeant ? Quant à votre accusation selon laquelle le Grand Battisti "vendrait tout ce qu’il sait sur le terrorisme international", elle ne prêterait qu’à une franche explosion de rire si cette délirante chasse à l’homme n’était pas si tragique.
Et, puisque vous tenez tant au surgissement de cette vérité historique, travaillez, prenez de la peine, Monsieur Tabucchi, comme nous l’avons fait, ici, en France, mais aussi avec l’aide précieuse de nos amis italiens vigilants. Et, si vous en avez le courage, partez pour le Brésil et rencontrez Cesare Battisti. Ainsi verrez-vous de vos yeux ce que fait à un homme un lynchage généralisé, aveugle, mensonger, et singulièrement féroce.
Fred Vargas, chercheuse au CNRS en archéologie et écrivaine

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