mercredi 3 mars 2010

Prisons QHS

 Depuis les QHS

Voici très succinctement notre vie, notre mise à mort blanche. Des frustrations s’accrochent à nous. Qu’est-ce qu’une fleur, un rayon de soleil, un sourire, une odeur de femme ? C’est l’acheminement vers l’état zombie ou sanguinaire. Être carpette ou égorgeur, voilà notre avenir. On se regarde manger, respirer, marcher comme des scribes. C’est con, mais nous sentons qu’arrivera un jour où nous ressentirons sans pouvoir exprimer. Cette carapace dont nous nous servons pour être moins vulnérables est un cercle vicieux. Elle nous rend durs, mais au sens négatif, pour nous et nos proches. C’est une forme intermédiaire qui transparaît à la longue. Rien ne s’extériorise, l’esprit critique se détériore, les tentatives d’analyses tournent autour de l’individu. Donc renforcement de l’ego. Donc isolement lui interdisant tout renouvellement et mise en question après influence extérieure. Voilà le point important et grave : l’interdiction de filtrer l’esprit de toutes les particules nocives s’accumulant dans l’incarcération. Conséquences : ou action désespérée, ou une aliénation mentale du style paranoïaque ou schizophrénique. Des symptômes apparaissent et nous nous alarmons mutuellement, mais en l’état actuel nous ne pouvons rien pour le voisin et pour nous-mêmes. Nous voulons que ce temps ne soit plus mort. En faire une autre école. Bref, que ces heures propices à la méditation et à l’analyse servent à se poser des questions et à tout faire pour y répondre. Ce que nous en baverons, nous nous en foutons. Mais qu’il n’y ait plus cette peur chez tout le monde. Ne pas craindre la remise en question matérielle et mentale. Notre équation est simple : souffrir = révolte = question = prise de conscience d’une certaine condition. Nous avons tous la même en fait. Aussi nous demandons de faire attention à ne pas collaborer, avaliser, ou cautionner par le silence.
Texte de Taleb Hadjadj et de François Besse. Mars 1977.
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Des QHS aux QI :

Entre l’été 1974 et l’été 1975, suite aux mutineries très importantes de 1974 (89 mouvements de révolte, 11 établissements partiellement ou complètement détruits), le gouvernement adopte une large réforme pénitentiaire : tout en améliorant les conditions de détention (autorisation de la presse, abandon du port du droguet, fin de la réglementation sur la coupe des cheveux…) Comme d’habitude, l’État prévoit un durcissement pour tous ceux qui seraient tentés par des actes de révolte ou de résistance : le décret du 26 mai 1975 institutionnalise les QHS (quartier de haute sécurité), les QSR (quartier de sécurité renforcée) et les QPGS (quartier de plus grande sécurité). Ce décret légalise le régime de Mende et des autres QHS : locaux réduits, aucun aménagement prévu pour le regroupement des prisonniers dans la journée, aucun local collectif, les prisonniers sont isolés de jour comme de nuit.
Toutes les mutineries depuis 1975 ont exigé la fermeture des QHS ; en février 1980 Taleb Hadjadj se suicide à Clairvaux après avoir dénoncé maintes fois l’existence de la torture blanche (« Tout ce que j’écris est dépressif, pensez-vous ? Mais non, je sais que cette terre est bourrée de potentialités. Je sais que, libre, je pourrais construire, innover et vivre heureux. Je sais que des gens vivent heureux, mais voilà… après 25 ans très, très pénibles, il me reste encore 14 ou 16 années encore plus dures, faites de cachot, d’isolement, de QHS. »). Roger Knobelspiess publie un livre, QHS, dans lequel il rend compte d’une déclaration de Bertrand Bertrand lors de son procès, juste avant qu’il ne mette fin à ses jours après avoir été condamné à 20 ans : « Aujourd’hui, je ne suis pas là pour me battre pour mon procès, mais contre les QHS. Mon avocat ne plaidera pas non plus. Il parlera de ces conditions de vie à l’intérieur. J’appelle, je hurle, je pleure, je mords, je deviens fou. J’espère que cette goutte d’eau qui va quand même me coûter des années pèsera dans la balance contre les QHS. » Les quelques mois qui ont suivi l’arrivée de la gôche au pouvoir ont connu aussi bon nombre de mouvements de prisonniers étonnés de ne voir aucun changement (Fresnes, Fleury, la Santé, Dieppe, Bois-d’Arcy). Finalement le 26 février 1982 la circulaire Badinter « abolit » les QHS. Tout comme l’abolition de la guillotine n’a pas supprimé dans les faits la peine de mort en France, celle des QHS s’est avérée être une réforme vide puisque les quartiers d’isolement sont venus remplacer ceux de haute sécurité, légalisant ainsi encore un peu plus la torture hygiénique.
Jean, Poissy, 1991 :
« Quand on me demande s’il y a une différence entre les QHS et les QI, je réponds ceci : ceux qui osent prétendre à la différence en considérant les QI comme un privilège sont tout simplement des hypocrites qui refusent de regarder la réalité en face et de ce fait font le jeu de la pénitentiaire dans une évolution factice, ce qui est extrêmement grave. Pour ma part, je laisse très volontiers le soin à ces rêveurs de rêver au bon vieux temps… Je refuse de me laisser dévorer par mon téléviseur et digérer par la Pénitentiaire. Je considère les tortures infligées aujourd’hui dans les prisons françaises très largement supérieures à celles infligées dans le passé. C’est la seule évolution qu’il m’a été donné de constater en 27 années de détention. Et les QI représentent l’une des principales tortures avec la longueur des peines, les peines de sûreté… C’est le piège de l’évolution de la technique de la torture, dans lequel, hélas, se laisse prendre un grand nombre de prisonniers et, à plus forte raison, le monde extérieur. Pris dans l’engrenage, la plupart des détenus n’ont même plus conscience de la situation et ne forment plus qu’un troupeau de vaches regardant passer le train de la vie et c’est là ce qu’il y a de plus pénible. Plongé dans cette torpeur pire encore que la mort, la souffrance elle-même disparaît et l’individu devient propriété perpétuelle totalement dépendant de la « justice » et de la pénitentiaire. Je ne puis tolérer une telle déchéance, ceux qui nous gardent ne sont autres que des tortionnaires et parfois des assassins et ceux d’entre nous qui refusent de se battre s’en font les complices. Force et détermination. »
Thierry, la Santé, 1991
« Je suis au QI de la Santé, ancien QHS ou QGPS rebaptisé pompeusement QI en 1981 avec l’arrivée de la gauche. Vous dire qu’en la forme il n’y a rien de changé, ni au niveau des structures, ni de l’encadrement et de l’ambiance, bien sûr la même odeur de mort, de haine, de violence, la non-vie. Ce qu’il faut savoir, c’est que n’importe quel motif peut justifier un placement au QI : la Pénitentiaire répond aux gestes même pacifiques de protestation par une violence terrible, aveugle et sans limites, mais aussi plus sournoise et insidieuse, saper ce qu’il reste d’énergie et de combativité. Tous les moyens sont bons tant qu’ils ne brisent pas physiquement. Et les QI, ces mesures dites exceptionnelles, ne sont pas réservées aux “terroristes”. Je ne suis pas le seul droit commun qui peuple ces cul-de-basse-fosse, j’en connais des dizaines. Alors mec, arrête de te cacher derrière ton ombre. Tu es concerné au même titre que tout le monde. Tu es dans cette galère et si demain tu bouges, à toi aussi ils te réservent leur traitement de choc. Oublie une seconde ta télé et ton petit confort minable. La réalité, c’est cette crasse, cette misère, la gueule du maton au réveil, ces bruits de clés et de pas, ces claquements de portes et de gueules, ce sont les barreaux et les murs, c’est aussi ton impuissance et ta rage, mais aussi tes peurs et tes craintes. »
Les mouvements entre 1982 et 1991 ont presque toujours inscrit la fermeture des quartiers d’isolement dans leur plate-forme de revendications ; la circulaire du 22 juillet 1991 tente de réglementer un peu plus la mise à l’isolement « les conditions dans lesquelles les détenus sont placés, l’isolement et la durée parfois très longue de ces mesures sont régulièrement sources de difficultés tant sur le plan réglementaire que sur le plan humain ». Effet d’annonce encore une fois, puisque les mesures d’isolement, lorsqu’elles ne sont pas demandées par les détenus, sont laissées à la libre appréciation des directeurs de prison : « Ces mesures ne doivent être prises que lorsque des raisons sérieuses et des éléments objectifs concordants permettent de redouter des risques d’incidents graves de la part de certains détenus déterminés. » Le directeur est simplement tenu d’en aviser son supérieur hiérarchique (la direction régionale), d’avoir reçu l’avis du médecin. Il est aussi rappelé que le détenu placé sous le régime de l’isolement est soumis au régime ordinaire de détention et que donc il doit bénéficier de toutes les facilités que ce régime offre… sous réserve que ce dernier n’implique pas de contact avec l’ensemble de la détention ! Quand on connaît la lourdeur que représente chaque petit déplacement en prison et le peu d’activités offertes en détention normale surtout dans les maisons d’arrêt qui comprennent toutes un quartier d’isolement, on peut affirmer sans aucune réserve que les seules occupations dont peuvent bénéficier les isolés sont la télévision, la radio et la cantine, en cellule. Fin 1998, une nouvelle série de petites modifications finit de légaliser ce qui est monnaie courante, histoire de se conformer aux normes européennes : c’est toujours le directeur qui prononce la mise à l’isolement mais il est tenu de motiver sa décision par écrit et d’en informer le détenu, grande victoire ! Au-delà d’un an d’isolement, il tombe sous la compétence du garde des Sceaux : cela n’a jamais empêché des prisonniers de rester des années durant sous ce régime puisque, dans les faits il est reconductible ad vitam. Enfin, le contrôle du médecin, s’il est plus fréquent, est devenu facultatif, surtout depuis que le corps médical ne dépend plus du ministère de la Justice ; de surcroît, quand un médecin devient trop insistant sur les effets néfastes d’une mise à l’isolement, il suffit de transférer le prisonnier… Toutefois, le prisonnier pourra téléphoner, mesure dont sont privés les isolés en maison d’arrêt, le directeur devra également aménager une salle de sport, ainsi qu’autoriser les promenades à plusieurs. Le dernier projet de loi pénitentiaire, encore à l’étude, ne propose aucun changement par rapport aux dispositions de 1998. 
Michel Vaujour, juillet 1989 :
« Il y a ce poids énorme des jours à passer, vides, idiots, n’allant que vers un jour semblable… Il y a que tu ne peux plus réfléchir, tout s’embrouille. Tout devient confus dans ta tête, tu as l’impression d’avoir le cerveau engourdi. Alors tu restes le regard dans le vide, à chercher… à quoi tu voulais réfléchir… c’est vide dans ta tête. Un travail intellectuel quelconque qu’autrefois tu aurais mené en deux ou trois heures, il te faut des jours et des jours désormais, quand c’est encore possible, quand un reste de lucidité t’en dit encore la nécessité.
Et puis tu vois, tu ressens, tu réalises encore ta lente dégradation tant psychique qu’intellectuelle ou que physique et ça te rend, par excès, fou de rage glacée. Aujourd'hui je déconnecte de plus en plus, et de manière de plus en plus fréquente ; parfois des états bizarres me prennent à moi-même durant plusieurs jours. Je puis aller très bien à 1 h de l’après-midi, et à 1 h 30 être passé au plus noir sans raison particulière à ce changement. Je passe de phases euphoriques à des phase
sinistres délirantes, sans guère de cesse, sans arrêt, sans arrêt…
Fraternité à ceux qui refusent. »
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                                     LES QHS (extrait du journal du CAP N°40)
                                    
   Ils sont réservés aux détenus jugés « dangereux » . Que se passe-t-il dans
ces QHS ? La « torture blanche ». Dans le style dramatique et pathétique qui
n’appartient qu’à lui (et à Roland Agret), Roger Knobelspiess la décrit ainsi en
1978 dans une lettre ouverte au président de la cour d’assises de Paris :
   Si, Monsieur le Président, on torture en France. En QHS, c’est l’accélération de
   la déchéance, la dégradation de l’individu par petites doses, petites doses
   mortelles, vrai supplice, supplice lent [...] par des moyens feutrés [...] Ici, il ne
   subsiste plus rien, plus rien, plus RIEN. C’est froid, c’est calme, c’est glacé,
   c’est bétonné comme la morgue [...] Pas de traces de sévices indignantes [sic],
   seul critère reconnu par vous comme inhumain ; [mais] l’intérieur est broyé.
   [Mais] vous avez tiré la leçon des charniers hitlériens. (On ne va pas] nous
   présenter comme squelettiques, affamés. C’est tout le reste qui nous est
     infligé, en totalité. La psychiatrisation, l’auto-élimination, par suicide [...] Nous
    sommes martyrisés, lentement et collectivement exécutés 24.
    Fin 1977, Daniel Debrielle et Taleb Hadjadj décrivent plus sobrement le QHS
de la Santé, où l’on subit la « répression incorporelle » pendant deux à huit
ans, selon sa résistance. Résumons :
    Le QHS est un laminoir. Le QHS n’est pas une prison, c’est une torture. 6m2.
    Hors les « meubles », il reste 3 m x O,40 m. pour circuler. Pas d’occupation. Il y
    a un demi-parloir par semaine [ ...] Dépersonnalisation. Dissociation entre
    gestuel et pensée. Le vouloir n’est plus coordonné au pouvoir. Déconnection :
    le fantasme risque de devenir permanent [...] Nous sommes pires que des
    chiens, car doublés de dégénérés mentaux. Surveillé toutes les demi-heures
    en moyenne, on devient paranoïaque 25.
    Le Dr Patrice Dorget, psychiatre à la MA de Besançon, sera licencié par l’AP
pour avoir témoigné au procès du détenu Maurice Loquin. Au QHS, Loquin
était
    la proie d’une panique de régression et d’anéantissement [...]Le détenu est
    confronté à une situation de solitude absolue [qui] entraîne un situation
    régressive, peuplée de fantasmes, de monologues stériles, de gestes
    obsessionnels, de préoccupations hypochondriaques qui déstructurent
    l’individu, fixent certains délires névrotiques [...]Car un être humain ne peut
    pas exister sans un autre être humain [...] La sécurité et la « mesrinophobie »
    ont amené l’AP sur la pente de la négation de l’humain » 26.
    Peu importe le nombre officiel des QHS. Il suffit, explique le CAP, d’utiliser
n’importe quel local isolé, de s’abstenir de le nommer QHS et le tour est joué.
C’est ainsi qu’à l’isolement le détenu Jean-Claude Reille devient fou à Béziers,
en 1977 : « Je ne peux plus voir le jour, je n’entends aucun bruit, je ne vois que
des surveillants », écrivait-il. 2 Un médecin parle à son propos d’« épuisements
terribles, hallucinations auditives, agressivité morbide. Obsédé par le désir de
vengeance, d’évasion, d’arme à feu, (il est] aux limites de la folie suicidaire. » Or
Reille, avant, était « en super-condition physique et très équilibré
psychologiquement », estime un co-détenu27.
      Quel danger représentent les locataires des QHS ? Un danger pour la
société ? Ou pour l’Ordre carcéral ? Finalement, et comme le montre un
chercheur, Michel Fize, dans un rapport quasi confidentiel 28, on envoie aux
QHS à peu près n’importe qui. Comme ce Mohamed, dont le seul tort fut de
protester, à Fresnes, contre la nourriture... et qui, au QHS, s’automutile et
tente de se suicider.


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