Le capitalisme n’est pas une chance, c’est une menace pour l’humanité.
Même beaucoup de ceux qui se trouvent bien placés commencent à le constater. La logique subjacente à ce système est d’autant plus simple que brutale : finalement, le droit à l’existence est garanti seulement par ce ou par celui qui est rentable. Et le lucre par lui-même ne suffit pas, il doit se déplacer à la hauteur du standard de rentabilité, dont le niveau, en termes capitalistes-financiers, se place de plus en plus haut. Cela signifie deux choses : premièrement, le capital possède une avarice insatiable de travail humain, qui doit se transformer, en plus de capital, en fonction de la fin en soi-même de la valorisation irrationnelle. De ce point de vue, les personnes sont du matériel, de la “main d’œuvre”, et rien d’autre. Deuxièmement le travail n’est “ valable ” qu’en fonction de la rentabilité. L’avarice capitaliste d’exploiter la force vitale humaine oblige à suivre ce mécanisme. D’une certaine façon, cette brutalité essentielle est aux aguets dans l’inconscience de l’ordre du système. Elle est si terrible que personne ne veut la voir, aucun gérant, aucun politique, aucun idéologue. Mais elle existe et elle dit jusqu’à ces dernières conséquences : tous ceux qui n’ont pas de capacité de travail sont, par principe, des vies sans valeur. Ainsi serait la vie de tous les enfants et adolescents, qui ne sont pas encore en age de travailler, sauf si on les exténuait comme matériel de travail aussitôt qu’ils pourraient marcher ; tous les malades, les handicapés, etc. qui ne représentent que des dépenses. Et, évidemment, toutes les personnes âgées qui n’ont plus la capacité de travailler et auxquels on appliquerait le même critère, sauf si elles étaient utilisables pour quelque chose même sur son lit de mort. Finalement, il y aurait les chômeurs, qui deviennent des “excédents”. La logique capitaliste confère cette sentence non seulement aux individus, mais aussi aux sphères et institutions qui y font référence : la formation, l’éducation, les services sociaux, les services sanitaires, l’art et la culture, etc. semblent des dépenses mortes, qui devraient être éliminées. Évidemment, n’importe quelle société qui appliquerait cette logique entrerait immédiatement dans un effondrement. Mais il s’agit de la logique du capital, aveugle et insensible comme un processus physique. Il faut tromper le capitalisme d’une certaine manière pour qu’il laisse vivre l’humanité comme matériel pour ses propres et insatiables exigences.Originalement, la survie dans ce contexte, et avec les “ besoins non-rentables ", était uniquement la besogne des femmes. Le procès de valorisation n’a pas méprisé la chair féminine, c’est à dire, " le nerf, le muscle, le cerveau " (Marx). Néanmoins, on impose après aux femmes une double charge. De même dans les sociétés capitalistes d’Etat de l’ancien bloc de l’Est, dans les centres occidentaux ou dans les bidonvilles du Tiers-Monde : après la journée de travail, le vrai travail commençait et commence avec le travail de reproduction pour la partie de la vie " sans valeur " du point de vue capitaliste. Les femmes seules auraient succombé depuis longtemps sous ce poids ou bien la société aurait du être dissoute. C’est pour cela que l’Etat a du créer additionnellement les aires secondaires, dérivées de la “ vie sans valeur ” hors de la rentabilité par le moyen des impôts, des contributions et des systèmes de sécurité [sociale], donc, d’une certaine façon, par le moyen d'une " saignée " du processus rentable de valorisation. S’il allait assez loin, cela était vu comme plus ou moins " social ". Et la critique historique du capitalisme se limitait en grande mesure à l’ampleur de la saignée, pendant que la terrible logique de base demeurait intacte et dans l’ombre. Cela était possible (avec les interruptions des crises) pendant que le processus de valorisation était historiquement en hausse et pouvait absorber chaque fois plus de travail rentable. Mais avec la troisième révolution industrielle, cette expansion a été stoppée. Le niveau de rentabilité est trop élevé, et laisse en marge trop de personnes capables de travailler. En conséquence la saignée de la valorisation pour les aires secondaires s’épuise.
Jusqu’à présent cachée, la tête de méduse intrinsèque à la logique capitaliste devient visible. Dans le monde entier, les “non-rentables” doivent expérimenter la " dévalorisation de la vie " absolue ou relative. Cela concerne tout d’abord, avec de graves conséquences, les chômeurs de longue durée, les enfants, les adolescents, les malades, les handicapés et les personnes âgées. En fonction du pays et de la situation du marché mondial, cela se produit avec plus ou moins de vitesse, mais on marche inexorablement dans cette direction. Aussi en ex-RFA, maintenant seulement relativement " riche " dans le sens capitaliste : on va réduire les prestations de la sécurité sociale, les soins médicaux, l’assistance aux malades et personnes âgées diminue, on porte atteinte aux aides sociales, on ferme les crèches. Dans les écoles le mortier tombe des murs, le matériel didactique vieillit et il pourrit. Et on ne voit pas la fin des nouveaux projets de coupes budgétaires. Silencieusement on est en train d’ensevelir toute la production sociale.
L’ " Agenda 2010 " est un agenda de la démence de la rentabilité qui ne reconnaît aucune barrière sociale ou morale, car son champ d’action est devenu trop étroit. Les classes politiques et économiques ne reviennent que sur la sourde physique sociale capitaliste. Et la vieille et délaissée critique du capitalisme, limitée à la simple saignée de la valorisation, décline. Les vieux spécialistes de l’amélioration sociale se sont recyclés pour la limitation cosmétique des dégâts dans les détériorations. Les supposés fossoyeurs du capitalisme sont devenus des auxiliaires des fossoyeurs de la société humaine. Sous ces circonstances historiquement nouvelles, l’ancien rôle syndical social-démocrate, en termes de son contenu social, s’est transformé en son contraire. Il serait flatteur de décrire comme étant un engagement corrompu ce qui est le résultat de la faible révolte contre l’ " Agenda 2010 ", qui est par malheur prévisible. Là où la capacité de gouverner devrait être sacrifiée au nom de la résistance sociale, au contraire, on sacrifie la résistance sociale au nom de la capacité de gouverner. Mais les choses ne se limitent pas à l’Agenda. Ce que l’on veut vendre comme sacrifice pour la supposée maintenance substantielle des aires vitales “non rentables” c’est seulement une partie du chemin vers l’impasse historique du cannibalisme capitaliste. Ce système ne se laisse plus duper dans sa biophobie. Le principe absurde de rentabilité doit tomber : Non rentables, unissez-vous !
Robert Kurz 02-05-2003
Théoricien allemand d'abord dans la revue/groupe Krisis puis aujourd'hui dans la revue/groupe Exit. Crise et critique de la société marchande ; intellectuel qui s'est volontairement marginalisé, il est travailleur de nuit dans une usine d'emballement de journaux.
On trouve beaucoup de textes de Kurz en P2P mais peu en français...
Quelques liens: Ils ne le savent pas mais ils le font Robert Kurz.pdf
Critique et crise du travail Robert Kurz dans Lire Marx.pdf
http://www.exit-online.org
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Le dernier stade du capitalisme d’Etat
Dans cet article publié le 28 septembre dernier par le quotidien brésilien Folha de Sao Polo, Robert Kurz1, qui participe depuis bientôt trente ans au développement d’une Théorie de la Crise, nous propose une explication de celle que nous vivons aujourd'hui à partir de la «critique de la valeur» dont il est l'un des principaux auteurs en Allemagne.
La crise, quelle crise? Ainsi claironnaient il n’y a pas si longtemps encore les idéologues libéraux de droite comme de gauche, convaincus qu’ils étaient de l’immortalité du capitalisme. Autant les petites gens et les pauvres que les élites avaient progressivement occulté que non seulement ce type de société a une histoire, mais que cette société est elle-même le produit d’une dynamique aveugle. Ces deux dernières décennies notamment, tous ne voulaient percevoir que des «événements» ponctuels, au sein de formes sociales anhistoriques de l’ontologie capitaliste2. A l’instar de Dorian Gray dans le roman d’Oscar Wilde, ce n’était pas le capitalisme, mais seulement l’image du monde social dont il était la source, qui semblait vieillir et se vêtir des oripeaux de la misère, tandis que la logique de l’argent continuait à briller de la fraîcheur d’une fausse jeunesse.
Le «lundi noir» du plus grand crash financier de tous les temps a dévoilé brutalement le vrai visage du Dorian Gray capitaliste.
Mais nul ne veut percevoir ces caractéristiques dans cette nouvelle poussée de la crise. La confiance aveugle dans le capitalisme pousse uniquement vers la recherche de coupables. «Les pratiques douteuses» des spéculateurs et la «politique économique anglo-saxonne» sont montrées du doigt comme responsables du désastre. Cette explication simpliste et aux consonances antisémites3 a déjà été mobilisée régulièrement par le passé. Depuis plus de vingt ans, des vagues de crises financières ont accompagné la mondialisation. Toutes les mesures, en apparence couronnées de succès, prises pour empêcher une «fonte du noyau» du système financier international n’ont fait que le restructurer, sans jamais affronter le véritable problème. L’évolution actuelle fait voler en éclats tous les anciens concepts; la crise ne touche pas seulement le secteur des crédits hypothécaires américains, elle a déclenché une réaction en chaîne qui est loin d’être arrivée à son terme. Les origines, on ne les trouvera pas dans les défauts personnels et les carences morales des acteurs, mais dans le noyau économique du système lui-même.
Le capitalisme n’est rien d’autre que la recherche de l’accumulation d’argent comme but en soi. Et la «substance» de cet argent est l’emploi continuellement croissant de la force de travail humaine. Simultanément, la concurrence entraîne une augmentation de la productivité qui rend cette force de travail de plus en plus superflue. En dépit de toutes les crises, cette contradiction interne semblait toujours avoir été dépassée grâce à l’absorption massive de force de travail par de nouvelles industries. Le «miracle économique» d’après 1945 a fait de cette capacité du capitalisme une profession de foi. Depuis les années 1980, la troisième révolution industrielle, celle de la microélectronique, a entraîné un nouveau niveau de rationalisation qui a lui-même entraîné une dévalorisation de la force de travail humaine, à une échelle encore jamais vue. La «substance» même de la valorisation du capital se dissout, sans que de nouveaux secteurs capables de générer une véritable croissance économique n’aient vu le jour. La phase néolibérale n’était rien d’autre que la tentative de gérer de façon répressive la crise sociale découlant de cet état de fait tout en impulsant une croissance «sans substance» du «capital fictif» par l’expansion effrénée du crédit, de l’endettement et des bulles financières sur les marchés financiers et immobiliers.
Mais c'est l’ouverture mondiale des vannes monétaires et plus particulièrement le fait que la banque centrale américaine ait inondé les marchés internationaux de dollars, qui a précisément été le péché originel du monétarisme. En effet, cette doctrine postule la limitation de la masse monétaire comme fondement de la doctrine néolibérale. En réalité, le flot d’argent public dénué de substance subventionnait un accroissement de la valeur de patrimoines financiers, sans contreparties. Aujourd’hui, ce «socialisme paradoxal de l’argent sans substance» est battu à plate couture, comme avant lui le capitalisme d’Etat à l’Est et à l’Ouest, la version keynésienne de la croissance subventionnée par l’Etat. Aux États-Unis, la nationalisation de fait du système bancaire américain et le plan du ministre des Finances pour enrayer la crise avec environ mille milliards de dollars d’argent public ne sont rien d'autre que des actes désespérés. Du jour au lendemain, la soi-disant liberté des marchés a révélé son caractère intrinsèque de capitalisme d’Etat au point que certains ironisent déjà sur la «république populaire de Wallstreet». Mais rien n’est résolu. On assiste, en quelque sorte, au dernier stade du capitalisme d’Etat; celui-ci peut, dans le meilleur des cas, retarder l’effondrement des indices boursiers en actionnant une fois de plus la planche à billets. A la différence des époques précédentes, il n’existe plus aucune marge de manœuvre pour nourrir l'émergence de nouveaux secteurs économiques porteurs.
Ceci entraîne la fin des USA en tant que la puissance mondiale. Les guerres d’intervention ne peuvent plus être financées et le dollar perd son statut de référence monétaire mondiale. Mais aucun prétendant sérieux au poste n’est en vue. Le ressentiment contre la «domination anglo-saxonne» ne représente en rien une critique du capitalisme et il manque de sérieux. En effet, la conjoncture mondiale fondée sur les déficits s'appuyait sur les flux d’exportation vers les Etats-Unis. Les capacités industrielles en Asie, en Europe et ailleurs ne dépendaient pas de bénéfices et de salaires réels, mais directement ou indirectement de l’endettement extérieur des USA. L’économie néolibérale des bulles financières était une sorte de «keynésianisme mondial» qui aujourd’hui se désagrège comme avant lui le keynésianisme national. Les «puissances émergentes» n’ont pas la moindre autonomie économique et sont pieds et poings liés par l'enchaînement mondial des déficits. Leur dynamique tant admirée était un pur mirage dénué de tout fondement intérieur. Ainsi, il n’y aura pas, où que ce soit, de retour à un capitalisme «sérieux» avec des emplois «réels». Il faut plutôt s’attendre à un effet domino de la crise financière sur l’économie «réelle» à laquelle aucune région du monde ne peut échapper. Le capitalisme d’Etat et le capitalisme de «libre» concurrence se révèlent être les deux faces de la même médaille. Ce qui s’effondre, ce n’est pas un «modèle» qui pourrait être remplacé par un autre. C'est le mode dominant de production et de vie, la base commune du marché mondial.
1 Il a animé jusqu'en 2004, le groupe Krisis (voir Archipel No 103, 104, 106, 110, 113, 158 sur http://www.forumcivique.org et est aujourd'hui rédacteur de la revue EXIT! (toutes les notes sont de la rédaction)
2 selon l’idéologie capitaliste, des catégories telles que l’argent,le travail etc. ont toujours existé et existeront toujours; historiquement, seuls des aménagements ont pu exister ou sont possibles
3 généralement, l’antisémitisme s’est appuyé sur une personnification des mécanismes capitalistes où le Juif représentait le financier rapace pervertissant la«bonne» production marchande
http://www.exit-online.org
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