Les Big Brother Awards ont décerné à Pièces et Main d’oeuvre leur "Prix Voltaire 2010" http://bigbrotherawards.eu.org. Voici le message que nous leur avons adressé à cette occasion, et que nous avons demandé à nos éditeurs de L’Echappée de lire lors de la cérémonie du 29 mai 2010.
aux Big Brother Awards, 29 mai 2010
Bonjour à tous,
Nous vous prions d’excuser notre absence. L’Espace autogéré de Lausanne nous a demandé de participer ce soir à une réunion de soutien à trois anarchistes arrêtés pour avoir, selon la police, tenté de faire sauter un laboratoire d’IBM à Zurich.
Nous ne pratiquons pas la critique à l’explosif mais nous ne sommes que trop heureux d’exposer à nos amis suisses comment International Business Machines travaille depuis ses origines à l’avènement de la société de contrainte ; sa collaboration avec l’appareil d’extermination nazi ; son rôle dans l’essor des nanotechnologies, notamment par la mise au point du Microscope à Effet Tunnel (MET) dans un de ses laboratoires de Zurich ; et aujourd’hui sa campagne pour « une planète intelligente », c’est-à-dire un projet de cyber-monde totalitaire, étalé à pleines pages dans Le Monde et des dizaines d’autres publications.
Nous avons donc confié à nos éditeurs de L’Echappée le soin de vous lire ce message, de nous représenter parmi vous, et peut-être de vous dire ce qu’il y a dans nos livres, et pourquoi ils ont jugé bon de nous publier.
Ainsi le jury des Big Brothers Awards a décidé de nous punir.
Dans « Terreur et Possession », notre enquête sur la police des populations à l’ère technologique, nous écrivions : « Voici sept ans qu’en France, et dans une quinzaine de pays, l’organisation Privacy International décerne chaque année ses Big Brother Awards, sur le modèle tant plagié des Oscars d’Hollywood. Outre que cette critique par la dérision a quelque chose de dérisoire, elle présente le vice de trivialiser l’ogre totalitaire, ridiculisé en croquemitaine de comédie, dont les constants et multiples broyages deviennent autant de gags. Cette promotion de BB en tête d’affiche, tel un moa de l’ïle de Pâques, en même temps qu’elle répète le cliché de l’idole du jour, réalise l’anticipation d’Orwell : Big Brother est sur tous les murs comme dans toutes les têtes. »
Jurés des Big Brother Awards,
Comme nous, vous jugez les prix dérisoires ; une parodie de prix représente une dérision au carré. Vous avez voulu en nous décernant ce Prix Voltaire, cette parodie de prix de la conscience critique, nous renvoyer la balle, nous mettre dans l’embarras, et finalement souligner notre échec, au bout d’une décennie d’activité.
Et vous avez eu raison.
Notre échec est patent dès l’abord que l’on a de nous. Depuis tantôt dix ans nous expliquons que nous ne sommes pas un collectif mais des individus politiques ; que nous refusons la bien-pensance grégaire, qui n’accorde de valeur qu’à une parole réputée « collective » ; que nous refusons ces agrégats où la paresse et l’incapacité se fondent dans l’anonymat du groupe – comme nous avons refusé de personnaliser notre action et de nous identifier autrement qu’aux anonymes, ceux qui n’ont jamais la parole. Dans le même mouvement nous avons expliqué que non seulement nous récusions l’expertise, cette ruse du système technicien pour dépolitiser les prises de décisions et déposséder les sociétaires de la société de leur compétence politique – mais que nous récusions aussi la contre-expertise - cette ruse du système technicien pour infiltrer et retourner les oppositions à la tyrannie technologique.
Or, depuis que vous nous avez décerné votre Prix Voltaire, nous avons eu la surprise de lire, ça et là, que nous étions « un collectif de contre-expertise », notamment opposé aux « dérives » des technologies. Visiblement, nous nous sommes mal exprimé depuis dix ans, et vous avez raison de mettre notre échec en relief.
« Mais, direz-vous, si ces mal embouchés de Pièces et Main d’œuvre ne s’opposent pas aux « dérives » des technologies, et s’ils refusent aussi bien la critique à l’explosif que la critique aux « gags », à quoi s’opposent-ils et comment ? »
En bref :
Nous considérons que la technologie – non pas ses « dérives »- est le fait majeur du capitalisme contemporain, de l’économie planétaire unifiée. La technologie est la continuation de la guerre, c’est-à-dire de la politique, par d’autres moyens. Si la police est l’organisation rationnelle de l’ordre public, et la guerre un acte de violence pour imposer notre volonté à autrui, cette rationalité et cette violence fusionnent et culminent dans la technologie, par d’autres moyens. La technologie, c’est le front principal de la guerre entre le pouvoir et les sans-pouvoir, celui qui commande les autres fronts. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas d’autres fronts, mais que chaque innovation sur le front de la technologie entraîne en cascade une dégradation du rapport de forces entre le pouvoir et les sans-pouvoir sur tous les autres fronts.
Quant à notre pratique, nous savons qu’on ne gagne pas toujours avec le nombre, mais qu’on ne gagne jamais sans lui, et moins encore contre lui. Nul à ce jour n’a trouvé d’autre moyen de transformer les idées en force matérielle, et la critique en actes, que la conviction du plus grand nombre. Nous soutenons que les idées sont décisives. Les idées ont des ailes et des conséquences. Une idée qui vole de cervelle en cervelle devient une force d’action irrésistible et transforme le rapport des forces. C’est d’abord une bataille d’idées que nous, sans-pouvoir, livrons au pouvoir, aussi devons-nous être d’abord des producteurs d’idées.
Pour produire des idées, nous, Pièces et Main d’œuvre, nous appuyons d’abord sur l’enquête critique, aliment et condition première, quoiqu’insuffisante, à toute action.
Si la critique fait feu de tout bois, ce bois c’est l’enquête qui l’amasse. Si nous avons semé quelques doutes, par exemple sur le bien fondé de la Commission nationale du débat public, c’est à force d’enquêtes, de harcèlement textuel, d’interventions aux pseudo-débats de ladite commission, aux côtés des amis qui se sont emparés de cette critique : à Strasbourg, Toulouse, Clermont-Ferrand, Lille, Lyon, Rennes, Marseille, Caen, Nantes, Montpellier, Paris – et Grenoble, bien sûr - où la contestation de la vidéosurveillance fait entendre ces jours-ci un joli cliquetis de verre et de caméras brisés.
Une critique dont on peut énoncer quelques lignes élémentaires. Anticiper. Contester à propos, avant coup plutôt qu’après coup – les nanotechnologies par exemple. Etre offensif plutôt que défensif. Faire la différence en se concentrant sur le point aveugle de la critique, plutôt que faire nombre en clabaudant en chœur des évidences. S’emparer des symptômes d’actualité pour remonter à la racine des maux. Instruire à charge, en laissant au système qui en a plus que les moyens, le soin de sa défense. Ne jamais dénoncer les malfaisances sans dénoncer les malfaiteurs. Ne jamais répondre à leurs attaques et manœuvres de diversion. Ne jamais lâcher le front des nécrotechnologies.
Ainsi formions-nous l’espoir qu’à Grenoble et ailleurs se multiplieraient les enquêteurs et les enquêtes, liant le local au global, le concret à l’abstrait, le passé au futur, le particulier au général, afin de battre en brèche la tyrannie technologique, et d’élaborer de technopole à technopole une connaissance et une résistance communes.
Sans doute avons-nous échoué.
Sans doute est-ce le sens de ce « Prix Voltaire » que vous nous avez railleusement décoché.
Et maintenant, il va nous falloir tirer les conséquences de cet échec. Merci de cette leçon. Nous l’acceptons comme toutes les leçons de l’expérience et de la réalité.
Salutations luddites.
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