Le monde au sein duquel nous ne cessons de nous référer à un temps abstrait qui s'amenuise est dicté par les intérêts. Intérêts des individus qui s'y croisent sans ne rien partager qui ne paraisse vraiment important que ce qui peut être à même d'alimenter ces intérêts. Chaque rencontre avec l'autre est perçu comme un moment potentiellement valorisant. Valoriser la marchandise que nous sommes devenus dans ce monde capitaliste, voilà ce qui nous pousse à faire le choix, le bon choix, en chaque occasion qui nous ai donné de pouvoir le faire. Nous sommes ainsi placés dans une quête perpétuelle d'avantages, de chances, d'opportunités supposés nous garantir la sécurité, l'employabilité, l'illusoire indépendance qui devient telle la carotte reculant inexorablement à chaque pas de l'âne. Nous sommes ainsi individuellement situés, tels des Robinson, au sein de nos bulles d'intérêts à courir à la recherche de ce qui nous procurera l'assurance de pouvoir poursuivre nos aventures solitaires menant à nul part. De ces attitudes, la compétition en est le moteur. Seule l'accession à une certaine forme de domination, fruit d'une compétition assumée et remportée, serait à même d'amoindrir l'angoisse due à l'effacement du commun et de ses éléments intégrateurs (entre-aide, solidarité, compassion, etc).
La recherche exclusive d'intérêts immédiats et égoïstes va à l'encontre de tous sens qui seraient ceux d'une société humaine normalement constituée. Mais qu'importe, pourvu que l'individu-marchandise poursuive sa quête de valorisation. Aussi aveugle et automate que le moteur de la civilisation qui l'a généré, cet individu, dans sa lutte perpétuelle contre tous(tes) afin d'accroitre toujours d'avantage l'illusion d'une maitrise de sa vie parcellarisée et précarisée, se fait être de raison. Mais de quelle raison ? D'une raison qui s'accorde avec le raisonnable ; d'une raison qui s'harmonise avec l'inéluctable. A ce sentiment qui nous enjoint de suivre impérativement le cours du monde-marchandise, réalité d'une abstraction totalisante et totalitaire, nous répondons par la logique implacable d'une raison démentiellement irraisonnée. Marche ou crève, balaye de ta route ceux et celles qui te coûtent ! Malheur aux faibles et aux vaincus … La raison de l'individu devient pouvoir de l'impuissance, abdication face à la loi de la jungle. Seule compte alors la norme à laquelle se soumettre est devenu la nécessité d'une survie commanditée.
L'autre est l'adversaire, le concurrent et conséquemment le différent, l'étranger. Et paradoxalement il apparaît que s'il est possible de parler de but, ce soit celui d'atteindre un certain état de mimétisme par rapport à ceux/celles qui sont sensés matérialiser une certaine réussite dans la progression déshumanisée vers le nirvana consumériste. La norme découle de cet exemplarité positionnée de façon axiomatique sur les vainqueurs. La compétition ne peut exister qu'en tant qu'elle serve à départager les individus situés à un même stade de progrès social dans leur volonté aliéné de poursuivre l'ascension vers le toujours-plus, dans leur parcours onirique. La norme en devient alors le point de focalisation vers lequel la concurrence porte chacun à une déperdition de sa conscience humaine, à une illusion totale de vie. L'individu-automate se met au service du « Sujet-automate » ; la course folle du capitalisme et sa recherche robotisée et agonisante de sauver ce sur quoi repose sa triste existence, la valeur et le Capital réel, passe par nos soumissions totales à ses exigences ubuesques et morbides. Sacrifices inutiles pour un système-monde en perdition se lançant à « corps perdus » dans une logique inéluctable et aporétique : c'est que la recherche locale de profits n'engendre pas forcément l'augmentation souhaitée de plus-value, l'accumulation de richesses monétaires et de marchandises ne s'identifie pas toujours, et de moins en moins, à une augmentation quantitative de valeur, et donc à un accroissement du Capital réel. Et pourtant cet accroissement, immanent à la dynamique du capitalisme, est la condition même de sa propre survie.
Mais s'il faut des gagnants, ceux-ci ne peuvent atteindre le paroxysme prétendument libératoire à leur névrose qu'en stigmatisant les conséquences de leurs « réussites » : les perdants. La compassion, la commisération, le sentiment d'humanité est un handicap pour l'individu-compétiteur qui « avance » en s'éduquant pour le mépris devenu vertu. « Les barbares engendrés par la civilisation ont toujours été utilisés par celle-ci pour maintenir en vie sa propre nature barbare » Théodore W. Adorno
Chômeurs exhibés en épouvantails à salariés, soit-disant exclus en réalité inclus dans une dynamique marchande de la réinsertion, jeunes malléables et exploitables pour ceux qui participent à rendre de plus en plus obsolète le travail humain vivant, vieux et vieilles dont la seule dignité qui leur reste découle de leur capacité à remplir les usines-maisons-de-retraite, marché juteux exploitant la vieillesse tout comme ce monde profite de la mort dans les espaces interstitiels de la vie. Cette société, en produisant de la hiérarchisation, engendre une classification de la population humaine massifiée composée d'individus-objets en fonction de leurs utilités inclusives au sein du monde de la barbarie économiste. Chaque classe, comme chaque corps, trouve son mode de gestion institué par la logique infernale et totalitaire des fonctionnaires du Capital. C'est désormais la vie même qu'ils leur faut contrôler, gérer, rationaliser. C'est au travers de sa soumission aux règles immuables et hyper-rationalisées du marché mondialisé que le capitalisme dans sa logique folle, se doit de poursuivre sa quête insensée mais inéluctable de croissance. Le contrôle des corps et des esprits par la compétition généralisée est pour lui une nécessité immanente, aboutissement d'une course sans sens et sans but, une fin de l'Histoire qui n'en finit pas de finir. Il est devenu l'impératif d'un système qui ne peut qu'aller jusqu'au bout de sa « raison » irrationnelle de marchandisation de l'ensemble de ce qui est ; y comprit des êtres auxquels il a pu servir d'alibi dans une quête insensée de pouvoir et de prestige. Nul n'échappe à son appétit insatiable si ce n'est par un procès de conscientisation visant à toucher les fondements de nos croyances et de nos comportements.
La nécessité d'un contrôle panoptique sur le corps-esprit objectivé, extériorisation du corps-esprit vivant et considéré comme imperfectible , c'est à dire l'obsolescence de celui-ci en ce qu'il contient de sensibilité, de subjectivité, d'imprévisibilité, tout comme l'impératif de la guerre permanente de tous contre tous, sont à ce point intériorisés en chaque individu qu'ils mènent le cours de la pensée mécanisée vers la solitude au cœur des masses. L'esprit grégaire commande cette pensée en puisant paradoxalement sa force dans l'esprit de concurrence qui élabore l'individu et l'accompagne indéfiniment dans sa quête pathétique de sens. C'est la vie qui se trouve être ainsi la victime d'un double d'elle-même occupant sa place et introduisant une genèse morbide d'entités auto-destructrices au sein du monde déjà mort-vivant. L'exploitation marchande d'identifications classificatoires et de leurs comportements névrotiques apporte au système capitaliste, en dé-socialisant toujours davantage, le moyen du pouvoir absolu mais à terme illusoire car anthropophage.
Chacun devient précaire dans cette course effrénée vers la performance imposée menant irrémédiablement dans la gueule ouverte du système-monstre qui se repait de la vie et de sa dynamique immanente ; les individus tournent en rond en croyant avancer et se laissent déposséder de leur force vitale dans le cycle infernal de la valorisation par la mutation déjà ancienne des activités sociales et productives en travail producteur de valeur. Mais le culte de la compétition sur lequel repose désormais celui-ci engendre un nouvel ordre de la domination présenté comme naturel car conforme à la « non-pensée » scientifique darwinienne. Le monde de la barbarie concurrentiel serait donc issue en droite ligne d'un ordre naturel de la sélection entre les espèces et au sein des espèces. Le capitalisme, dans sa quête de rationalisation et de marchandisation généralisée, vire de bord afin d'éviter les écueils (les limites) de l'économie mixte et fonce droit sur la côte abrupte du sacrifice propitiatoire, de l'offrande au martyre de la vie.
L'autre, le concurrent, l'étranger est la proie des individus-prédateurs, adeptes de la performance et de sa mesure, ayant abandonnés leur humanité pour d'illusoires promesses de réussites sociales. Mais c'est eux-même qu'ils mangent car le système-monde capitaliste moderne exige d'eux ce sacrifice suprême. Sacrifice fait pour soi, pour valoriser la vie en soi. Mais non pas réalisation de soi pour la vie en elle-même.
En réalité, la domination au sein du capitalisme moderne, même si elle s'exprime au travers de cette nouvelle espèce nommée « winners », est un fait autonome et historique qui englobe et englouti la société et l'ensemble des rapports sociaux dans les marécages glauques du ressentiment et de l'envie mimétique qu'elle contribue grandement à produire. Le contrôle sur nos vies, puis sur la vie, opéré par ce mécanisme aveugle de la hiérarchisation qu'est ce système-monstre éminemment utilitariste, téléguide chaque individu-pion par le biais de la raison économique moderne et techno-scientifique et de ses excroissances que sont la compétition, le sport, la publicité, les médias, le progrès. Il fait de chaque être humain, selon le rôle plus ou moins enviable qu'il lui assigne, et derrière l'illusion du libre choix, un colporteur inconscient de sa démesure auto-destructrice. Ce contrôle totalitaire est le nouveau capitalisme même qui en est venu à marchandiser la vie en dernier recours et peut-être comme ultime aboutissement de sa folie démentielle. Une nouvelle limite s'ouvre alors à lui, incluse dans la vie des êtres humains eux-même ; elle peut être en mesure de s'exprimer comme toute résistance à une robotisation de nos propres existences.
Au sein de cet univers engendré d'hommes-machines , le réflexe de sélection « naturelle » serait le garant de nos « survies augmentées » (Guy Debord), du droit d'accéder à la normalité d'une (sur)vie artificialisée étendue aux marchandises définissant une identité du paraitre, et de conserver celle-ci comme la marque d'une soumission accomplie et justement récompensée. Le travail sous toutes ses possibilités de métamorphoses (tout devient valorisable à des fins de profits, y compris nos corps cannibalisés) est le moteur du capitalisme entrainant le monde-marchandise dans l'illusion thanatique d'une perfection performante de la vie. Ces métamorphoses, tout comme les limites qu'elle induisent, contribuent à faire de la société capitaliste un mort-vivant engloutissant la substance qui en est son support.
novembre 2010
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