mercredi 17 mars 2010

L’appartenance à l’A.I.T. devient un crime le 14 mars 1872

Les tentatives de reconstitutions de la première Internationale et les débuts du mouvement anarchiste à Lyon (1871-1881).

Après l’épisode sanglant de la Commune, le législateur français souhaite se prémunir contre toute organisation ouvrière. C’est ainsi qu’est votée le 14 mars 1872, sur proposition de Thiers, la loi Dufaure criminalisant l’appartenance à l’Association Internationale des Travailleurs, bien que celle-ci n’ait joué aucun rôle dans le déclenchement des incidents tout aussi bien dans d’autres villes qu’à Paris. Mais, comme le rappelle judicieusement Yves Lequin : « La tendance à voir l’Internationale à l’origine de toutes ou presque toutes les agitations ouvrières n’est pas nouvelle ».
De plus l’occupation du territoire français par les troupes de l’empereur Guillaume qui se prolonge jusqu’au 16 septembre 1873 et la circulation des voyageurs allemands alimentèrent le mythe du complot ourdi contre la France.
La conséquence fut que la loi Dufaure considéra l’A.I.T. comme un Etat distinct, dont les membres devaient dès lors choisir entre cet Etat sans territoire et leur État de résidence.
Le mouvement internationaliste lyonnais était néanmoins dans une situation difficile avant même que le législateur ne s’arme de cette nouvelle disposition. A l’échec des tentatives insurrectionnelles de la Commune de Lyon le 23 mars 1871 ainsi que celle de la Guillotière le 30 avril 1871 et au revirement politique de deux de ses principaux meneurs (Albert Richard et Gaspard Blanc) devenus partisans du socialisme impérial, viennent s’ajouter l’exil volontaire de nombreux militants en Suisse et pour certains ayant préféré rester à Lyon, le procès d’août 1871.
L’année 1872 marque néanmoins un renouveau. L’exposition universelle de Lyon s’ouvrant le 7 juillet 1872, les internationalistes pensaient que le prétexte serait bon pour se rencontrer et s’organiser à nouveau. Et de fait, des sections se sont reconstituées à Oullins, à la Croix-Rousse sous l’impulsion de Henri Boriasse, à la Guillotière grâce à Pierre Dubois, mais aussi à Saint Just, Saint Etienne, Tarare, Grenoble, Villefranche et Roanne. Ces efforts de reconstitution de l’Internationale ont rapidement amené la réaction des autorités. Deux grands procès collectifs ont démembré les sections réorganisées. Tout d’abord, en mars 1873, un premier procès marque la fin de l’activité de la section d’Oullins, et puis en avril 1874, c’est la grande et célèbre affaire du complot de Lyon qui paracheva la mise à mort du mouvement ouvrier internationaliste.
Avant de suivre les avatars de ce courant après ces deux procès, nous pouvons examiner plus profondément le fonctionnement et l’idéologie qui le faisait vivre.
Sous l’impulsion donnée par le stéphanois Pierre Gillet, un programme était adopté proposant la complète autonomie des groupes et la multiplicité de ceux-ci, chacun devant être constitué de cinq membres seulement. Chaque groupe nommait un délégué et la réunion de ces délégués formait un comité départemental chargé de la correspondance et totalement dénué d’autorité. Un système identique s’appliquait aux échelons régionaux. Mais ce projet devait s’avérer difficile à mettre en place, toutes les régions n’étant pas au même stade de reconstruction.
De plus cette marche en avant était régulièrement stoppée par les arrestations des principaux promoteurs de l’A.I.T. Chaque affilié était en possession d’un livret où figurait ses nom, origine, naissance, profession et numéro d’adhérent. En échange d’une cotisation, il était délivré un timbre figurant sur le livret. Entre 1872 et 1874, cette cotisation est passée de 10 centimes par semaine à 25 centimes pour la même durée dans le groupe de la Croix-Rousse. Celles-ci étaient essentiellement destinées à l’achat de livres et de brochures, et au financement des voyages de propagande des militants.
Ce système présentait bien des inconvénients face à la surveillance policière. En conséquence, les cotisations ont cessé d’être répertoriées sur le livret puis ces mêmes livrets ont bientôt été supprimés.
Camille Camet, jeune tisseur croix-roussien, de retour à Lyon après la tenue du congrès de l’A.I.T. à Genève en septembre 1873, proposa un programme politique, lors de la tenue d’une réunion d’internationalistes le 18 octobre 1873. Ce programme comportait 6 articles contenant sa profession de foi :
- Lyon est déclarée commune libre et autonome
- La dissolution de la police est instituée, la surveillance est à la vigilance de chaque citoyen
- Les codes et la magistrature sont abolis et cette dernière remplacée par un tribunal populaire
- Les impôts indirects et directs sont abolis au profit d’une taxe sur la fortune et la propriété
- Les cultes sont abolis
- Également abolie, l’armée permanente.
De fait, des commissions étaient prévues pour assurer la sûreté générale ou les finances. Une commission de subsistance était créée pour apporter des secours aux indigents, et une autre instituait une milice de citoyen en remplacement de l’armée.
Mais ce programme, pour révolutionnaire qu’il soit, avait ses limites : ainsi, alors que la question du droit au travail est revendiquée, rien n’est dit sur la possibilité d’abolir le salariat. De même pour la collectivité de la propriété, écartée au profit de l’instauration d’une simple taxe sur la fortune et les biens. Camille Camet fut peu de temps après, arrêté et compris dans le procès d’avril 1874 dit du complot de Lyon.
Après les procès, les militants les plus avancés continuèrent individuellement et plus secrètement que jamais d’appartenir à l’A.I.T. Mais aucun groupe n’osa s’en revendiquer objectivement. Un congrès ouvrier, convoqué à Lyon pour le 28 janvier 1878, sous haute surveillance policière, fut l’occasion pour certains de sortir de la torpeur dans laquelle baignait le mouvement internationaliste. Quelques orateurs ouvriers s’éloignèrent parfois des notions à l’ordre du jour et des questions de corporations au profit de discours plus politique. L’amnistie des communards est même réclamée avec ferveur. Mais l’écho restait restreint. Le congrès pris fin le 10 février suivant non sans avoir demandé la tenue d’un autre congrès ouvrier, international celui là. Voulant éviter tout retour légal de l’A.I.T. sur le sol français, cette autorisation n’a pas été donnée.
Le 3ème congrès ouvrier eût lieu l’année suivante à Marseille. Parmi les résolutions, figure celle concernant un projet de formation d’une fédération des travailleurs socialistes. La France serait divisée en 6 régions soit en 6 fédérations régionales. Et l’été suivant, chaque région organisa un congrès pour constituer la fédération.
A Lyon, le 29 février 1880, au théâtre des Variétés, devant une assistance de 500 personnes, la fédération du parti ouvrier socialiste de la région de l’Est était créée. La doctrine de la nouvelle organisation se référait au collectivisme économique, mais était déchirée sur le plan politique entre les suffragistes et les abstentionnistes. Ces derniers ont alors fondé un groupe dit du Drapeau rouge en janvier 1881. Les tensions entre les deux camps allaient crescendo lorsque les abstentionnistes prirent l’initiative de dissoudre le parti ouvrier de la région de l’Est ; les suffragistes leur emboîtèrent le pas et les exclurent du parti. Dès lors, les abstentionnistes allaient marcher seul au combat sous le nom d’anarchistes.

Centre de Documentation Libertaire c/o La Gryffe, 5 rue Sébastien Gryphe.
Ouverture le mercredi de 14 à 18 h. Tél. : 04 78 61 02 25.                            

Mail : Cdllyon (arobase) no-log.org

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Louise Michel et le drapeau Noir                     

Le drapeau noir des canuts révoltés fait une apparition « remarquée » dans la manifestation des sans-travail aux Invalides à Paris, le 9 mars 1883, lors d’un meeting organisé par le syndicat des menuisiers. Louise Michel y arbore, pour la première fois, un drapeau improvisé, à partir d’un vieux jupon noir fixé sur un manche à balai.
Voici la défense du drapeau noir qu’elle fit lors de son procès le 22 juin 1883 :
« Il y a quelque chose de plus important, dans ce procès, que l’enlèvement de quelques morceaux de pain. II s’agit d’une idée qu’on poursuit, il s’agit des théories anarchistes qu’on veut à tout prix condamner.
On insiste sur la fameuse brochure : « A l’armée ! » à laquelle le ministère public semble s’être appliqué à faire une publicité à laquelle on ne s’attendait guère.
On a agi autrement durement envers nous en 1871.
J’ai vu les généraux fusilleurs ; j’ai vu M. de Gallifet faire tuer, sans jugement, deux négociants de Montmartre qui n’avaient jamais été partisans de la Commune ; j’ai vu massacrer des prisonniers, parce qu’ils osaient se plaindre. On a tué les femmes et les enfants ; on a traqué les fédérés comme des bêtes fauves ; j’ai vu des coins de rue remplis de cadavres. Ne vous étonnez pas si vos poursuites nous émeuvent peu.
Ah, certes, monsieur l’avocat général, vous trouvez étrange qu’une femme ose prendre la défense du drapeau noir. Pourquoi avons-nous abrité la manifestation sous le drapeau noir ? Parce que ce drapeau est le drapeau des grèves et qu’il indique que l’ouvrier n’a pas de pain.
Si notre manifestation n’avait pas dû être pacifique, nous aurions pris le drapeau rouge ; il est maintenant cloué au Père-Lachaise, au-dessus de la tombe de nos morts. Quand nous l’arborerons nous saurons nous défendre.
Nous n’avons pas fait appel à l’Internationale morte parce qu’on n’a pu en réunir les tronçons et parce que l’Internationale est un pouvoir occulte et qu’il est temps que le peuple se montre au grand jour.
On parlait tout à l’heure de soldats tirant sur les chefs : Eh bien ! à Sedan, si les soldats avaient tiré sur les chefs, pensez-vous que c’eût été un crime ? L’honneur au moins eût été sauf. Tandis qu’on a observé cette vieille discipline militaire, et on a laissé passer M. Bonaparte, qui allait livrer la France à l’étranger.
Mais je ne poursuis pas Bonaparte ou les Orléans ; je ne poursuis que l’idée.
J’aime mieux voir Gautier, Kropotkine et Bernard dans les prisons qu’au ministère. Là ils servent l’idée socialiste, tandis que dans les grandeurs on est pris par le vertige et on oublie tout.
Quant à moi, ce qui me console, c’est que je vois au-dessus de vous, au-dessus des tribunaux se lever l’aurore de la liberté et de l’égalité humaine.
Nous sommes aujourd’hui en pleine misère et nous sommes en République. Mais ce n’est pas là la République. La République que nous voulons, c’est celle où tout le monde travaille, mais aussi où tout le monde peut consommer ce qui est nécessaire à ses besoins…
On nous parle de liberté : il y a la liberté de la tribune avec cinq ans de bagne au bout. Pour la liberté de réunion c’est la même chose En Angleterre le meeting aurait eu lieu ; en France, on n’a même pas fait les sommations de la loi pour faire retirer la foule qui serait partie sans résistance Le peuple meurt de faim, et il n’a pas même le droit de dire qu’il meurt de faim. Eh bien, moi, j’ai pris le drapeau noir et j’ai été dire que le peuple était sans travail et sans pain. Voilà mon crime ; vous le jugerez comme vous voudrez.
Vous dites que nous voulons faire une révolution. Mais ce sont les choses qui font les révolutions : c’est le désastre de Sedan qui a fait tomber l’empire, et quelque crime de notre gouvernement amènera aussi une révolution.
Cela est certain. Et peut-être vous-mêmes, à votre tour, vous serez du côté des indignés si votre intérêt est d’y être. Songez-y bien.
S’il y a tant d’anarchistes c’est qu’il y a beaucoup de gens dégoûtés de la triste comédie que depuis tant d’années nous donnent les gouvernements. Je suis ambitieuse pour l’humanité moi je voudrais que tout le monde fût assez artiste, assez poète pour que la vanité humaine disparût. Pour moi, je n’ai plus d’illusion. Et tenez, quand M. l’avocat général parle de ma vanité. Et bien ! j’ai trop d’orgueil même pour être un chef : il faut qu’un chef à des moments donnés, s’abaisse devant ses soldats, et puis, tout chef devient un despote.
Je ne veux pas discuter l’accusation de pillage que l’on me reproche, cela est trop ridicule. Mais, si vous voulez me punir, je commets tous les jours des délits de presse, de parole, etc. Eh bien ! Poursuivez-moi pour ces délits.
En somme, le peuple n’a ni pain ni travail, et nous n’aurons en perspective que la guerre. Et nous, nous voulons Ia vie en paix de l’humanité par l’union des peuples.
Voilà les crimes que nous avons commis.
Chacun cherche sa route ; nous cherchons la nôtre et nous pensons que le jour où le règne de la liberté et de l’égalité sera arrivé, le genre humain sera heureux ».
Texte de la Défense de Louise Michel, prononcée le 22 juin 1883, devant la Cour d’Assise de la Seine ; in Ecrits sur l’Anarchisme - Ed Seghers, 1964.

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