mardi 23 novembre 2010

Valeur du Travail

L'article « Travail (valeur du) » de Gérard Briche membre des groupes allemands Krisis et Exit ! paru dans le n°33 (octobre 2010) de la revue française Lignes qui avait pour thème un « dictionnaire critique du sarkozysme ». Les 5000 signes qui étaient le cadre pour chaque article proposé par la revue ne permettant pas de déployer l'ensemble de la critique radicale du travail, on peut aussi se reporter pour en découvrir plus aux textes en lien tout en bas de cette page et qui forment une longue introduction à la mouvance de la critique de la valeur (wertkritik).    

L’éloge de la valeur du travail, récurrent dans le discours sarkozyste[1], même s’il n’en est pas le promoteur[2], procède de confusions soigneusement entretenues sur ce qu’est une valeur, et ce qu’est un travail. Le fait que ces termes soient repris sans critique par la « droite de gauche », pour reprendre l’heureuse expression de Francis Marmande[3], ne fait que rendre plus évidente que cette « gauche » n’est qu’une variante de la « droite de droite ».

Confusion entre le vocabulaire éthique et le vocabulaire économique
 
En affirmant qu’il faut « redonner de la valeur » au travail, le discours sarkozyste met en place une confusion entre le vocabulaire éthique et le vocabulaire économique. En effet, il suggère que la « valeur travail » dépend d’une attitude. Quelle est la valeur que l’on donne au travail ? quel est l’intérêt que l’on trouve au travail ? Cela évite de poser deux questions plus pertinentes mais plus gênantes : quelle est la valeur que produit le travail ? quelle est la juste rétribution du travail fourni ?
 
Des expressions comme : « Ça a le mérite d’être fait », ou « Il ne faut pas rester à ne rien faire »  ont en commun de se référer à « celui qui fait », et de rester générales. Il s’agit bien de propositions éthiques, qui n’évoquent ni la nature du travail fourni, ni son résultat. 
 
C’est en présentant le travail ainsi, sans faire de lien avec sa réalité pratique, qu’on peut aujourd’hui, d’une part de légitimer des formules politiques du genre : « Il n’y a pas de petit boulot. » (quoi que rapporte ce « boulot »), et d’autre part de perpétuer le scandale économique que constituent les rémunérations indécentes dont bénéficie tel ou tel personnage (quels que soient les résultats qu’il obtient).
 
Toute activité n’est pas un travail
 
En parlant du « travail » et de la « valeur travail » sans plus de précision, le discours sarkozyste exploite les pseudo-évidences idéologiques qui confortent le consensus de l’ordre établi. En effet, la notion généralisante même de « travail » n’a pas de validité transhistorique. Elle est récente, et elle est liée à la société capitaliste-marchande.
 
Bien évidemment, il y a dans toute société  des activités par lesquelles les hommes produisent ce dont ils ont besoin, et que la nature ne dispense pas spontanément. Mais ce n’est que dans les sociétés modernes que l’ensemble des activités humaines est subsumée sous la catégorie de « travail ». Jusqu’au XVIII° siècle, on ne voyait aucun point commun entre des activités aussi diverses que labourer la terre, confectionner un repas, concevoir le plan d’une maison, gouverner une ville ou méditer un problème philosophique. Le terme général de « travail » n’existait pas, et dans le meilleur des cas, on distinguait le groupe des activités engendrant une transformation matérielle (et méprisables), et le groupe des activités abstraites (et dignes). Ce n’est que dans le cadre de certaines croyances religieuses que cette distinction était récusée, et qu’une égale dignité était reconnue aux activités matérielles et aux activités abstraites. Ce qui constitua l’amorce de la constitution d’un concept général de « travail ».
 
Les discours lénifiants qui ne parlent aujourd’hui de travail que de manière abstraite sont les héritiers de ce discours idéologique au service de l’ordre établi. Il est logique que ce discours soit commun à l’ensemble de la « classe politique », Nicolas Sarkozy en tête.
 
En analysant le travail dans sa relation à ce qu’il produit comme richesse, Karl Marx a démontré que si le travailleur a du poids dans la société, ce n’est pas pour des raisons morales, mais parce que son travail crée de la valeur. Ce qui rompt avec tous les discours antérieurs et en particulier, avec le discours « moral » sur le travail. Si le travailleur est en position de réclamer, au minimum la justice dans la répartition des produits de son travail, et plus radicalement le pouvoir dans la société, c’est parce que son travail est source de richesse sociale.
 
Le travail est le moment d’un échange marchand
 
Le travail n’est pas une activité quelconque. C’est le moment où s’effectue un échange entre un salaire et une puissance de travail. Celle-ci est vendue comme marchandise parce que dans une société qui sépare le travailleur de ses moyens, elle n’a de valeur que pour la vente (valeur d’échange) contre un salaire. Mais pour celui qui l’achète, elle présente cette utilité (valeur d’usage) qu’une fois insérée dans un processus de production de marchandises, elle produit, sous forme de marchandises, davantage de valeur que son coût. Cette soumission à la forme marchandise définit le travail.
 
Le travail n’existe, et ne peut exister, que dans une société de production de marchandises. Telle est la signification ultime de la formule sarkozyste : redonner de la valeur au travail, cela ne peut signifier que redonner de la valeur à une société où les hommes sont réduits à des marchandises produisant d’autres marchandises.
 
Ce texte est un des articles du « Dictionnaire critique du sarkozysme », paru dans la revue française Lignes, n°33, octobre 2010.    

[1]Jean Véronis a fait le relevé statistique des occurrences de cette notion dans les discours de Sarkozy (sites.univ-provence.fr/veronis). Il a publié avec Louis-Jean Calvet Les mots de Nicolas Sarkozy (2008, Le Seuil). 
[2] Voir le film Attention, Danger Travail (2003) de Pierre Carles, Christophe Coello et Stéphane Goxe, où l’on voit Jean-Pierre Raffarin faire un éloge vibrant du travail à un congrès du MEDEF.
[3]Voir Francis Marmande, « La dérive des incontinents » in Lignes n°5 (février 1989), p. 39.

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