Normalement, on aurait dû en rester là. L’agitation aurait dû s’éteindre, petit à petit, en dépit de l’entêtement de quelques irréductibles. La fin du mouvement a bien été décrétée, chiffres à l’appui, dans les journaux. Et certaines directions syndicales l’affirment également : « la loi a été promulguée, nous avons perdu ». Pourtant, ce n’est pas ce qu’on sent, et ce n’est pas ce qu’on constate.
Les médias auront beau feindre d’ignorer ce qui se joue un peu partout sur le territoire, comme ils l’ont fait pendant la pénurie d’essence, le brouhaha des actions menées au quotidien se laisse encore percevoir. Le 1er novembre, une opération péage gratuit est menée à Bozulé dans le Calvados ; à Blanquefort, dans le Gers, c’est l’usine de pâtisseries du coin qui est bloquée – même chose à Montivilliers, en Haute-Savoie, pour le Auchan local. Des cibles se mettent à apparaître un peu partout, redessinant une nouvelle carte des luttes, et ce qui se joue dans une petite ville du Sud-Ouest devient également décisif, autant pour la ruse des bloqueurs ou la teneur singulière de la cible, que pour les nouvelles complicités qui s’initient à partir de là. Dès lors que les luttes ne dépendent plus exclusivement d’une organisation depuis les lieux de travail, ni d’une masse critique de grévistes, elles peuvent surgir de n’importe où, à la faveur d’une intuition et à l’initiative de 50 personnes motivées. Débarrassés de la tyrannie du chiffre, les grévistes peuvent se relayer ; on perd moins de fric et ça n’empêche pas de transformer les jours fériés en journées d’action : le 11 novembre dernier, l’armistice a été fêté par le blocage ou la perturbation d’une dizaine de centres commerciaux, de Lille à Bordeaux.
Depuis un mois, les règles ont changé : la statistique ne peut plus épuiser le réel et l’éternel refrain du retour à la normale sonne creux. Il ne s’agit plus d’être nombreux dans la rue mais d’être efficaces dans l’action de blocage ; il ne s’agit plus de répondre à l’appel des directions syndicales mais de s’organiser depuis là où l’on est, à partir des forces actuelles. Dans ces conditions, la fin dont on nous parle ne nous concerne pas, tout simplement parce qu’on ne joue plus le même jeu. Et parce que l’on commence à peine à éprouver l’efficacité immédiate et pratique des occupations ou des blocages, ou à mesurer la puissance des alliances improbables qui se nouent au détour d’un piquet. Un commencement plutôt qu’une fin, donc.
De façon diffuse, persistante, quelque chose du mouvement continue. Et cette permanence s’organise depuis des foyers de lutte, là où ceux et celles qui veulent encore en découdre sont restés soudés. Ça peut être un piquet d’irréductibles, un amphi occupé dans une fac, les locaux du comité d’entreprise... À Rennes, depuis trois semaines, une « maison de la grève » est ouverte dans des anciens locaux syndicaux, au milieu de la ville. Un « espace de convergence des luttes » est occupé également à Grenoble. Pour Lyon, les grévistes ont arraché un amphi sur le campus de l’université Lyon 2, à Bron. Chaque fois, ces espaces doivent permettre de retrouver le commun des piquets, pour que les rencontres initiées dans la rue ou au moment des blocages gagnent en consistance. Pour s’organiser aussi : coordonner les actions, en assurer la constance, se doter des moyens matériels pour renforcer notre capacité d’initiative (caisses de grève, cantines mobiles), penser stratégiquement, ensemble, le théâtre des hostilités. Et imaginer la suite.
En Guadeloupe, il y a deux ans, la révolte et les blocages avaient déjà pris une ampleur considérable. Et bloquer une île pendant deux mois, ça voulait dire s’assurer que tout le monde puisse manger à sa faim, aller directement voir les producteurs et s’arranger avec eux, collectiviser les récoltes. Autant de gestes qu’une pénurie d’essence tenace ou l’occupation systématique des plates-formes logistiques nous contraindraient à réapprendre. Se donner les moyens de durer, ce n’est pas seulement tenir des lieux, des bastions de résistances, c’est aussi assurer que ces lieux prennent de l’ampleur, de la profondeur, qu’ils ne se définissent pas seulement sur le terrain de la lutte mais également sur celui d’un quotidien renouvelé. Une crèche pour laisser les enfants pendant le blocage et une équipe qui se charge pendant ce temps de faire à manger pour tout le monde. Un camion qui tourne à l’huile au cas où, une batterie de cuisine, des couverts pour 100 personnes, et une sono à faire brailler le soir. Autrement dit, se préparer sérieusement à se passer de l’économie.
Les grévistes des raffineries et de la SNCF ont souvent repris le travail avec l’impression d’avoir été lâchés par les « autres secteurs », avec le sentiment d’être restés isolés. Pourtant au moment même où ils suspendaient le mouvement, d’un peu partout, des gens s’organisaient pour bloquer et prendre l’initiative, localement. Si la situation induit un certain sentiment d’isolement, c’est en réalité parce que les formes canoniques de la mobilisation, avec leurs rassurants cortèges, ont cédé la place à une offensive plus diffuse. Et ce vide laissé par le Mouvement Social est une chance. L’émiettement du mouvement, c’est-à-dire la prolifération des initiatives, reste la meilleure promesse d’une fin durable et persistante de la solitude. Les directions syndicales ne donnent plus guère de consignes nationales ? Tant mieux. La perte de la centralité, de la verticalité du mouvement, implique une mise en communication des foyers, qu’ils s’agencent et se répondent, se renforcent et se donnent leurs propres rythmes, leurs propres perspectives de victoire.
Maintenant que nous n’avons plus à craindre la fin, nous avons tout notre temps.À propos des blocages voir suite sur: Rebelyon
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