dimanche 30 mai 2010

Moudjahidine de la valeur. Des bombes pour défendre le fétiche marchandise.

S'il fallait encore une preuve que la fin du XXe siècle coïncide avec la fin de l'histoire de la modernisation, le progressif déclin intellectuel de la gauche la fournirait. La conscience critique désespère de la critique parce qu'elle-même a toujours fait partie intégrante de ce monde du système moderne de production marchande qui se décompose sous nos yeux par poussées. Il n'y a plus de nouveau cycle de développement capitaliste qui pourrait encore une fois être investi de façon « progressiste ». Voilà pourquoi il tombe apparemment sous le sens, face à la menace d'anéantissement des bases qui fondent la marche des affaires, d'embrasser inconditionnellement le capitalisme. A chaque nouveau basculement provoqué par des développements et des événements catastrophiques, nous vivons une nouvelle débandade des restes de la gauche qui rejoignent les rangs des gardiens du système.      
 
Après les barbares attentats kamikazes contre les États-Unis, dans une communauté d'affliction pleurnicharde comme il n'y en a pas eu depuis des décennies qu'il pleut des bombes occidentales sur de vastes régions de la planète, tous – depuis le gouvernement rouge-vert déjà endurci par la guerre jusqu'aux publications hier encore d'extrême gauche – ont invoqué une civilisation bourgeoise à visage humain qui n'a jamais existé. Soudain, il devient obscène de parler de la terreur fondamentaliste de l'économie totalitaire. Qui explique les actes paranoïdes de New York et de Washington par la situation du système-monde capitaliste unifié est accusé de justifier ces actes. Les nouveaux sauveurs de la civilisation estiment qu'il faudrait maintenant mettre provisoirement de côté la critique du capitalisme et enfiler le casque lourd de l'Otan comme leurs divers prédecesseurs. A chaque génération ses bellicistes.
CD rayé 
Le modèle de cette interprétation idéologique du monde partagé à la fois par la gauche éclairée et la raison démocratique officielle, modèle usé jusqu'à l'insupportable, consiste à répéter toujours à nouveau 4, comme un CD rayé, la constellation de la Seconde Guerre mondiale. La chose est facile à expliquer. Contrairement à la Première Guerre mondiale, au cours de laquelle les États brigands de l'anticivilisation bourgeoise se sont livrés à une effroyable concurrence dans la boucherie sanguinaire, la lutte contre le sinistre empire des nazis fut le premier et unique cas où prendre position à l'intérieur de la concurrence capitaliste eut simultanément pour effet de mettre temporairement un frein à la pulsion de mort inhérente à la socialisation par la valeur. Ce fut la seule situation où il était nécessaire de lutter avec le capitalisme contre le capitalisme afin de sauver la simple possibilité de l'émancipation.
La raison bourgeoise, quant à elle, ne pouvait avoir conscience ni de cette constellation ni de sa singularité. Elle transforma idéologiquement les nazis en une monstruosité étrangère, irrationnelle et non capitaliste, ce qui fit apparaître par contraste « l'économie de marché et la démocratie » comme l'Empire du Bien dans la tradition des Lumières. Ce modèle a été réutilisé pour légitimer tous les grands conflits ultérieurs. D'après la conscience bourgeoise, l'histoire après 1945 se présenta comme une farce toujours plus pitoyable après la tragédie ; il ne s'agissait plus que de définir l’« Empire du Mal » extérieur à la démocratie et à la raison.
Dès lors que le bloc capitaliste d’État ne peut plus assumer ce rôle (puisqu’il a disparu), ce sont, dans la crise mondiale qui progresse depuis le début des années 1990, des figures toujours plus improbables qui ont endossé l’habit de Hitler pour légitimer le monde démocratique : d’abord, avec Saddam Hussein, un dictateur désarmé de la modernisation ; ensuite, avec Milosevic, le potentat de crise typique d’une économie nationale en décomposition ; avec Oussama Ben Laden, enfin, une figure mythifiée des structures de bandes et de sectes postpolitiques propres à la société-monde fondée, de façon purement négative, sur la valeur.
Si, dans la constellation réelle de la Seconde Guerre mondiale, la pensée bourgeoise était déjà incapable de comprendre que les nazis étaient les légitimes descendants de sa propre raison, face à des répétitions qui restent purement illusoires, comparer l’incomparable de façon toujours plus forcée et ainsi relativiser les crimes commis par le national-socialisme.
L’ethnonationalisme et le fanatisme religieux dans les régions socio-économiquement ravagées par le marché mondial ne sont pas la même chose que la vision antisémite du monde et la théorie raciale des nazis ; les sociétés d’effondrement disloquées de la périphérie ne présentent pas les mêmes bases que la société mise au pas d’une puissance du centre capitaliste aspirant à la domination mondiale et ayant les moyens d’y parvenir ; et les aventures militaires d’un régime ensauvagé issu d’une « modernisation de rattrapage » ratée ou même les attentats suicides de sectes religieuses et autres aberrations nés des rapports fétichistes mondiaux n’ont pas la même qualité que l’agression générale contre l’humanité menée par l’Allemagne nazie, une puissance industrielle mondiale surarmée.
Ce texte qui date de 2001/2005 doit se comprendre comme un règlement de compte avec la "Gauche Anti-Allemande Belliciste" une spécialité locale.
Titre original : « Muschadihin des Werts/Bomben für den Warenfetish : Die aufklärerische Linke im letzen Stadium der bürgerlichen Vernunft », Jungle World n° 42, octobre 2001), reproduit dans Critique de la Démocratie balistique. La gauche à l’épreuve des guerres d’ordre mondial, éd. Mille et une nuits, 2006.

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