samedi 20 février 2010

Documents Situationnistes assez peu connus - 2

suite Documents Situationnistes assez peu connus
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DOCUMENT 16 - Paolo SALVADORI  Milan, mai 1970

Thèses provisoires pour la discussion des nouvelles orientations théorico-pratiques dans l'I.S.

Arrivant après le second et le troisième tour des textes, je m'accorderai le droit de récupération. Que ceci serve à justifier une longueur que le caractère exploratoire de ces annotations ne m'a pas permis d'éviter. La désagréable imprécision du style, dérivant de cela, devra naturellement être portée au compte de l'imprécision des idées, dont je suis bien le premier à désirer la critique.

Le débat, après sa première phase, qui fut d'ouverture complète et non déterminée, possède désormais de nombreux contenus; il se retire hâtivement vers sa conclusion, en s'occupant toujours davantage des perspectives pratiques à brève échéance, et il se prépare à faire place à sa réalisation. Toutefois, je chercherai à repartir du début, à parler encore, dans le sens le moins abstrait mais le plus général possible, non seulement de la question de notre orientation dans la prochaine période, mais de tout ceci en rapport avec la stratégie et le programme maximum de l'I.S. en tant que telle. Ce point a été glissé très vite en marge du débat, quoiqu'en prenant forme avec le plan pour un coup situationniste dans les usines, ou bien dans la recherche expérimentale de la dernière médiation de la théorie avant son identification avec la pratique. Il est bien vrai, comme le pense le camarade Riesel, qu'on ne peut "définir aucune stratégie avant que nous nous soyons mis en état d'en parler", mais d'autre part c'est uniquement la lucidité quant à nos tâches qui peut nous faire "ré-adhérer à l'I.S." [Sebastiani – Document 8] En outre, l'urgence d'une redéfinition de notre part (théorie de l'organisation) est la raison même qui a provoqué ce débat, comme le montrent le même texte de Riesel, celui de Vaneigem, celui de Verlaan [Document 9] et tous les autres. Mais heureusement une définition satisfaisante des situationnistes n'existe pas ("nous devons nous situer très exactement dans l'histoire", disait lors de la première réunion le camarade Verlaan); il existe seulement leur détermination dans le mouvement. Parlons donc du mouvement.

Je crois que nous sommes encore loin des conditions qui, seules, nous permettront de voir lucidement, et de définir, la stratégie de notre organisation dans la nouvelle époque révolutionnaire qui vient tout juste de commencer. Ces conditions ne sont pas seulement en relation dialectique simple avec le mouvement du prolétariat (avec mai 68 en France, avec les luttes ouvrières en Italie, avec les grèves sauvages en Europe et aux U.S.A.) mais, beaucoup plus directement, elles sont par exemple déterminées par la dimension que nous pouvons donner à notre présence et à nos activités, et en dernière analyse elles entretiennent un rapport qualitatif avec le nombre des situationnistes, dont la spécificité est uniquement celle de ceux qui, dans la défense et l'enrichissement de notre projet, reconnaissent et savent faire reconnaître en lui le stade le plus avancé et le plus solide de l'opposition organisée contre les conditions dominantes.
Je saisis ici l'occasion pour relever ce fait, encore qu'il soit loin d'être notre problème principal, qu'il est assez étrange que nous soyons encore en si petit nombre en divers pays (constater que nous sommes peu ne signifie pas s'en désoler; l'important est d'être tous), que c'est une étrange conjoncture astrologique qui nous a poursuivis depuis 1968: retour de la révolution en France et en Italie accompagné par l'élargissement de la section française (américaine et scandinave) et par la création de l'italienne; reflux temporaire accompagné par la réduction forcée des participants et par le dépérissement de l'activité interne: simultanément, le premier mouvement d'expansion, en créant une nouvelle situation organisationnelle (qui, par exemple, a contribué à paralyser la Conférence de Venise [septembre 1969]) nous menait à reconnaître le besoin de nouvelles formes d'action, orientées vers la praxis en tant que question désormais décisive, et le second nous porte à restituer une place centrale à la théorie, à réemployer l'expression relativement faible de "groupe de théoriciens", et dans la théorie elle-même à constater la nécessité d'une amélioration et d'un élargissement de nos thèses formulées (en réactivant aussi les thèses des premiers numéros d'I.S.) plus qu'à voir la nécessité de nouvelles hypothèses. Il ne s'agit ici que de simples correspondances qui permettent seulement de tirer des conclusions générales sur le point où nous nous trouvons et sur les transformations qui en découlent quant à notre méthode organisationnelle elle-même.

(Le point où nous nous trouvons). S'il me semble que nous ne pouvons pas encore (et donc nous ne le faisons pas) penser une stratégie suffisamment précise par rapport au cours que suivront les luttes de classes et les périodes révolutionnaires dans tous les pays, mouvement historique qui du reste est encore latent au-delà de ses présupposés généraux et de ses premières autoclarifications pratiques, pourtant c'est justement ce que nous devrons faire promptement. Si nous n'avons pas encore la possibilité de comprendre, en dehors du fait même que l'époque des révolutions a recommencé, quels seront les intervalles entre l'une et l'autre révolution, quelle sera la stratégie internationale, quelles seront en définitive les forces de la révolution ("l'ordre de bataille des classes"), les formes nouvelles que nous pouvons en attendre, (U.S.A.; U.R.S.S.), et que degré atteindra l'intelligence du pouvoir, cependant nous sommes au commencement de cette période constructive, où tous les problèmes essentiels se posent déjà en rapport direct avec l'action des ouvriers conscients. De sorte que nous devons garder, tant du péril de tomber dans une pure représentation de la globalité sans développement de nos activités, que du péril inverse de ne pas nous représenter effectivement cette globalité. On peut dire enfin que nous en sommes au point de la Ligue des Communistes, au début d'une période historique pleine d'alternative.

(La méthode organisationnelle). Conséquemment, la vie de l'organisation, et la méthode qui se trouve inscrite dans la pratique des rapports organisationnels existants, ne sauraient dériver simplement du fait de "reconnaître une nécessité et se mettre au service de cette nécessité", au sens d'une position totalement objective créée par l'I.S. pour ses membres. Cette méthode est, et doit encore être nécessairement, celle qui consiste à voir une nécessité dans le développement de nos capacités-possibilités, à définir nos tâches en tant qu'elles sont nos tâches propres, c'est-à-dire ce que nous voulons comme le groupe d'individus que nous sommes (naturellement, il ne s'agit que d'une accentuation dans un rythme de progression unitaire, mais qui continuellement devient réelle à travers notre conscience du pari, du risque, de la part d'"arbitraire" qu'il y a dans toutes nos actions, de la subjectivité radicale qui est encore leur terrain originel presque exclusif). Tout ceci se résume dans le fait que l'I.S. peut être grosso modo définie par rapport à son sens universel ou par rapport à son présent concret (comme fait Vaneigem ou comme fait Debord, si ce parallèle peut signifier quelque chose), en tant qu'organisation révolutionnaire, force pratique (politique), ou bien en tant que groupe d'individus, de théoriciens. Il va de soi qu'il n'y a ici aucune opposition qui ne soit dialectique; et qu'il s'agit de moments appelés à se succéder dans la réalité.

(Sur les théoriciens et sur la théorie). Il semble y avoir eu à un certain moment parmi nous une tendance à ne plus juger suffisante une activité purement théorique, ou bien qu'elle devienne telle dans la nouvelle époque. Et l'on peut ajouter que ce qui a paralysé trop longtemps la production théorique - phénomène qui est aussi bien conséquence que cause de l'excès "disciplinaire" -, ce semblait être, entre autres, la sensation d'être désormais les maîtres, quoique sans esclaves, de la théorie; chose qui est vraie uniquement par rapport aux somnambules qui ont l'originalité d'être encore totalement privés de la théorie, rapport qui se trouve justement aux antipodes de ce qui nous définit.
Mais si nous ne pouvons aller au-delà de la théorie sans nous employer décidément dans la pratique, nous ne pouvons non plus nous employer dans la pratique que par le moyen de notre propre théorie. Tenter un dépassement du groupe de théoriciens signifie savoir nettement que l'unique solution au-delà de ce groupe, c'est l'organisation révolutionnaire, dans la forme développée et achevée qu'elle saura assumer. Ainsi donc, je suis convaincu que c'est sur la route de la théorie que nous rencontrerons la pratique, de nouveaux camarades et de nouvelles actions. Dans ce moment zéro, après le premier signal d'alarme, intellectuels et étudiants songent encore à laver leurs remords dans un bain de "praxis", l'I.S. n'a qu'à continuer dans la voie opposée avec la certitude d'y trouver la confirmation.

Nous sommes encore principalement un groupe de théoriciens (avant d'arriver à être seulement des révolutionnaires conscients). Mais nous ne sommes pas seulement cela. Nous sommes aussi à présent quelque chose de plus, au sens du terrain pratique objectif créé autour de nous par notre théorie, et nous avons toujours été quelque chose avant d'être un groupe de théoriciens, en ce sens que la cohérence pratique dans les rapports interpersonnels, et de chacun dans sa vie, constituent la base pratique de notre solidarité (chose qui se traduit très exactement dans la méthode de ne même pas discuter les manquements pratiques, précisément parce que là-dessus la cohérence doit être un présupposé). Nous sommes avant tout un groupe de rebelles, ou nous ne sommes rien. Rigoureusement, nous sommes au point d'intersection de toutes les classes, et nous ne sommes donc plus dans aucune classe. Nous connaissons par expérience directe la bourgeoisie; dans la culture et dans la vie quotidienne nous avons fini de connaître sa décadence; comme prolétaires nous continuons à nous élever; nous sommes des irréguliers parce que nous ne sommes matériellement en règle avec aucune couche sociale. Socialement nous ne sommes rien, et du reste la société pour nous n'est rien. Du point de vue du pouvoir, ou bien nous n'existons pas, ou bien nous ne devons pas exister. Des interstices sociaux d'où nous sortons à ceux dans lesquels nous nous maintenons, nous avons trouvé l'espace pour choisir notre cause, bien qu'il n'y en ait aucune autre de praticable. Du point de vue de la classe ouvrière, il est inévitable que nous assumions une existence séparée, que nous n'existions pas si ce n'est en tant qu'"intellectuels", "militants", "dirigeants": aussi longtemps que les ouvriers nous réifient, notre présence leur sera étrangère comme eux sont étrangers à eux-mêmes. Mais c'est pour les ouvriers révolutionnaires que nous existons sur le terrain d'une rencontre dynamique dans l'unique projet commun, rencontre qui est destinée à devenir permanente. Là où nous existons, c'est au-delà des classes, en dehors de la perspective du pouvoir. Notre être social positif, c'est le rien, et par cela même la négation y est tout: cette existence dialectique, ce n'est que dans le mouvement qu'elle peut se révéler et prendre forme.

C'est dans les "Thèses d'avril" qu'a été définie la direction de progression de l'I.S. comme devant mettre l'accent plus sur la diffusion de la théorie que sur son élaboration, laquelle est à continuer cependant. Je voudrais attirer l'attention sur le fait que, pour réaliser ceci, il importe de mettre préalablement la théorie en état de pouvoir être diffusée efficacement. Le premier progrès de la théorie vers la pratique se fait à l'intérieur de la théorie elle-même. La diffusion de la théorie est ainsi inséparable de son développement. La tâche de donner un développement systématique et complètement dialectique à toutes nos thèses formulées et implicites, qui les porte au point où non seulement elles ne pourront plus être ignorées de personne, mais aussi où elles circuleront "comme du bon pain" parmi les ouvriers et où elles seront elles-mêmes l'occasion finalement découverte de la prise de conscience définitive (scandale), cette tâche est certainement une tâche théorique, mais qui a une utilité immédiatement pratique; elle est, plus précisément, une banalité et une nécessité au moment où l'I.S. est plus ou moins conduite à s'engager dans un "quitte ou double" avec l'histoire.

Considérons par exemple l'excellent projet du Manifeste situationniste (seulement dans ce sens qu'il est fait par les situationnistes). Je crois qu'une certaine dose de difficulté dans sa conception, d'effort "de l'imagination" doit être attribuée au fait qu'un certain niveau de développement de la théorie de l'I.S. est solide, et déjà se dessine sa maturité sans vieillesse (en tant que dernière théorie, si la révolution décisive de cette époque doit être la dernière). Mais outre le fait que le Manifeste de l'I.S. devra être traduit dans toutes les langues parlées par le prolétariat moderne et diffusé parmi les travailleurs, il devra être en situation de demeurer au moins comme le Manifeste communiste, mais sans avoir ses défauts et insuffisances. Pour tout cela, il ne pourra évidemment pas être un livre, ni un article (comme par exemple l'Adresse aux révolutionnaires de tous les pays) que l'on appellerait pour l'occasion Manifeste, mais il faut qu'il soit le lieu géométrique de la théorie de la société moderne et le point de référence constant de toute révolution future. Dans ce sens, le projet présenté par Guy [Debord] de régler nos comptes avec Marx, en mesurant exactement la vérité historique de ses analyses et de ses prévisions, est, quoique non nécessairement, préliminaire. Plus généralement, notre théorie passe certainement à travers tous les articles de l'I.S., desquels elle se tire facilement; mais là elle exige justement d'être reconstruite par le lecteur. A présent, elle doit être unifiée, et prendre corps dans une synthèse, pour laquelle quelques analyses de plus viendront à propos. En particulier, la nouvelle simplicité du langage que nous recherchons aujourd'hui ne pourra en aucun cas le rendre pour l'heure familier. On pourrait ainsi se donner comme tâche intermédiaire avant le Manifeste celle de développer désormais scientifiquement tous les thèmes ébauchés (articles, brochures, livres).

Au contraire, la proposition de René-Donatien [René Viénet - Document 15] pour un Carnet du gréviste sauvage me semble devoir être réalisée à brève échéance; si à la rapide histoire de son mouvement et à la confirmation de sa critique en actes des syndicats s'ajoutent une critique du milieu ouvrier et un bref chapitre final programmatique (défaite du mouvement révolutionnaire, bureaucratie, société spectaculaire-marchande, retour de la révolution sociale, Conseils ouvriers, société sans classes), voilà la suite de La misère en tant que correspondant pour un "Strasbourg des usines", et la prémisse du Manifeste.
Il me semble enfin que le projet de Manifeste est le mode dans lequel nous nous représentons la nécessité d'un avancement global dans le rapport entre toutes nos thèses ainsi qu'entre elles et le mouvement réel, et qu'il présuppose donc la réalisation de presque tous les autres projets de travaux théoriques qui ont été formulés dans le cours de ce débat. Par exemple, la brochure de René [Riesel] et Raoul [Vaneigem] sur les Conseils Ouvriers et la critique de Pannekoek; des quatre projets importants présentés par Guy [Debord], au moins l'analyse des "deux échecs annexes" [Document 4] (en tant qu'elle se réfère au processus de formation de l'organisation révolutionnaire consciente et à la critique du processus actuel d'une lutte purement spontanée) et, liée à la critique des Conseils du passé et de l'idéologie conseilliste, la définition de la cohérence armée (l'ébauche d'un programme) des nouveaux Conseils "qui auront à être situationnistes", ou qui ne seront pas. Ainsi, la "Préface à la critique pratique du vieux monde modernisé" ouvre la recherche d'un antiréformisme réel et de nouvelles formes d'action généralisée ou de masse dans le processus de développement du prolétariat en mouvement autonome, dont les sabotages, les grèves sauvages, et surtout les nouvelles revendications modernes manifestent la première phase. En outre, il faudrait revenir encore sur la détermination historique des classes, notamment de la classe ouvrière et sur la nature révolutionnaire de celle-ci en tant qu'elle reste, par sa position matérielle dans la société, porteuse de la conscience de l'humanité tout entière. (Tony [Verlaan]: "Il nous faut affirmer que les travailleurs pourront être révolutionnaires, et qu'ils seront les seuls à l'être effectivement" [Document 9]; Raoul [Vaneigem]: "Le chemin du second (l'ouvrier) est direct: il sui suffit de prendre conscience de son pouvoir - car il tient entre ses mains le sort de la marchandise - pour sortir de l'abrutissement et n'être plus un ouvrier. Sa positivité est immédiate. L'intellectuel est au mieux du négatif ... Notre critique doit maintenant porter essentiellement sur le milieu ouvrier qui est le moteur du prolétariat" [Document 5]). Des chapitres essentiels sont ainsi l'analyse du capitalisme et de la société américaine avec ses nouveaux déclassés; la critique de l'idéologie la plus moderne, par rapport au dépassement des actes de l'économie politique et au retard de la révolution (urbanisme comme destruction de la ville; automation comme libératrice en soi, écologie comme crise de conscience de la société présente qui la contraint à se représenter la nécessité de transformer elle-même les rapports de production, et lié à tout cela la critique de la vie quotidienne menée par le pouvoir lui-même, le "situationnisme"); l'analyse de la présence matérielle dans le travail et dans la vie quotidienne de tous les éléments parcellaires de la totalité, du projet historique tout entier, de ce que la disparition de l'art, le dépérissement de la philosophie, la faillite de la science ne pouvaient pas abolir et ont au contraire injecté partout en en faisant une acquisition définitive des ouvriers qui en deviennent les héritiers désormais conscients. En général, il y a à suivre la stratégie internationale de la révolution par des articles historico-politiques sur les différents pays, c'est à dire continuer à traduire La Société du Spectacle dans les termes du Déclin et la chute de l'économie spectaculaire marchande, et plus au-delà encore (l'Italie attend toujours de voir la traduction de la première).
Un autre projet que je crois utile d'ajouter, c'est celui-ci: partant d'un rapide tableau des révolutions passées (après Marx dans le Manifeste, Engels dans l'Introduction aux Luttes de classes en France, Trotsky dans 1905, Pannekoek dans les Conseils Ouvriers), en venir à répondre à cette question "pourquoi la prochaine révolution sera la dernière". L'histoire du mouvement ouvrier, sur laquelle il y a des éléments dans beaucoup d'articles et dont la ligne est surtout tracée dans "Le prolétariat comme sujet et représentation", ainsi que, en tant que critique de ses plus hauts moments, les Conseils, dans l'article d'I.S. 12 par Riesel est déjà en elle-même loin d'être un sujet diminué sur lequel on aurait déjà dit tout ce qu'il nous importe de dire. Mais arriver à clarifier pourquoi les révolutions modernes sont désormais, et pour la première fois, seulement prolétariennes, dans le moment où l'on assiste à une transformation décisive de l'ouvrier et du travail lui-même, voilà qui me semble d'un intérêt encore plus grand. Ainsi les révolutions du passé n'ont pas pu arriver, sinon marginalement, à ce sans quoi la révolution moderne ne peut pas même commencer: le fait que l'on ne puisse obtenir la victoire qu'avec la revendication de la totalité s'exprime maintenant aussi bien en ceci qu'il n'y a même plus de luttes, sinon pour elle. On pourrait partir d'une critique définitive et d'une justification du bolchevisme russe (de Trotsky et Lénine) relativement aux conditions réelles du prolétariat russe, celles-ci à leur tour considérées par rapport aux conditions du prolétariat moderne qui créent simultanément l'impossibilité du bolchevisme et la nécessité des Conseils "non plus à la périphérie de ce qui reflue mais au centre de ce qui monte". Mais il s'agit aussi de la vérification de la thèse générale de Marx: aussi longtemps que les rapports de production existants ne sont pas épuisés et ne sont pas entrés en contradiction avec le développement des forces productives (au sens historique global qui comprend le développement de la classe révolutionnaire elle-même et de la conscience qui produit l'histoire), la révolution court le plus grand risque, jusqu'ici jamais évité, d'être vaincue et d'aboutir à une modernisation de la domination. Chaque révolution déchaîne toutes les possibilités (en 1789 comme en 1871 et en 1917), mais ne réalise en dernière instance que celles qui correspondent au niveau atteint par ce développement des forces productives. De toutes les possibilités que chaque révolution ouvre devant elle, elle semble choisir toujours la plus proche. Toutes les possibilités sont là, dans son horizon direct, mais certaines restent invisibles, d'autres sont dans la tête de tous: évidemment, c'est la vie quotidienne, le rapport immédiat avec le monde existant, qui les y a mises. Ceci peut également s'exprimer en disant que dans toutes les révolutions la négation n'est jamais absolue, que le positif y a une grande part, soit en tant que tel, soit, renversé, en tant que détermination de la négation: si la condition de la victoire consiste à réduire la première partie, elle consiste aussi toujours à renforcer la seconde, à réduire le positif à sa base objective.

Il me semble aussi que, dans toute la théorie situationniste, on est arrivé au point à partir duquel on doit la reparcourir du sommet à la base, la récrire une seconde fois, en s'occupant des médiations traitées trop rapidement et des interstices laissés à découvert. La valeur reconnue au fait d'écrire des livres, par exemple (livres que dans l'époque présente, les ouvriers doivent commencer à lire) tient évidemment à cette nécessité de dépasser le moment d'ouverture des hostilités sur un nouveau front de la critique moderne. "Aussi peu qu'un édifice est achevé quand ses fondations sont posées, aussi peu le concept de totalité, quand il a été atteint, est-il la totalité même". C'est cela qui est aussi l'unique mode de changement pour la revue, en en faisant le simple bulletin de l'I.S. allégée de la recherche théorique proprement dite, la revue devrait être constituée presque exclusivement de notes, pour informer de nos activités, pour critiquer les révolutionnaires, pour se débarrasser publiquement, en chaque occasion, d'un aspect de la récupération ou d'un ennemi, pour présenter des analyses immédiates des luttes de classes en cours et des textes organisationnels. Elle ne serait ainsi que le moyen le plus direct par lequel nous participons au processus de formation de l'organisation révolutionnaire consciente.
En conclusion, nous n'arrivons pas nous-mêmes à ce commencement d'une époque avec une grande avance: c'est le commencement d'une époque aussi pour nous. L'I.S. a su en tracer, condensées en peu de phrases, quelques-unes des alternatives fondamentales et peut-être toutes les directions modernes de développement; mais justement pour cela il s'agit presque de commencer (excepté pour le spectacle, la critique de la vie quotidienne, tel ou tel texte historico-politique bref mais très bon sur les révolutions, et naturellement l'analyse du mouvement de mai). De la théorie, il existe aujourd'hui surtout la méthode, qui doit se vérifier sur une quantité d'aspects concrets en approfondissant la théorie elle-même d'une manière décisive, justement parce que "la force de l'esprit est grande autant que son extérisation". Certes nous avons déjà écrit par fragments l'Idéologie allemande, mais les Manuscrits de 44 seront le texte proposé par Guy [Debord] sur le détournement historique de Marx. Le Manifeste, nous commençons à nous le proposer en même temps que la Critique du programme de Gotha. De plus, nous ne venons pas seulement de Hegel et de Marx. Le Traité de savoir-vivre a seulement ouvert la route; l'anti-utopie est un territoire inconnu dont jusqu'à présent personne n'est revenu. C'est elle, rendue possible sur la base de la société moderne, qui doit compléter les "insuffisances" de Marx aussi bien qu'elle doit être elle-même rendue dialectique et trouver un emploi pratique.

Mais toute cette activité théorique s'exprime en une seule phrase, quand on dit que "tous les camarades doivent reprendre (ou commencer) un travail théorique rigoureux".

(Sur les théoriciens pratiques et sur les perspectives de l'I.S.). La question émerge de la relation entre deux autres: les propositions en sont exactes des camarades qui voient remises en jeu la fonction et l'existence même de l'I.S. (ceci étant lié à la persistance de sa grande utilité possible) et la nécessité unanimement reconnue de "la rencontre historique avec les ouvriers". Voilà une perspective nouvelle: le fait que nous nous y attendons ne la rend pas pour cela moins nouvelle. Je suis d'avis qu'il faut dès maintenant se prononcer avec conséquence sur elle, nous éclairer à nous-mêmes nos propres propositions. Certes, il ne s'agit que de généralités, mais qui sont l'unité de fond de presque toutes les propositions actuelles. La question de la stratégie me semble n'être rien d'autre.

La période que l'I.S. vient de traverser a été, par beaucoup d'aspects, cruciale; la transformation qu'elle attend de sa "prochaine" phase est décisive: il n'a pas été difficile de voir, à l'intérieur même de l'I.S., les signes avant-coureurs de quelque chose d'autre qui est en marche. Il s'agit de prendre une place objective dans le mouvement réel, de devenir une force pratique, non seulement au sens, en quelque manière unilatérale, d'individus associés qui attendent la réalité au tournant de la pensée, mais en agissant partout où c'est possible à nos conditions pour donner du poids aux programmes, d'une association politique (pratico-théorique) sans militants. Certes, toujours plus le problème de l'organisation est un mystère creux de spéculations s'il ne se trouve pas placé sur le terrain objectif de son utilité pratique dans le milieu ouvrier international (lequel doit justement se constituer). Mais l'avenir n'est pas l'au-delà indifférent du présent; il est bien plutôt, comme tous les savent, sa vérité.

Si nous, désormais, ne voulons plus seulement des lecteurs, et si nous ne voyons que les ouvriers comme étant capables d'être nos interlocuteurs, si nous commençons à penser à des actions - et nous pouvons en penser d'autres - qui suscitent des situations révolutionnaires dans le milieu ouvrier (soit qu'elles adviennent matériellement dans ce milieu, soit plus facilement qu'elles le touchent d'une façon directe), ceci ne sera en cas de succès, que la prémisse d'un mouvement pratique constant. Les conséquences de nos propres actions nous poussent en avant, et nous certainement nous ne nous replierons pas en arrière: nous continuerons alors notre lutte dans "notre parti". Une discussion énormément élargie avec la génération des prolétaires qui se préparent à renverser le monde, la communication désormais directe de la théorie accompagnée depuis l'élaboration jusqu'à l'usage, seront alors une seule grande tâche organisationnelle.

C'est dans les "Thèses d'avril" qu'est contenue la première formulation concrète du nouveau programme: "Ce qui nous sert, c'est à mes yeux indistinct de ce qui sert à unifier et radicaliser des luttes éparses. C'est la tâche de l'I.S. en tant qu'organisation. En dehors de ceci, le terme "situationniste" pourrait vaguement désigner une certaine époque de la pensée critique...". Inséparable de "ce qui nous sert", ce qui nous manque est "un accord pratique sur la positivité de ce que nous tentons de réaliser ensemble", et donc "une longue discussion sur la fonction de l'ouvrier dans la société spectaculaire-marchande, et sur notre stratégie" (Raoul [Vaneigem]). Toujours moins exclusivement expression "prophétique" d'un avenir calculé, et toujours plus réelle force pratique du présent qui sait se faire reconnaître par ses alliés, c'est dans cette tension que se définit l'organisation et que se déplace sa caractérisation fondamentale, de la théorie à la pratique. Dans une époque où le mouvement révolutionnaire était absent, la pratique de "cohabiter avec le négatif" a voulu dire surtout manger à la table de la pensée critique (pour qui ce n'est pas tant la révolution qui est vraie, mais c'est la vérité qui est la négation pure); mais dans la mesure où le négatif devient lui-même réel, à la force pratique de la pensée doit s'ajouter la force théorique de la pratique, tandis que la négation théorique, qui était la seule vérité de tout ce qui se produit dans la société moderne, doit se développer en une stratégie concrète, jusqu'à la découverte des diverses formes tactiques. Ainsi, la radicalité ne renvoie pas toujours l'histoire au futur mais, dans une époque révolutionnaire, elle commence à cohabiter avec l'histoire et à la pousser en avant. "L'I.S. doit maintenant prouver son efficacité dans un stade ultérieur de l'activité révolutionnaire - ou bien disparaître", mais avant le temps.

La thèse du camarade Debord suivant laquelle "ce ne sont pas tant les situationnistes qui sont conseillistes, ce sont les Conseils qui auront à être situationnistes" [Document 4] a beaucoup de chances d'être valable aussi avant les Conseils: s'il nous arrive de nous trouver plus ou moins à l'improviste, au centre du mouvement de la critique consciente des ouvriers révolutionnaires, nous ne pourrons certainement pas cacher que c'était cela que nous voulions (sans craindre de devenir par ce fait "des dirigeants"). Ce processus conduit à l'organisation conseilliste internationale, expression unifiée d'une volonté historique déjà unifiée, et dont la pratique s'établit désormais objectivement sur le terrain de l'histoire universelle.

Avec une formulation qui n'est que légèrement excessive, on peut dire qu'à propos de l'I.S. la part de promesse dépasse encore la part de réalisation, au sens qu'elle a calibré son langage sur une importance historique dont doit découler une vérité indiscutable: non seulement du vieux programme de "donner aux prolétaires leurs raisons", mais de celui, encore plus vieux, d'être "totalement populaires", pour lequel nous en sommes aujourd'hui aux préliminaires. Si l'I.S. se révèle aux yeux du monde comme le vrai "centre" de son antithèse déjà présente, comme spectre international de la subversion, et de toutes les idées les plus criminelles, elle ne sera rien d'autre, pour un nombre délimité d'années, que ce qu'elle a toujours su devoir devenir, et ce sur quoi elle a toujours calculé les jugements, la solidarité (quand l'extension de l'I.S. aura rejoint les cinq ou dix sections effectives, avec un nombre de membres cinq fois supérieur; quand elle sera désormais objectivement placée comme une force pratique en face du Pouvoir; quand surtout elle aura commencé à se répandre parmi les ouvriers dont elle aura la confiance et le soutien). Alors nous aurons perdu la déplaisante impression de pouvoir à tout instant nous arrêter de danser.

Plus encore que par la théorie, par le scandale parmi les ouvriers, qui est la vraie découverte de ce débat, il me semble que nous devons seulement agir pour le faire, de sorte que nous nous trouvions agir dès maintenant, étant l'I.S., pour un but qui est peut-être déjà au-delà de l'I.S., mais certainement de l'I.S. actuelle, donc connaître notre dépassement en étant une Internationale. Ceci pourra se constituer réellement quand l'I.S. (et de préférence quelques autres organisations alliées et groupes autonomes alors existants, ou encore une seule organisation conseilliste reconnue) sera en relations avec un certain nombre d'ouvriers ou groupes d'ouvriers radicaux dans plusieurs pays, déjà en état de céder quelques-uns de leurs éléments les plus avancés pour des nouvelles tâches organisationnelles ("Avoir pour but la vérité pratique"); quand donc un courant situationniste apparaîtra dans les nouvelles luttes modernes - dans les usines comme déjà dans les universités - comme celui qui pousse toujours en avant. L'I.S. soutient actuellement un mouvement d'"étudiants" et irréguliers radicaux semi-autonomes; elle saura se faire soutenir par les ouvriers. Vouloir se lier directement au milieu ouvrier en se présentant sur l'unique mode possible, c'est-à-dire par des actions exemplaires, et vouloir le succès de ces actions, c'est à mes yeux identique à vouloir cette nouvelle situation, à agir pour elle. Comme nous l'avons dit nous-mêmes pour chaque groupe autonome, chaque section de l'I.S. doit se proposer d'avoir un milieu d'action autonome avec les ouvriers. Si l'I.S. est la seule organisation existante qui a en même temps quelques bonnes raisons et quelque probabilité de rencontrer (rencontrer pour ne plus s'en séparer) le prolétariat sur le terrain historique, et s'il lui suffit d'être connue des ouvriers de tous les pays parce que les conséquences de ce simple fait créent l'Internationale, le moment n'est pas très loin où celle-ci devra se constituer, dans le mouvement de la négation, comme force pratique positive (politique).

Ces esquisses sur l'organisation ne servent peut-être pas à grand-chose pour le moment, sinon pour aborder le sujet et pour nous préparer à ajuster le tir sur un objectif précis. Mais elles ne sont pas de simples anticipations: connaître les implications de nos actions et de nos projets mêmes, les vouloir ou en vouloir d'autres, voilà ce qui nous définit avec la plus grande clarté. Se tromper est facile et, pour le reste, sur la question de l'organisation, comme à la porte de l'enfer, on est bien franchement avertis: "Ici, il faut abandonner toute crainte; toute lâcheté doit être mise à mort".









Milan, mai 1970                                             Paolo Salvadori


(Deux notes différentes). Dans tout ce qui précède, il est évident que je m'offre le luxe de passer par dessus les questions de notre pratique commune et de la vérification de la participation de chacun, aussi bien que celle de l'analyse, du reste achevée, de la crise récente. Il est pourtant évident aussi que toute cette discussion même n'a aucun sens en dehors de la résolution pratique de ces banalités sur lesquelles "se joue notre existence même". A ces propos, me paraissent décisifs les points 1 du dernier texte de Raoul [Vaneigem - Document 14] et 1-4, 1/c des deux textes de Guy [Debord - Documents 4 et 12]. Encore une fois les exclusions n'ont pas marqué un progrès théorique de l'I.S., dont la définition de ce qui est inacceptable me semble pour le moment difficilement dépassable, mais ce qu'on dit voir, c'est un progrès pratique, dont le minimum est que chacun connaisse parfaitement ses attributions.

Le présent débat s'est accordé sur un accroissement de notre spécificité, concept qui en lui-même ne contient aucune précision, mais qui l'acquiert par rapport à ce qu'il combat. Le premier et le second texte de Raoul [Vaneigem - Documents 5 et 14] en fournissent en même temps les clefs. Contre la tendance à être de purs conseillistes, à devenir un groupe politique, l'affirmation de notre critique, qui est notre unique spécificité (notre anti-spécificité est celle de l'affirmation de la valeur intégrale des individus - leur praxis comme seul critère), c'est encore une fois la lutte contre toute tendance idéologique. Le dernier texte de Riesel [Document 13] souligne le rapport entre notre spécificité et le développement théorique. Accroître notre spécificité ne peut avoir d'autre sens que celui d'accroître la distance objective qui nous sépare de la fausse critique et de la fausse contestation, la seule limitation pouvant être celle du retard consécutif au fait de rester circonscrit dans un milieu restreint, ce qui est le cas de quelques-uns des prosituationnistes. La reconfirmation de notre spécificité se produit ainsi sur deux modes: contre la récupération de nos thèses existantes, et avec l'avancement théorique et pratique de notre projet; par un détachement et par une approche, l'acquisition de notre nouvelle spécificité comme popularité - parmi les ouvriers bien entendu. En bref, ce n'est pas tant que les situationnistes sont les seuls théoriciens, c'est que la seule théorie est situationniste.

DOCUMENT 17 - René RIESEL (12 mai 1970)

Notes pour la réunion du 12 mai 1970
La lecture des textes de la "première série" et les discussions consécutives me semblent devoir entraîner des conclusions semblables à celles qu'a relevées Guy [Debord] dans son texte du 27 avril [Document 12]. A ceci près qu'en ce qui concerne l'existence même de l'I.S. en France, et donc son mode d'existence, il me paraît de plus en plus difficile de sérier et de séparer les trois "points essentiels déjà apparus".

Le seul moyen qu'a l'I.S. de continuer à être une organisation révolutionnaire est de faire plus et autre chose que ce qu'elle a déjà su faire. Voilà une banalité, mais qui mérite d'être dite pour bien localiser le centre de la crise.

Il s'agit maintenant de renforcer notre spécificité (point a relevé par Guy) parce que l'absence de développement théorique parmi nous (point b) avait d'une part figé notre attitude pratique dans un peu de "situ-vantardise" et amené d'autre part des tendances à la vieille politique révolutionnaire (les Conseils, etc.); C'est bien sûr le manque de participation vérifiée - pourtant toujours vérifiable - de tous (point c) qui a occasionné à la fois l'arrêt de notre élaboration théorique et l'abandon de notre spécificité.

Si nous voulons que ces débats entraînent un renouveau théorico-pratique il faut donc que nous définissions le minimum de style-pratique situationniste (rapine, etc.) pour pouvoir faire le travail théorique indispensable et nécessairement spécifique des situationnistes.

Tout cela doit trouver à court terme sa vérification pratique. La rédaction du n° 13 de la revue permettra de voir si nous sommes au moins capables de confectionner une revue égale (et donc supérieure) en qualité à celles déjà parues. Ce test ne saurait être que le dernier.









                                             Riesel
 









 
DOCUMENT 19 - Raoul VANEIGEM (19 mai 1970)
Note de synthèse pour la réunion du 19 mai 1970

a) Sur l'organisation

L'accord répété sur nos faiblesses n'a pas encore abouti à un accord pratique sur la positivité de ce que nous tentons de réaliser ensemble. Deux principes sont donc désormais indiscutables: pas de désinvolture dans et avec l'I.S.; et participation générale par la preuve ininterrompue des capacités de créativité (la re-adhésion permanente dont parle Christian [Sebastiani – Document 8]).
Remarque sur le retour de la séparation:

Il s'agit moins d'être ensemble dans une sorte de communauté organique, dont nous ne voulons pas, que d'agir ensemble. Et il est ridicule de supposer que la chose soit seulement possible et souhaitable quand nous nous rencontrons une fois par semaine (on a pu évoquer récemment la tendance, qui semble se manifester maintenant, de penser à heure fixe). Penser par discipline de groupe revient évidemment à penser différemment pour le groupe et pour soi, donc à penser mal pour l'un comme pour l'autre. S'il paraît nécessaire d'être de plus en plus explicite entre nous sur notre spécificité, il est néanmoins navrant de dire en clair comment chacun se comporte, ou devrait se comporter spontanément, à savoir: s'efforcer d'être au centre de l'organisation, faire du groupe un prolongement de ce qu'il veut. Notre pari est très simple, il suppose que nous avons assez de passions pour en tirer la théorie et la pratique radicales qui saisiront les masses. Celui qui perdra ce pari, pour toutes les raisons que l'on voit, n'a plus sa place parmi nous.

b) Sur l'organisation du groupe

A souligner en particulier:
-        le manifeste et son appui tactique.
-        ne traiter avec un groupe ou un individu autonome que lorsqu'il a fait la preuve de son autonomie.
-        préciser et rappeler notre spécificité dans l'élaboration théorique et pratique.

Il manque maintenant une longue discussion sur la fonction de l'ouvrier dans la société s[pectaculaire]-m[archande], et sur notre stratégie.
Je propose que les projets ou suggestions soient centralisés dans un dossier ouvert et communiqué à chacun, avec des thèmes sériés: finance, agitation, discussions, travaux en cours ou souhaités, etc.

c) Sur le plan de la revue

Je souhaite voir préciser très vite l'orientation de la revue dans un sens clairement unitaire. Il me semble que le n° 13 devrait évoquer un tir de mortier sur toutes les positions, y compris nos positions occupées par l'ennemi (coller de près à la formule de René-Donatien [René Viénet] d'un assaut généralisé):
-        de petites notes corrosives, d'une lecture facile parce que bien groupées par thèmes et illustrant l'avertissement.
-        que chaque thème soit un rappel et une précision de nos secteurs offensifs (spectacle, survie, séparation, parcellaire, totalité, dépassement, etc.).
-        ce que nous attendons de la révolution (et comment), ce qui n'est pas révolutionnaire (ce qui ne le sera jamais, ce qui peut le devenir); critique du terrorisme.
-        rappeler aussi avec qui nous n'avons jamais accepté ni rencontre ni discussion (chrétiens, staliniens, trotskistes, etc.), avec qui nous ne discuterons pas (nos candidats chiens de garde, etc.).
-        peut-être un rappel contre la notion de parti et des encadrés avec des formules dans le style de celles que nous aimerions voir prochainement sur les murs.
-        recourir aux faits-divers exemplaires.
-        le n° 13 devrait être un n° 9 au degré supérieur.









                                                       Raoul



















DOCUMENT 20 - Christian SEBASTIANI (19 mai 1970)

Notes pour la réunion du 19 mai 1970

1.        Pour apporter ma modeste contribution dans le débat sur l'orientation de l'I.S. qui intéresse plus particulièrement la section française en fonction de sa supériorité numérique, et donc dans "l'examen" de la participation de tous je voudrais donner quelques éléments au dernier texte de René [Riesel – Document 17] qui pose, en définitive, le problème dans sa simple vérité. Comme il faut ne rien écrire d'autre de ce que nous sommes, mais surtout ne jamais être en-deçà de ce que nous avons déjà écrit (dans les deux cas contraires on ne serait que des Lukacs écrivant Remarques méthodologiques sur la question de l'organisation) je pense que René [Riesel] a raison quand il veut que "nous définissions le minimum style-pratique situationniste". Je crois que le premier pas du dépassement des conditions passées et présentes est l'analyse (rapide mais précise) de ce que nous avons fait dans cette période (disons: depuis la sortie du n° 12, la VIII° conférence [de Venise -septembre 1969], jusqu'à maintenant). René-Donatien [René Viénet] dans ses textes du 5 mai [Document 12] et du 12 mai [Document 18 – Non disponible] résume assez bien ce que nous avons fait : "notre vie publique, même si nous ne nous sommes pas réfugiés dans le désert, est inexistante depuis le n° 12"; "un danger nous guettait, à savoir que dans la section française il y avait deux théoriciens et que les autres situs n'étaient d'une certaine façon que leurs hérauts d'armes". Voilà ce qui doit maintenant changer. La pratique de la dernière période donnerait tort à René [Riesel] quand il écrivait (texte du 18 avril 1970, point 5 [Document 13]) que le "goût de la théorie, et celui de la pratique de la théorie" était "la base" de "notre communauté objective de goût". Mais René [Riesel] a raison parce qu'il doit l'être, ou du moins le devenir effectivement et rapidement. Je ne sais pas "si René-Donatien [René Viénet] est en mesure de dépasser le stade d'une participation blasée", si François [de Beaulieu] ne se "limite pas (...) à la production d'un courrier des lecteurs espagnols", si "Christian [Sebastiani] peut dépasser sa condition de poète des murailles", mais je sais que ce n'est que dans l'I.S. que cela pourra se faire - parce que dans l'I.S. le vrai se vérifie toujours. En deux mots, nous sommes des théoriciens et des voyous; mais il faut que nous soyons d'abord des théoriciens pour être les voyous qui "appliqueront la théorie de plus en plus près des activités concrètes". Ainsi, de la même manière que les conseils seront le lieu où les gens pourront devenir intelligents, l'I.S. est le lieu où tous les camarades peuvent - et donc doivent - bien employer leur intelligence et toutes leurs capacités (le cas d'Alain [Chevalier] est, à ce sujet, très significatif. Entre autres critères, il a été admis sur le fait qu'il pourrait s'améliorer mieux et plus vite parmi nous qu'en dehors. Ce critère évidemment insuffisant s'il est unique, contient néanmoins une grande part de vérité. Si Alain [Chevalier] ne s'est pas amélioré c'est bien sûr de sa faute, mais nous devons considérer notre part de responsabilité dans la mesure où nous n'avons pas vérifié cette "non-amélioration", et sa correction puisque sa faute a été sanctionnée sur le champ. - Ne pas oublier que les "manquements pratiques" sont le symptôme les plus grave chez un situ car ils ne sont rien d'autre qu'un mauvais emploi de l'intelligence dans le meilleur des cas, ou le simple emploi de l'intelligence dans le pire). Le problème n'est donc pas qu'on puisse faire mieux avec un peu de temps, de chance, de santé, d'argent mais que l'on fasse aussi bien sans temps, sans chance, etc.

2.        Dans le débat qui vient de s'ouvrir et qui annonce une nouvelle époque pour l'I.S., il apparaît donc que la conscience de ce que nous sommes doit toujours être au-delà de l'image que nous pouvons donner de nous-mêmes. Cette image doit cesser d'être une image, même dans le spectacle. En ce sens que nous pourrons là aussi vérifier la réaffirmation de notre spécificité quand nous pourrons précipiter le désastre où l'on reconnaîtra les situationnistes.

3.        A mon avis, la perspective de cette "vérification" peut commencer à jouer son rôle dans la lutte immédiate contre le situationnisme. Si la récupération ne peut qu'idéologiser la critique radicale en essayant de la faire passer pour une marchandise de plus, c'est bien parce que la critique radicale se banalise à la vitesse de l'aliénation moderne. Il va donc falloir faire connaître le prix de la récupération (Proposition: Paolo [Salvadori] et moi pensons qu'il serait souhaitable de faire connaître "ce prix" à De Donato avant la sortie du n° 2 italien).

4.        Quelques mots sur les déjà nombreuses propositions et thèmes dégagés des précédents textes suivant un choix de leur importance - qui ne sera sans doute pas suivi.

-        Le n° 13. Une notule sur la drogue qu'on avait décidée mais qu'on a oublié de placer (dans la "décomposition culturelle", par exemple). Le dernier avertissement aux lecteurs qui doivent lire l'I.S. sans pisser devra être un texte presque immonde pour eux parce que ce sera le premier lu: peut-être verra-t-on des gens jeter la revue dans le caniveau dès la première ligne.

-        Le Manifeste. Je m'accorde avec René [Riesel] au point 7 de son texte du 18 avril 1970 [Document 13] sur la définition de sa violence et de la "prophétie". Mais il faut faire extrêmement attention qu'il n'est pas certain que le manifeste sera "soutenu par une sorte de Strasbourg des usines". Il faut en tenir compte. Si les ouvriers ne viennent pas à nous (c'est-à-dire à eux-mêmes) on aura bonne mine. Aussi il ne faudra pas être tendre avec eux dans le sens qu'écrivait Raoul [Vaneigem] ([Document 5] - mars 1970): "il est honteux que ceux qui disposent des moyens réels de la révolution s'en servent pas ou si mal".

-        Le cinéma, "urgente" forme de notre activité théorico-pratique (pour la même raison que Donatien [René Viénet]: "le situationnisme va commencer à s'en mêler" [Document 15] - noter que Godard a commencé à mettre du vin dans son eau). Peut-être serait-il bon d'écrire quelques thèses, même sans les publier. Paolo [Salvadori] a quelques questions à poser; je pense qu'il n'est pas le seul.

-        Le recueil de nos citations. Il faudrait aussi récapituler tout ce que nous avons écrit sur les conseils (dans l'I.S., dans le Traité, et surtout dans le Spectacle).

-        Les papillons. L'avantage est que le texte peut être assez long. Je pense qu'ils devront être tout simplement très choquants.
Il va maintenant s'agir de mettre un terme final à tous ceux qui nous montrent un gland alors qu'on veut voir un chêne.









Milan, le 17 mai 1970                                             Christian









 DOCUMENT 21 - François de BEAULIEU (19 mai 1970)

Notes pour la réunion du 19 mai 1970

A)        Des textes déjà faits, je retiens pour importants et non contradictoires avec ceux déjà retenus, les points suivants:

La nécessité de définir ce qui doit fonder la communauté situationniste, de réaffirmer pour le monde la spécificité de l'I.S. et pour l'I.S. la spécificité de chaque situ.

La triade Manifeste - numéro 13 - carnet du G.S. [Grèviste Sauvage] dont le dernier élément pourra être le point d'orgue de la revue et l'annexe circonstancielle du Manifeste qui devra tenir beaucoup du boomerang d'Australie dans la deuxième partie de sa trajectoire.
Le choix du parti-pris de la discussion. Discussion qu'il faudra montrer comme tâche minimum pour les groupes en formation dans les mois à venir en l'absence d'une reprise qualitativement différente des grèves sauvages.

B)        En ce qui concerne la discussion du plan de la revue je crois utile d'ajouter ou de préciser les points suivants:

Des notes sur notre utilisation du cinéma qui devraient servir à notre offensive dans ce domaine.
Des éclaircissements sur "les problèmes de la société de classes" tels qu'ils se posent actuellement aux ouvriers sauvages dans leur organisation face aux autres travailleurs.

Je ne crois pas que notre présence dans le spectacle décourage le situationnisme à la Brauwillener ([Allusion à Eliane Brau] cf. texte René-Donatien [René Viénet - Document 11]) mais qu'il importe bien plus de lutter contre le situationnisme tel que l'a défini Raoul [Vaneigem] en accélérant la compréhension de la décomposition et l'abolition des séparations. L'unification des textes de la revue ira dans ce sens et sera à même de dépasser les fragmentations du projet qui menaçaient son expression.








                                                       [de] Beaulieu 
 













 














DOCUMENT 22 - Gianfranco SANGUINETTI (juin 1970)

Notes sur le débat stratégique

1. (Encore sur la période récente, et sur celle qui s'ouvre)

On est tous d'accord: dans le moment où la réalité semble chercher de plus en plus la pensée situationniste partout en Europe (mais même ailleurs), ce fut le développement même de cette pensée qui ne se laissait trouver nulle part. La Conférence de Venise [septembre 1969] a été sans aucun doute "exemplaire" de ce non-développement "intensif". Et la période après Venise a été bien exemplaire des dimensions réelles du développement extensif de l'I.S.).

Jamais, je crois, l'I.S. n'a eu tant de membres qu'en 1969, qui l'aient "servi" moins; ou bien, ce qui revient au même, de membres qui se soient moins servi de l'I.S. Cela va sans dire, mais il a été vraiment honteux que ceux qui disposent de la plus moderne et cohérente organisation révolutionnaire internationale d'aujourd'hui s'en soient servis si peu et si lentement; presque comme si on avait dans quelques moments un doute sur le fait qu'elle soit vraiment à la disposition de ceux qui veulent et savent s'en servir.

S'efforcer d'être au centre de l'organisation, comme dit Raoul [Vaneigem], et être "admirable" pour tous les autres, c'est la même chose. Et ce qui est vrai pour chaque situ doit devenir vrai pour chaque section: l'I.S. doit cesser d'avoir, de fait, un seul "centre" à Paris et plusieurs périphéries, est (il va de soi que ce ne sont plutôt les camarades des autres pays qui doivent commencer à l'être, compte tenu, évidemment, des difficultés spécifiques). Même à ce sujet la section italienne doit pouvoir beaucoup: elle doit fournir au minimum un exemple de comment on peut aujourd'hui construire bien l'activité d'une section de l'I.S. dans un pays autre que la France.
En d'autres termes, la section italienne et son succès souhaitable doivent être tout de suite un exemple et surtout un précédent pour d'autres, futures ou présentes, au moins comme la section française l'a constamment été depuis plus de dix ans, car parmi les autres sections nous sommes dans la position la plus favorable.







Il faut, dans la période qui vient, et dans la mesure où nous voulons qu'elle soit réellement créative et d'expérimentation, donner de moins en moins pour escomptés l'activité ou les choix de l'I.S.: pour ça il est évident qu'il ne faut plus que des situs fassent problème pour l'I.S. (par exemple, comme quelque camarade italien a fait), mais plutôt que l'I.S. et tous ses choix soient le problème de chaque situ. Il serait en fait ridicule que des situs veulent résoudre les problèmes stratégiques de l'I.S. sans même affronter les leurs (cf. Raoul [Vaneigem]: "penser par discipline de groupe..."). L'I.S., au contraire de ce qu'aurait voulu ce malheureux Pavan, n'est une sinécure pour aucun de ses membres, comme elle ne l'est pour aucun de ses ennemis; c'est Et réciproquement, en attendant activement ce plus grand intérêt réel pour nous, il nous faut une stratégie précise pour combattre l'intérêt des récupérateurs et des producteurs de situationnisme, intérêt qui malheureusement est aujourd'hui plus réel que celui qu'il nous faudrait.
Sans doute il y a différentes façons de combattre les récupérateurs: une bonne tactique pour leur saboter leur travail. C'est de leur en donner trop. Il faut leur augmenter les cadences, à ces salariés de l'ordre établi! Notre bénéfice sera immédiat et double. Afin de ne pas se faire récupérer, ce qui veut dire savoir de quelque façon se détourner. Les progrès de l'I.S. seront en ce sens mesurés par sa capacité de se détourner elle-même sans cesse.encore pour cela que, si connaître l'I.S. peut avoir été pour quelqu'un de nous un heureux hasard, y rester ne peut aucunement l'être. Il me semble qu'il ne faut pas du tout encourager entre nous (et aujourd'hui moins que jamais) un certain optimisme sur nous-mêmes, d'autant plus qu'il aurait, d'un autre point de vue, de véritables raisons d'être; et ceci non pas pour une sorte de "rigorisme" stupide, mais simplement car je suis convaincu d'abord que nous n'en avons pas besoin, et surtout qu'il ne nous servirait de toutes façons à rien. Du reste ce débat démontre déjà assez bien ce qui nous servait.

Une dernière chose à propos de la période de crise et des récentes exclusions. Le camarade Christian [Sebastiani – Document 8] disait dans son premier texte, en référence à cette crise, qu'"il est triste mais vrai qu'il nous faut dire: l'I.S. ça a aussi été ça". Or les échecs des membres de l'I.S. sont même, en partie, il est vrai, des échecs de l'I.S. elle-même. Mais je crois qu'il ne faut pas être tristes pour ça, car pour l'I.S. ce genre d'échecs sont un moment de son succès, parce que ce n'est plus en tant qu'échecs qu'ils marquent le progrès historique de l'I.S. Et le succès historique de l'I.S. sera sa vérité.

2. (Quelques remarques sur notre stratégie et sur ce débat)

Comme Paolo [Salvadori – Document 16] le notait avec raison, nous devons plus et mieux directement et consciemment par les autres révolutionnaires, dont l'existence même, quand elle est réelle, est bien sûr déjà un grand soutien indirect et une vérification de notre théorie. Mais il faut beaucoup plus d'intérêt réel pour nous, parce que nous nous sommes complètement populaires et parce que le mouvement et la lutte que nous annonçons mettent tous en marche; et, en éclairant les intérêts de tout le monde, ils doivent conférer à tout le monde l'intérêt pour cette lutte, pour notre lutte.

Et réciproquement, en attendant activement ce plus grand intérêt réel pour nous, il nous faut une stratégie précise pour combattre l'intérêt des récupérateurs et des producteurs de situationnisme, intérêt qui malheureusement est aujourd'hui plus réel que celui qu'il nous faudrait.
Sans doute il y a différentes façons de combattre les récupérateurs: une bonne tactique pour leur saboter leur travail. C'est de leur en donner trop. Il faut leur augmenter les cadences, à ces salariés de l'ordre établi! Notre bénéfice sera immédiat et double. Afin de ne pas se faire récupérer, ce qui veut dire savoir de quelque façon se détourner. Les progrès de l'I.S. seront en ce sens mesurés par sa capacité de se détourner elle-même sans cesse.

Les artistes, les intellectuels, les étudiants: nous tous en avons assez. Il faut donc, peut-être, être indulgents contre eux: il me semble que depuis 68 la plupart des attaques contre eux, pour violentes qu'elles soient, risquent d'être objectivement pédagogiques plutôt qu'exemplaires. Par contre, avec ceux desquels nous nous attendons tout, les ouvriers (et, bien sûr, nous), nous n'avons nullement à être indulgents (cf. le dernier texte de Christian [Sebastiani]: "il ne faudra pas être tendre avec eux").
Il nous faudra de plus en plus laisser de côté toutes les justifications (à commencer par les nôtres): nous savons qu'elles existent, si on va les chercher, mais nous savons encore mieux que c'est le vieux monde qui les produit pour son bénéfice, et donc que c'est même à nous de les faire cesser d'exister. Nous, nous avons normalement choisi d'être collectivement et individuellement compromis avec le prolétariat; il faut même que les prolétaires, nos prochains interlocuteurs, commencent à compromettre directement avec nous. Il me semble, par exemple, qu'en Italie nous devrons savoir et être en mesure de critiquer les ouvriers pour ce qu'ils ont fait et ce qu'ils n'ont pas fait, par exemple dans le mois de décembre 1969.
Et, en Europe, au moins dans tous les pays où nous sommes, est critiquable justement le fait que les ouvriers ne soient généralement pas encore en mesure de nous parler et de nous critiquer, pendant qu'ils commencent déjà à se parler et à se critiquer (plus généralement, et pour ce qui nous concerne nous, il va de soi qu'il est inutile, voire académique, que nous critiquions les ouvriers avant d'être en état de communiquer avec: voilà l'importance que le Carnet du G.S. [Gréviste Sauvage] va forcément assumer).

Particulièrement remarquable me semble le texte de Paolo [Savadori – Document 16] pour les problèmes qu'il aborde, en ouvrant cette discussion sur notre stratégie dont Raoul [Vaneigem] souhaitait le commencement dans son dernier texte. Préciser, comme l'a essayé Paolo, ce qui nous éloigne de la réalisation de la société sans classes, c'est en fait déjà ébaucher les lignes de force de notre stratégie positive. L'un de nos buts, au moins depuis qu'on s'est défini comme cela, c'est de nous dépasser en tant que "groupe de théoriciens". "Mais si nous ne pouvons aller au-delà de la théorie sans affronter décidément la pratique, nous ne pouvons pas non plus affronter la pratique sinon au moyen de notre propre théorie" (Paolo [Salvadori]). Et, plus trivialement, il est évident depuis toutes les interventions de ce débat que l'I.S. ne pourra réellement et définitivement se dépasser comme "groupe de théoriciens" que lorsque sa production théorique sera au moins quantitativement, et donc même comme rythme, très supérieure à celle qu'elle a mené jusqu'ici (cf. Riesel et d'autres sur ce point).

Autre point. Si on peut dire que nous nous sommes assez bien servis des Thèses d'avril 1968 en France et en Italie et même, peut-être en Espagne et en Scandinavie, il faut encore les voir à l'oeuvre en Angleterre, aux USA, en Allemagne etc. - Il est temps, par exemple, que l'I.S. ait une bonne revue en langue anglaise. Il me semble que nous la méritons, d'autant plus que les prolétaires des USA, d'Angleterre et d'Allemagne, nous méritent de plus en plus. Sans doute, avec un ou plusieurs films, il nous sera plus facile de pénétrer dans ces pays plutôt qu'avec des textes (voilà une raison en plus pour se dépêcher avec le cinéma).

Plus abstraitement, sur notre stratégie, on pourrait dire que l'I.S. se pose évidemment seulement les problèmes qu'elle peut résoudre, mais qu'il est devenu encore plus évident qu'aujourd'hui elle doit pouvoir résoudre beaucoup plus de problèmes que ceux qu'elle s'est posés jusqu'ici.
Ce ne sera pas sans difficultés; d'ailleurs rien ne se produit sans un effort. Mais la valeur du changement que l'I.S. doit opérer sur elle-même ne sera pas mesurée par son coût, mais par ce qu'en aura gagné en l'ayant accompli. L'I.S. doit continuer à produire des situs; mais maintenant elle ne peut le faire qu'en commençant à produire bien d'autres choses (cf. Riesel "... faire plus et autre chose"). Si l'on veut encore étonner ce monde, camarades il faut faire vite.

Les problèmes posés par ce débat, ce sont des problèmes de choix et donc de savoir choisir. En général, on peut considérer que le débat sera bien terminé quand on aura très précisément défini pratiquement tout ce à quoi nous ne devons plus nous intéresser, ce en quoi nous devons nous engager encore plus, et finalement ce dont il est temps qu'on commence à s'occuper. De ce point de vue, nous en sommes déjà à un bon point. Maintenant je pense que la discussion doit prendre deux différentes directions: l'une, à plus long terme, d'approfondissement et de précision des questions fondamentales de stratégie et de développement des questions théoriques déjà soulevées, et de celles qui le seront; et l'autre direction tournée plus directement vers la précision rapide des temps et de modes de réalisation de ce que nous venons d'approuver, et que nous allons bientôt décider (j'ai parlé des modes car ces réalisations, cela va sans dire, ne pourront qu'être internationales au double sens que les camarades de toutes nos sections vont participer à leur construction théorique et à leur mise en pratique dans les différents pays: problème de choisir des équipes de travail, de fixer des rencontres, d'aider dans leur action les sections numériquement moins fortes, etc.).







3. (Quelques modestes propositions "sur l'économie", même par rapport au débat sur la condition ouvrière, à commencer)

Sans vouloir tomber dans cette tendance de Marx, mais pour ne pas en créer une inverse, je propose une plus grande attention théorique aux problèmes économiques, même si le sujet n'est certainement pas l'un des plus passionnants. D'ailleurs, toutes les modifications et les véritables changements qui se sont produits dans ce dernier demi-siècle dans ce domaine, contribuent à le rendre plus intéressant.

Il ne peut pas s'agir, aujourd'hui moins que jamais, et certainement pour nous, de prévoir une quelconque "crise" économique et, de cette prévision faire dériver la "nécessité" mythologique d'une crise sociale. C'est au contraire que, parce qu'il a déjà une grave crise sociale qui monte partout, c'est le bon fonctionnement même du secteur économique qui en est directement touché. On l'a bien vu en mai et après. On le voit bien maintenant en Italie (mais même aux USA et en URSS).

Depuis Marx, aucun révolutionnaire dialecticien (sauf nous, mais trop peu) n'a dit quelque chose de réellement nouveau sur le procès particulier de développement du capital. A en parler, il y avait seulement les spécialistes de sa survie, et pour sa survie, bien entendu. Il nous faut maintenant, d'une certaine façon, "démystifier" complètement cet argument "monstre". Il y a longtemps qu'en Italie comme ailleurs l'"intelligence" du capital (comme celle du pouvoir) réside surtout dans la stupidité de ceux qui la lui attribuent, généralement des idéologues gauchistes qui ne la lui attribuent que pour justifier leur impuissance, à tous égards, dans leur "lutte" contre le capital. Ceci est si vrai que ce n'est pas par hasard qu'on s'étonne un peu de ses moments de relative lucidité (bombes, etc.). Et si le capital est même parfois, et de plus en plus, contraint à être lucide, ceci revient à témoigner de la précarité de son état général, et ne met en évidence que sa stupidité habituelle. Par les ouvriers, elle est seulement soupçonnée, comme la faiblesse de ce système de production; mais il faut qu'ils en soient totalement conscients; il faut qu'ils se disent que les P.C. et les syndicats montrent la moindre des choses comme très difficile, sinon impossible, seulement parce qu'il en va de leur peau. Et que donc tout devient bien facile.

On peut bien dire qu'après 50 ans de défaite et de mensonges, les ouvriers ne se mettent en général jamais en lutte sans des "garanties" de sérieux et de succès (cf., par exemple, comme seulement après plus qu'une semaine de vraie lutte de rue à Paris en 68 les ouvriers ont bougé dans le pays entier). Mais, en devenant conscients des faiblesses de l'adversaire, ils comprennent que l'unique garantie de sérieux, ce sont eux et seulement eux qui peuvent se la donner. Voilà alors un premier grand succès pour eux.







Quant à nous, nous pouvons déjà entrer "dans la mêlée" en faisant un bon Carnet du G.S. [Gréviste Sauvage] selon la suggestion de Donatien [René Viénet]. Ceci me semble urgent autant, et peut-être même plus, que le cinéma, à faire en même temps (mais sans doute plus long et difficile à réaliser). Notre carnet du G.S. va montrer à tous les ouvriéristes, non moins qu'à ceux qui nous accusent "d'ouvriérisme", qu'attendre beaucoup des ouvriers ne veut nullement dire attendre que les ouvriers "bougent"; et surtout pas quand ils sont déjà en marche d'un bout à l'autre de l'Europe. Et il doit montrer aux ouvrier que, dans les usines et dans tous les lieux de l'abrutissement programmé, c'est seulement avec leur créativité qu'il est possible de s'armer contre la planification de son absence. En fait, si le pouvoir peut encore tolérer plus ou moins bien les nouvelles techniques du désordre dans la culture et dans les écoles, il est suffisant qu'elles rentrent dans les usines et dans les bureaux (et elles ne peuvent y rentrer que bien enrichies) pour que tout le monde s'aperçoive, en même temps que de la précarité des conditions de la marchandise, du caractère concret de leur force.
Pour des petits groupes de travailleurs révolutionnaires, commencer avec des actions rapides, sauvages, peu coûteuse pour eux, surtout pour transmettre, avec elles, l'initiative qui les a portés à la lumière, cela signifie déjà diffuser toute autre initiative; cela signifie "obliger" tous les prolétaires à les comprendre, à s'y reconnaître, et donc à les reproduire.

Il faudra, entre autres choses, être même en mesure de communiquer aux ouvriers notre goût pour le jeu; et nous-mêmes, jouer plus. D'ailleurs, aujourd'hui, jouer veut simplement dire savoir tout mettre en jeu dans la lutte pour notre libération. Il faut que les ouvriers goûtent le plaisir que procure ce genre de jeu: construire des situations qui valent la peine d'être vécues, voilà l'unique chose à laquelle aujourd'hui il vaut la peine de se dédier.

Un certain intérêt pour l'économie, la discussion sur la condition ouvrière proposée par Raoul [Vaneigem], et notre action directe parmi, et avec, les ouvriers sont en ce sens tous nécessaires à brève échéance.







Milano, juin 1970                                             Gianfranco
 

















 DOCUMENT 23 - Guy DEBORD (7 juillet 1970)

Note sur une question urgente et concrète
(à joindre au débat d'orientation)
Dans nos récentes relations avec "le monde de l'édition", des imprudences téléphoniques irrationnelles se sont produites à répétition. Et elles n'étaient certes pas les premières.
On est désormais forcés d'en déduire que l'I.S. dans sa formation actuelle et dans son style actuel, n'est pas en état de mener sérieusement la moindre entreprise qui exige de la discrétion.
Tous les camarades doivent faire à ce propos un choix, entre des options malheureusement très peu nombreuses. Faut-il renoncer à toute une part de l'activité qui rend efficace un "groupe de théoriciens", au sens où nous l'entendons? Faut-il la confier à une "organisation spécifique"? Faut-il explorer les possibilités d'un regroupement plus sûr, sur un accord théorique et pratique qui puisse réellement exécuter ce qui est toujours si aisément admis ou annoncé?
Les deux premières voies sont incompatibles avec notre base d'accord jusqu'ici connue. Faut-il donc la changer, ou bien faut-il enfin la réaliser? Ce serait la troisième voie évoquée ici. Elle risque d'être difficile à certains puisqu'elle implique, par exemple, qu'une conduite dont la critique a été admise une fois (par l'accord explicite ou simplement par le silence de tous, et de la personne concernée) ne devra jamais se reproduire. Cette voie implique la fin de l'étourderie méthodique, du spontanéisme des bêtises, de l'initiative qui sait bien qu'elle ne tient pas debout, de l'amnésie euphorisante, et de la mauvaise foi puérile employée pour quelques pseudo-raisonnements obstructionnistes. Ceci est d'ailleurs inséparable de la vérification plus générale des capacités qui est actuellement en cours avec la rédaction du numéro 13.
Jusqu'à un règlement satisfaisant, je crois ne plus devoir communiquer aux membres de l'I.S. certains faits ne concernent que moi-même dont la divulgation irréfléchie pourrait être éventuellement nuisible. Je suppose que les camarades les moins fantaisistes feront comme moi, en ce qui concerne leurs affaires personnelles. Mais ceci n'est évidemment pas un remède pour tous les problèmes que nous devons affronter en commun.
J'écrirai prochainement un texte moins limité; d'une part pour formuler mon accord avec les thèses de Paolo [Salvadori – Document 16], d'autre part pour traiter aussi précisément que possible de quelques difficultés subalternes qui retardent encore notre mise en marche à partir de cette plateforme.







(7 juillet 1970)                                                                   Guy
 









DOCUMENT 24 - Guy DEBORD (27 juillet 1970)
Remarques sur l'I.S. aujourd'hui

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Je suis en accord avec le texte de Paolo [Salvadori] (Thèses provisoires, mai 1970 [Document 16]), à deux nuances près. D'abord, à la page 5 de la traduction française, je crois qu'il faudrait dialectiser encore un peu plus la question des rapports du bolchevisme avec l'état d'arriération des forces productives en Russie, en citant le rôle même du bolchevisme de Lénine comme facteur de retard et régression pour cette part centrale des forces productives qu'est la conscience de la classe révolutionnaire. Ailleurs (page 7) Paolo présente comme "légèrement excessive" cette formulation que, dans ce qu'a pu faire jusqu'ici l'I.S., "la part de promesse dépasse encore la part de réalisation"; et je trouve que cette phrase est complètement vraie, sans rien d'excessif. Avec ces thèses de Paolo, et en y associant nombre de celles qu'ont exprimées divers camarades, notamment Raoul [Vaneigem], René [Riesel] et Tony [Verlaan] (ainsi que la très juste insistance de Gianfranco [Sanguinetti] pour que nous développions plus concrètement certaines analyses économiques), il me semble que nous avons une base sérieuse à partir de laquelle on peut développer aussi bien l'analyse stratégique que l'activité théorico-pratique, toujours plus vers le concret.






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Cependant quelques préalables subsistent, qui restent au-dessous de ce débat (quoique déjà abordés fragmentairement par des textes de René [Riesel], René-Donatien [René Viénet] et moi-même). Paolo [Salvadori – Document 16] a eu raison de mettre ces préalables entre parenthèses, car ils ont peu de relation directe avec son esquisse programmatique; et il a pris soin, dans une note finale, de suspendre le sens même de son texte à leur résolution pratique. Il faut donc encore, à présent, faire un effort pour définir plus concrètement ces difficultés, qui sont à la fois des archaïsmes dans notre propre développement historique et des pré-conditions qu'il nous faut dominer avant d'entreprendre vraiment la réalisation d'une perspective plus avancée.






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Dans la suite de ce texte, j'essaierai d'énoncer les traits principaux de ces difficultés, en me limitant à ce que je connais bien, c'est à dire à notre existence en France et en Italie. Donc je ne parlerai pas de Jon [Horelick] ou Martin, qui sont placés dans des conditions très différentes (et beaucoup plus difficiles). Pas davantage de Tony [Verlaan], dont le séjour parmi les Français a été trop bref (et, mis à part un ou deux malentendus initiaux vite dissipés, très bénéfique à mon avis). Il va de soi que je n'entends pas dans ce texte, me placer moi-même au-dessus de la critique, tout ce qui arrive dans une organisation étant finalement sous la responsabilité commune de ses membres. Cette part d'autocritique existera donc au moins implicite dans ces notes. Quelque autre camarade ne manquera pas de préciser les critiques à mon propos qu'il estimerait funestement oubliées, par moi ici ou plus généralement par les situationnistes dans les discussions précédentes et ultérieures.






- 4 -

Après déjà quatre mois de débat d'orientation, nous n'avons vu apparaître de divergences théoriques, ce qui était assez prévisible. On peut plutôt se demander si ces textes - qui vont dans le même sens et dont beaucoup contiennent d'excellentes choses - ne s'accumulent pas, comme autant de monologues, sans être guère utilisés? Je précise ce que je veux dire en évoquant cette sous-utilisation de la théorie. De même que Magritte pouvait prendre une pipe en écrivant justement dans le tableau "ceci n'est pas une pipe", déclarer que l'on ne sépare pas la théorie de la pratique, ceci n'est pas encore pratiquer la théorie; et la mise en pratique de la théorie révolutionnaire n'est pas du tout messianiquement suspendue à la victoire de la révolution, elle est exigée dans tout le processus de l'activité révolutionnaire. Pareillement, nous refusons tous, bien aisément (et ceci n'est encore qu'une utile constatation théorique) de considérer comme des modalités séparées l'activité la plus fondamentalement théorique et l'activité la plus visiblement pratique. Formuler la théorie révolutionnaire la plus générale ne peut se concevoir sans une pratique très précise - "en amont" comme "en aval" - de ce point. Et dans un combat de rue il faut encore penser! Mais si l'on sort de ces truismes dialectiques sur les cas limites, on peut considérer la situation concrète la plus courante, où se reconnaissent les dialecticiens (même si beaucoup parmi ceux-ci n'ont pas la formation intellectuelle qui permet de parler de dialectique, ou d'écrire de la théorie au niveau dialectique). Des hommes se rencontrent. Ils parlent de ce qu'ils comprennent du monde, et de ce qu'ils croient pouvoir y faire. Ils se jugent, en jugeant leur monde; et jugeant chacun le jugement des autres. Ils s'accordent ou s'opposent sur leurs projets. S'il y a projet commun, ils auront à savoir à différents moments ce que ce projet est devenu. La pratique et leur conscience de la pratique mesurent leur réussite ou leur échec (leur échec et leur succès peuvent être qualifiés, à tort ou à raison, par eux-mêmes, de secondaire ou de décisif; le résultat pourra être lui-même renversé ultérieurement, et peut-être y pensent-ils et peut-être l'oublient-ils). Etc., etc. Bref, c'est dans cette action, concertée et théorisée (qui est aussi bien la théorie à l'épreuve de l'action) que les dialecticiens révolutionnaires ont à reconnaître au mieux les éléments décisifs d'un problème complexe; l'interaction probable, ou par eux modifiable, de ces éléments; la qualification essentielle du moment en tant que résultat, ainsi que sa négation qui est à l'oeuvre avec le temps. C'est le territoire du qualitatif, où se connaissent - et où il faut savoir connaître - les individus, leurs actes, le sens, la vie. C'est l'histoire qui est présente dans le quotidien des révolutionnaires. Les camarades diront certainement que les lignes précédentes sont fort banales; et c'est bien vrai. Voici maintenant une anecdote récente qui est au contraire assez originale, au sens de surprenante et inattendue:
Tout le monde sait que Mustapha [Khayati] s'est engagé, à un moment resté inconnu de l'été 1969, dans une organisation palestinienne (cf. sa rencontre citée par lui-même à Venise [septembre 1969], de gauchistes israéliens en tant qu'un des représentants de cette organisation, etc.). Quelques semaines ou quelques mois plus tard, il en informe l'I.S., et donc démissionne - alors seulement - puisque notre opposition à la "double appartenance" est absolue, et qu'il partage tout à fait ce point de vue. Nous avons alors parlé de son mauvais choix plutôt que de sa mauvaise manière d'avoir fait un nouveau choix, parce que la question était résolue unilatéralement bien avant d'avoir été posée; et nos regrets l'accompagnèrent. Pour nous faire savoir, à Venise, les impérieuses raisons qu'il avait eu de faire ce choix, et de le faire ainsi, Mustapha exposa une analyse du développement révolutionnaire possible en Jordanie et de la nécessité subjective qu'il ressentait, de participer à cette lutte. À peine arrivé en Jordanie (dont en fait, il revenait précisément au moment de ses déclarations de Venise), il découvre - d'après son propre récit récemment - qu'il n'y a plus aucune perspective! Dans une organisation (le FDPLP [Front Démocratique Populaire de Libération de la Palestine, mouvement issu du Front Populaire de Libération de la Palestine]) dont il est très formellement membre, et qu'il désapprouve au moins sur plusieurs points, il ne mène aucune lutte politique, et après quelques mois s'en va, sans même laisser vingt lignes de critique pour y expliquer sa démission. Il revient en Europe, et rencontre d'abord les camarades italiens. Ceux-ci tirent de cette rencontre une conclusion principale, pour ne pas dire unique: qu'il serait excellent que Mustapha redevienne membre de l'I.S., puisqu'il est démystifié de son mirage jordanien, et puisqu'on peut espérer chez lui une telle intention. C'est réduire le problème à un à-côté négligeable, en faisant comme si nous n'avions eu avec Mustapha que certaines divergences - maintenant surmontées - dans l'appréciation politique des perspectives au Moyen-Orient.
Je sais bien que les camarades italiens ont quelques raisons solides et estimables pour souhaiter le retour de Mustapha [Khayati] dans l'I.S. Mais ces arguments "pour" ne peuvent même pas être soutenus si ceux qui pouvaient les formuler n'ont pas d'abord reconnu les arguments "centre" (que j'ai cités au paragraphe précédent); car c'est seulement après avoir vu, et avoir dit, ces derniers arguments, que quelqu'un pourrait entreprendre de montrer qu'ils sont moins importants que les raisons contraires. Voilà pourtant un exemple où il est fort peu probable que nous ayons une divergence théorique sur la question de l'organisation, et sur le sens des engagements qu'elle implique. Je crois que les camarades italiens ne mettront pas en doute la force des arguments que je viens de citer (ni le degré de réalité des faits puisque je les tiens tous de Mustapha). Alors, pourquoi ne les ont-ils pas cités eux-mêmes? N'en ont-ils pas compris l'importance? Ou bien les ont-ils perdus de vue, en discutant très finement de trente points annexes (Hussein [de Jordanie], la Syrie, [George] Habache [dirigeant du Front Populaire de Libération de la Palestine], Nasser, et j'en passe)? Ou bien n'ont-ils pas jugé intéressant d'envisager ces aspects du problème avec Mustapha? Cette joie pour le retour de l'Enfant Prodigue après sa débandade moyenne-orientale fait honneur à leur sens de la dialectique. Un détail doit être ajouté. Avant de pouvoir apprendre de Mustapha tout ce qu'il avait peut-être fait d'estimable en Jordanie, René-Donatien [René Viénet] lui avait adressé une courte lettre, un peu sévère dans le ton (et surtout du fait que subsistait alors un doute sur ce qui, dans l'action exotique de Mustapha, aurait pu, très partiellement, "justifier" son pari), mais qui marquait d'autant plus clairement ce qui, dans le choix fait par Mustapha en 1969, le "diminuait" - aux yeux de René-Donatien tout au moins. Les camarades italiens avaient reçu la copie de cette lettre. Il se trouve que les éléments que j'ai évoqués sont assez décisifs pour que chacun de nous doive les découvrir et les évaluer par lui-même; et en ce sens la copie de la lettre de René-Donatien aurait dû être inutile. Cependant elle était là; elle était connue. Je ne trouve pas du tout anormal qu'elle n'entraîne pas l'adhésion immédiate de tous (elle était brève et très générale, exprimant assez brutalement une opinion, et non une argumentation). Mais il est anormal que cette lettre ait été totalement négligée. Les camarades qui peuvent penser sur cette question autrement que René-Donatien auraient dû lui répondre, essayer de combattre sa position sévère, etc. Ainsi, ils auraient été amenés à faire un effort pour contredire la conclusion de René-Donatien, et donner quelques raisons opposées aux raisons dont cette conclusion découle (si elles ne sont pas dans la lettre même, elles sont connues de tous, et c'était vraiment là l'occasion d'y penser!).
Comme il ne s'agit certainement pas d'un mépris délibéré, il faut comprendre qu'ici l'irréflexion va loin, car dans une organisation on ne peut négliger la prise de position de personne; on peut seulement l'approuver ou s'y opposer.






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Je me suis un peu étendu sur l'anecdote précédente parce qu'elle est récente, claire et, je l'espère, instructive. Ce n'est pas pour plaisanter les camarades italiens, comme s'ils étaient les seuls dans l'I.S. qui aient jamais oublié leurs armes dialectiques à cause d'un enchantement passager, plus normal dans les romans de la Table Ronde que parmi les chevaliers de la conscience historique. Tandis qu'eux, par exemple, ont montré brillamment qu'ils savaient faire vite une excellente revue de l'I.S. nous assistons depuis deux ou trois mois à Paris au fantastique spectacle de 3 camarades (puisqu'il semble que le quatrième était vraiment trop étranger à notre monde), qui eux-mêmes ont prouvé en d'autres occasions leur talent, se trouvant comme frappés de stupeur devant l'"épreuve" de construire et rédiger le n° 13 de la revue française. Pourtant ce qui est extraordinaire, ce n'est pas qu'ils se trouvent avec cette tâche sur les bras, c'est qu'elle leur paraisse accablante. Il est clair que les minimes questions de "paresse" (d'ailleurs pas plus prononcée chez eux que chez nous tous) sont dépassées. Ce n'est pas non plus une question bassement rédactionnelle, car tous écrivent assez joliment et ont au départ fait une ébauche de plan qui n'était pas critiquable. Ce qu'ils ont du mal à concevoir, et surtout à se communiquer, ce sont les moments essentiels de ce que l'ensemble de leur numéro aura à dire. Et en dehors de ceci, il est vain d'espérer arranger les choses quantitativement, simplement en écrivant, un peu au hasard et longuement, sur tous les sujets susceptibles d'être abordés dans ce numéro (c'est-à-dire, en fait: tous les sujets). Il ne s'agit pas d'avoir simplement le ton situationniste (aujourd'hui plus ou moins accessible à divers pro-situs), mais de penser et choisir qualitativement ce qui constitue un numéro. Tous les mystères qui poussent la théorie situationniste au bavardage mystique des pro-situs trouvent leur solution rationnelle dans la pratique de la formulation des thèses situationnistes, et dans l'intelligence de cette pratique. Ce sont les mêmes difficultés de méthode, qui apparaissent dans ce Comité de Rédaction et ailleurs. Ici cependant, c'est un peu plus excusable, parce que la mise au point d'un numéro de l'I.S. présente vraiment quelque difficulté, quoique les camarades-rédacteurs l'aient ignoré. Du reste ils ne l'ignoraient que parce qu'ils ne l'avaient jamais fait.










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En négligeant ce détail qu'il y a eu dans tous les numéros de l'I.S. une partie faite de contributions personnelles (souvent notables et parfois même discordantes), on peut dire que, pour l'essentiel de leur rédaction (anonyme) les numéros du 1 au 5 ont été faits d'une manière vraiment collective. Du 6 au 9, l'essentiel fut encore fait assez collectivement, surtout par Raoul [Vaneigem], Attila [Kotanyi] et moi. A partir du 10, je me suis trouvé presque seul chargé de mener à bonne fin chaque publication. Et ce qui me paraît pour le coup franchement inquiétant et malsain, c'est que - froidement, je l'espère - je considère précisément ces trois numéros comme les meilleurs de la série! Cette situation me fut encore un peu masquée dans les n° 10 et 11 par une assez faible dose (bienvenue cependant) de collaboration de Mustapha [Khayati] - je parle toujours ici des articles publiés sans signature. On sait comment la disparition de Mustapha, en pleine rédaction du n° 12 (quoiqu'après qu'il y ait donné le texte sur la Tchécoslovaquie) poussa les choses jusqu'au scandale, puisque simultanément la section française avait doublé en effectif. Je quittais donc aussitôt la "direction" de la revue, principalement pour ne pas être complice d'une sorte de spectacle mensonger, du moment que nous avions eu tous l'occasion de prendre conscience de notre éloignement, dans ce cas, de nos principes affirmés. Voici donc une année que le problème est posé, et les camarades-rédacteurs commencent à se mettre en état de le résoudre. Ils n'y arriveront sans doute qu'en s'appropriant finalement les méthodes qui sont "officiellement" les leurs depuis un certain nombre d'années.






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La sous-conscience (sur la base affirmée de la conscience historique) à propos des nécessités de méthode dans les différentes tâches particulières découle évidemment d'une sous-conscience plus générale. Pour deux ou trois camarades, on peut même constater une sous-information, du fait d'un manque de lectures assez étourdissant à la longue pour les théoriciens du prolétariat et les réalisateurs de la philosophie et de l'art. Mais ceci même n'est qu'un épiphénomène; il serait aussi vain de s'en indigner que vulgaire d'en plaisanter. Si certains n'ont pas lu ce que d'autres citent et emploient c'est qu'ils n'en ont pas eu envie et qu'ils n'en ont pas eu besoin. Je ne crois pas qu'il y ait là des goûts qui nous opposent. C'est donc simplement que ces camarades ne découvriraient rien à faire qui leur eût donné cette envie et ce besoin.






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Ce défaut d'activité commune (ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que nous n'ayons pas discuté, décidé et réalisé ensemble un certain nombre d'actions ou d'écrits, même dans les deux dernières années) se remarque principalement - dans la section française - par une sorte de répugnance générale devant toute critique visant un fait précis, ou l'un de nous. On a bien pu le voir à la réunion française du 14 juillet. La moindre critique est ressentie comme mise en cause totale, défiance absolue, manifestation inamicale, que sais-je? Et cette réaction affective n'est pas vraie seulement de la part du camarade critiqué. Les camarades de l'I.S. sont très rapides, et fort doués, pour juger les pro-situs (par exemple, les écrits successifs du pauvre GRCA), c'est-à-dire quelque chose de très peu important. Mais presque tous manifestent une étrange lenteur pour juger quoi que ce soit s'il s'agit d'un membre de l'I.S. Ils laissent paraître leur malaise même à voir quelqu'un de nous le faire. Je ne peux croire qu'il y ait à l'origine de ceci une creuse politesse. Il faut donc que ce soit une certaine fatigue au moment d'aborder les questions qui marquent réellement notre mouvement: ce que nous risquons de réussir ou de manquer. Il se produit en tout cas ce phénomène qu'une critique n'est jamais complétée par d'autres camarades, et que personne (sauf parfois le camarade critiqué) ne s'attarde à en tirer une ou plusieurs conclusions qui seraient utilisables par tous pour la suite de notre action commune. Ainsi l'I.S. a tendance à se figer dans une sorte de présent perpétuel et plutôt admirable (puisqu'un passé plus ou moins admirable y continuerait). Cette harmonie peu historique et peu pratique n'est brisée qu'en deux circonstances, la première réelle, la seconde purement apparente. Quand une critique est réellement prise au sérieux et suivie d'effets (parce que l'événement parle si haut que tous exigent alors cette conclusion) un individu est exclu. Il est retranché de l'harmonieuse communion, peut-être même sans avoir jamais été critiqué auparavant, ou seulement une petite fois. Dans le cas de rupture apparente de confort habituel, une critique est faite, un défaut de notre action est signalé. Tout le monde en convient, parfois même sans se donner la peine de prendre la parole, tant le fait apparaît clair et indiscutable, mais ennuyeux (et tant on se préoccupe peu d'y remédier effectivement). Enfin, il est juste de dire que si quelqu'un a insisté sur ce point, tous admettent qu'en effet le détail est fâcheux. Et tous décident à l'instant qu'il ne faudra pas continuer ainsi; que les choses doivent changer, etc. Mais comme personne ne soucie des modalités pratiques, on se contente d'une espérance, et la chose pourra bien se reproduire dix fois: à la dixième tout le monde aura même oublié la neuvième. Le style général, non tant des réponses mais des silences, est manifestement cette idée: "Pourquoi en faire un drame"? Mais c'est une idée fausse, car il ne s'agit pas d'un drame, et parce que le choix n'est imaginé qu'entre le drame ou la passivité. Et de la sorte, un jour, le problème pourra être enfin traité, mais hélas seulement sur le mode du drame, comme le montrent beaucoup de nos exclusions. Entre la rupture et le contentement de principe, il semble donc qu'il n'y ait pas de place pour la critique réelle. Elle reste inutile et passe pour de la mauvaise humeur (cependant n'allez pas croire qu'une mauvaise humeur bien plus réelle n'existe pas chez presque tous, en proportion inverse de leur indulgence dans la critique ouverte: dans presque toute rencontre personnelle avec un situationniste, on voit bien une sorte de mécontentement vague qui contraste avec la tranquillité de la plupart des réunions).






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Il va de soi qu'en parlant de "critique", je ne déplore pas seulement le sommeil de la critique dans son aspect "négatif", mais aussi bien du côté "positif": approuver utilement, développer, tendre à réemployer telle théorie ou tel acte d'un des camarades. J'ai cité la prompte critique des erreurs des pro-situs, non pour dire qu'elle n'est pas en elle-même justifiée, mais pour rappeler que les pro-situs ne sont pas notre référence principale (pas plus qu'I.C.O. [Information et correspondance ouvrières] ou les bureaucrates gauchistes). Notre référence principale, c'est nous-mêmes, c'est […Passage illisible…] opération. Le sous-développement de la critique interne dans l'I.S. signifie nettement, en même temps qu'il le favorise, le sous-développement de notre action (théorico-pratique).






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J'ai évoqué plus haut la réunion du 14 juillet. Je rappelle que, dans une note concernant notre usage des moyens de communication traditionnels, j'avais critiqué la tendance de plusieurs camarades à l'étourderie; à l'oubli de détails déjà quelques fois convenus; et même, plus rarement, à l'argumentation à côté du sujet, qui nous a fait perdre du temps à plusieurs reprises. René-Donatien [René Viénet] s'est senti concerné. Heureusement, car il l'était effectivement, au tout premier rang. Mais il s'est senti de plus injustement attaqué; il était étonné qu'on puisse lui être assez hostile pour lui imputer des erreurs dont il n'a pas idée - et ceci à partir d'un seul exemple récent (ce qui serait effectivement bien plus qu'inamical). Son étonnement m'étonnait. Mais il n'étonnait guère, apparemment, les camarades français; non certes parce qu'ils ne connaissaient pas d'expérience directe les nombreux exemples que René-Donatien a oubliés, mais parce qu'ils se sont si bien faits à l'idée qu'il les oubliera perpétuellement, et que ce n'est pas grave, qu'il leur paraît même inutile d'en parler davantage. Voilà, l'attitude qui n'est ni la plus efficace pour l'I.S. ni la plus amicale pour René-Donatien. Je crois qu'il serait fastidieux pour moi et pour tout le monde, d'écrire plusieurs pages pour énumérer une partie de ces exemples. Je le ferai cependant si René-Donatien (ou un autre camarade), le demandait. Inversement, si personne ne le demande, je considérerai que l'existence de ces exemples est admise par tous, et qu'on ne permettra plus une nouvelle discussion factice pour savoir si oui ou non ils ont existé. Dans cette même réunion quatre témoins ont été nécessaires pour convaincre René-Donatien qu'il avait pu formuler un jugement erroné, un peu trop favorable, sur un personnage d'ailleurs tout à fait anodin. A plusieurs reprises depuis deux ans, ce mot avait été cité à René-Donatien sans qu'il en nie la réalité. Mais récemment, l'ayant oublié, il niait l'avoir jamais dit. Devant l'évidence extérieure de cet oubli, il a évoqué une possibilité d'"amnésie" véritable (oubliant aussi le fait que le plus sincère oubli ne donne absolument pas le droit de nier le souvenir positif de quelqu'un d'autre, et que le faire est objectivement insultant pour cet autre). Il me semble que passer d'une certitude tranchante à une profession d'incertitude aussi totale est exagéré au même degré que si l'on voulait passer instantanément, à propos de l'I.S., de l'assurance qu'elle est quasi-parfaite à la triste conclusion qu'elle n'est rien et qu'elle ne peut plus rien faire. Cependant l'amnésie (partielle) est un problème dans l'I.S., mais non comme maladie précise de l'un de nous.






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Je crois que tout ceci n'est rien d'autre qu'un symptôme d'une déficience corrigible: le manque de cohabitation de plusieurs situationnistes avec leur propre pratique. Je me souviens à peu près toujours des fois où je me suis trompé; et j'en conviens assez fréquemment même quand on ne me le rappelle pas. Je suis porté à penser que c'est parce que je me trompe rarement, n'ayant jamais caché que je n'ai rien à dire sur de multiple sujet que j'ignore, et gardant habituellement à l'esprit plusieurs hypothèses contradictoires sur le développement possible d'événements où je ne distingue pas encore de saut qualitatif. En parlant ici pour moi, je veux croire tout de même, comme dirait Raoul [Vaneigem], que je parle aussi pour quelques autres. Et, par anticipation, pour tous ceux des camarades qui se décideront à auto-gérer consciemment l'essentiel de leur activité.






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Comme René-Donatien [René Viénet] le demandait, j'ai convenu bien volontiers, le 14 juillet, que mes critiques ne concernaient rien de très important ou de grave; mais des détails en série. On ne peut cependant s'endormir là-dessus, en séparant anti-dialectiquement la sphère de l'important et l'infra-monde du détail, qu'on serait sûr de ne voir jamais y interférer. En outre l'accumulation d'une quantité de détails peut qualitativement affecter une organisation, soit qu'on les juge ennuyeux soit qu'on les juge charmants, mais surtout si leur existence même est à la fois connue de tous et présentée de temps à autre comme une surprenante hypothèse qui resterait à prouver. J'estime qu'il faut être brouillé même avec la plus simple logique formelle pour croire que je puisse éprouver à l'égard du camarade René-Donatien, qui en tant d'années n'a pas réussi à lasser ma patience, des sentiments inamicaux. Sur plusieurs points importants (que sans doute d'autres camarades négligeaient trop), nous nous sommes souvent trouvés d'accord, ou à très peu près. Selon moi, René-Donatien est un des très rares camarades qui se montrent généralement capables de juger qualitativement des situations concrètes, au sens où j'en ai parlé ici dans le paragraphe 4 - bien que parfois l'étrangeté de son argumentation, ou une tendance à l'incertitude au moment du passage aux conclusions pratiques aient pu paralyser une partie des effets de sa compréhension centrale. Cependant, quoiqu'il se soit plus occupé que presque tous les autres camarades d'un certain nombre de questions, disons techniques, il n'a vraiment rien de l'expert dans deux ou trois des sujets où il se pique de l'être (je n'oublie pas qu'il faut faire la part de son humour, mais je me demande si certains camarades ne s'y trompent pas? - Vu surtout le fait que le sens de l'humour n'est pas trop répandu dans l'I.S.). Et je suppose que si René-Donatien se propose le but semi-humoristique d'exceller absolument dans, et par, une foule de maîtrises précises, c'est parce qu'il n'a pas assez développé jusqu'ici des capacités plus générales qu'il possède à l'état sauvage. De sorte que nous y perdons tous.
(Ce qui ne veut pas dire que nous devrions être indifférents à la connaissance ou la maîtrise de plusieurs domaines précis; mais ceci est une autre histoire).






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J'espère qu'il ne faudra pas aller, dans la suite de cette discussion, jusqu'à faire tous des portraits, dans le genre du XVII° siècle, sur le style de conduite des uns ou des autres. Ce serait cependant mieux que de se taire ou de parler de nobles généralités qui deviennent des abstractions ridicules en regard de certaines arriérations de notre pratique réelle. Il faut voir, et dominer, les obstacles concrets. Il y a un véritable accord entre nous, mais le territoire de l'accord est presque inoccupé (par rapport à sa définition même, qui est exigeante mais, je crois, justement exigeante). Ce "territoire de l'accord" - que j'ai désigné plus haut comme celui où se joue et se vérifie le qualitatif -, c'est évidemment l'essentiel de notre entreprise commune dans l'I.S. (et non tel talent précis ou telle erreur circonstancielle) et c'est aussi l'essentiel de la vie personnelle de chacun de nous (et non certes tel goût ou telle bizarrerie individuels). C'est ici qu'il faut engager notre dialectique, car si elle ne fait pas ses preuves ici, ailleurs elle est mutilée et fausse. Et c'est également le domaine central où aucun de nous ne doit être notablement plus fort que d'autres, sinon le rapport hiérarchique existerait de facto, en dépit des illusions ou bonnes intentions de tous et de chacun.






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La trivialité du réel envisagé ici (au moins comme tendance menaçante) doit nous mener à dire ou répéter des banalités que l'on rougirait d'avoir à marquer si l'on dressait seulement le plan d'une forteresse de la théorie. Et ceci par exemple: si un groupe anti-hiérarchique prend l'habitude de laisser à un seul de ses membres la fonction d'avoir raison (l'analyse de ce qu'on fait, et la connaissance de son résultat), même si les effets extérieurs se trouvaient être chaque fois heureux, ce groupe dépendrait en fait du caprice de cet individu. Car, pour qui laisse finalement choisir par un autre l'issue favorable des problèmes rencontrés, le caprice de cet autre se trouve déjà être ce qui a suffisamment raison; de même que le fait d'avoir réellement raison sans contrôle effectif se ramène au simple caprice.






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Le style d'organisation défini par l'I.S., et que nous avons essayé d'appliquer, n'est pas celui des Conseils, ni même celui que nous esquissons pour l'organisation révolutionnaire en général; il est spécifique, lié à notre tâche telle que nous l'entendons jusqu'ici. Ce style a eu d'évidents succès. Maintenant encore, il ne s'agit pas de le critiquer parce qu'il manquerait relativement d'efficacité: si nous surmontons bien les problèmes actuels de la phase d'entrée dans une "nouvelle époque", nous continuerons à avoir plus d'"efficacité" que bien d'autres; et si nous ne les surmontons pas, peu importe que nous ayons mené un peu plus vite ou un peu plus lentement quelques publications et quelques rencontres. Je ne critique donc pas une certaine inefficacité de ce style d'organisation, mais le fait essentiel qu'en ce moment ce style n'est pas réellement appliqué parmi nous. Si, malgré tous ses avantages, notre formule d'organisation a cet unique défaut de n'être pas réelle, il est évident que nous devons de toute urgence la rendre réelle, ou bien y renoncer et définir un autre style d'organisation, soit pour une suite de l'I.S., soit pour un regroupement sur d'autres bases, dont la nouvelle époque créera certainement un jour les conditions. De toutes façons, pour reprendre la phrase de Paolo [Salvadori], la plupart d'entre nous "ne s'arrêteront pas de danser". Il faut seulement arrêter de faire semblant.






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Puisque le problème actuel n'est pas au niveau simplement théorique (et qu'il se dissimule quand on mène une discussion théorique, d'ailleurs presque sans contenu, puisque l'unanimité s'y ferait tout de suite, sans conséquence), je ne crois pas qu'on puisse le régler en constituant des tendances formelles (et moins encore en l'oubliant). Je crois que chacun de nous pourrait essayer de trouver d'abord avec un autre situationniste, par affinité et par expérience, et après discussion très complète, un accord théorico-pratique tenant compte de tous les éléments que nous connaissons déjà (et de ceux qui pourront apparaître en continuant cette discussion). Cet accord pourrait s'étendre ensuite, avec la même prudence, à un autre, etc. On aurait peut-être ainsi quelques regroupements qui seraient capables de dialoguer ensemble, pour s'opposer ou s'accorder? Le processus pourrait être long (mais pas forcément), et ce serait probablement une manière de mettre en pratique cette perspective évoquée voici quelques mois, mais peu avancée depuis, de "réadhérer à l'I.S." (sans suspendre formellement l'accord actuel, mais en préparant dores et déjà son avenir). Autant dire qu'il est temps de chercher, derrière l'abstraction, maintenant bien reconnue, de "l'organisation I.S.", des individus concrets; et ce que réellement ils veulent et peuvent faire. Sans prétendre obtenir quelque assurance stable pour la suite, cela permettrait au moins de traiter en pleine lumière toutes les difficultés ou les impressions décourageantes que l'on a déjà constatées. Il faudra donc encore parler de tout ceci, jusqu'à ce que les faits permettent de se taire.





Le 27 juillet 1970                                                                             Guy Debord
 








 







DOCUMENT 25 - Jonathan HORELICK et Tony VERLAAN (21 septembre 1970)
Traduction de la lettre du 21 septembre de Jon et Tony à Guy [Debord]



Cher Guy,

Nous avons bien reçu tes deux lettres que tu nous as adressées à New York. où nous nous trouvons depuis le 1er septembre, ainsi que cela avait été indiqué à René Riesel il y a quelque temps. Les photocopies envoyées dans le Maine nous sont bien parvenues également.

Il nous fallait attendre ton retour à Paris et ta réponse à notre lettre du 17 août avant de pouvoir communiquer à quelqu'un dans la section française l'ensemble des considérations auxquelles la récente évolution de la crise larvée nous a conduits. La réponse des trois camarades à nos questions du 17 août est extrêmement symptomatique de tout ce que nous avons reconnu dans la crise de l'I.S. Nous ne pensons pas qu'une réponse directe à leur lettre du 25 soit profitable.

Une note supplémentaire à propos de Barret: c'est à l'imprécision de l'expression "refus positif" que nous nous en prenions dans notre lettre, en tant qu'elle nous forçait à réserver toute conclusion, en conséquence, compte tenu des autres informations concernant les communications téléphoniques. L'imprécision que nous voyons dans une telle expression n'est pas simplement sémantique; elle se rapportait immédiatement à notre propre pratique qui nous avait fait considérer l'admission de Barret. De notre point de vue, les scissions et les accords initiaux méritent d'être exprimés directement d'une façon décisive; la liberté sémantique qui se réfléchit dans la conclusion de relations formelles peut, au pire seulement, contenir une imprécision quant à la situation elle-même, là où elle n'existe pas. C'est chaque fois que les imprécisions sont de moins en moins reconnues que l'erreur outrepasse les proportions d'une réflexion vague qui tend à ne plus considérer les détails essentiels, sinon les règles du jeu elles-mêmes. Comme autre exemple, la lettre d'exclusion adressée à Chasse et Elwell pourrait être considérée comme une proposition d'exclusion par le biais d'une interprétation sémantique similaire. Ici l'erreur seulement devient sérieuse - plutôt que limitée comme c'était le cas - si sa reconnaissance n'est pas admise.

Les citations de notre lettre sont réduites à l'aspect motocycliste du militantisme "situiste" de Paolo [Salvadori] selon les informations que nous en avions alors. Le rôle joué par la fille dans ce théâtre de l'idéal étend et intensifie cette aberration visiblement manifeste dès les premières communications.

Nous trouvons que les doutes de notre lettre du 17 août nous paraissent confirmés dans tes lettres et soulignés dans la réponse du 25 août des camarades français. Au su de tout cela, nous avons abandonné notre décision initiale, et agréable, d'achever quelques résultats concrets sur le terrain américain avant d'entamer des discussions préliminaires à un regroupement. La rédaction du n° 2 de la revue américaine nous semble impossible avant cette discussion; l'organisation actuelle de l'I.S. ne nous paraît offrir pour le moment que la possibilité d'une pseudo-pratique.

La dernière crise centrée autour de Paolo [Salvadori] nous révèle la paralysie totale de l'I.S. pour la période récente où les séparations organisationnelles existent en soi seules, et où un déterminisme inéluctable soutient les lignes tracées entre l'échec individuel et l'échec collectif. Par son style moral (la critique prise comme "mauvaise humeur") et son invocation automatique à toutes sortes de qualificatifs en relation avec des questions inexistantes, la lettre des trois camarades laisse voir les profondeurs subjectives d'un échec commun dans l'I.S. Maintenant que nous formulons quelques considérations provisoires et banales sur l'organisation, à toi personnellement - et nécessairement - elles sont bien évidemment en aucune façon personnelles.

C'est seulement après tant de défaites que nous pouvons considérer ce qui nous a vaincus. Nous voyons la tendance de l'I.S. après mai 68 à être plus qu'un groupe de théoriciens, sans rechercher les bases objectives nécessaires pour un tel projet. Un tel point de départ, parmi d'autres, sert pour une reconnaissance critique des différences réelles qui existent entre nous dans le développement théorico-pratique, comment réaliser au mieux les différentes capacités tout autant qu'éliminer les inégalités limitées qui existent. L'échec, qui remonte loin, à commencer par la communication dans cette sorte de perspective, peut être relié aux symptômes de hiérarchie dans la section française, en dépit des meilleures intentions, et tout autant à l'extrémisme et au drame revêtus par chaque critique.




A Venise [septembre 1969], nous n'avons fait que nous rencontrer les uns les autres et parader devant les autres sans jamais parler de qui nous étions et de ce que nous pensions pouvoir faire ensemble dans cette nouvelle époque de l'I.S. Après des crises interminables on a commencé à chercher un nouveau terrain, au moment où la comédie (cinéma) des exclusions était devenue toute la pratique situationniste. La tête mal attachée aux épaules nous pouvons parler maintenant d'une façon plus décisive. Et malgré le grand nombre de séparations récentes, le débat stratégique n'a pas encore atteint (contenu) une discussion précise des critères de participation individuelle qu'on pourrait en déduire; sinon que signifierait le fait qu'on ne puisse les formuler?

A côté du brouillard objectif de l'I.S. sur elle-même depuis pas mal de temps, c'est dans les exclusions que nous voyons une seconde force désastreuse. Là, nous avons montré que nous n'avions pas appris à "attendre", ayant peut-être perdu tout discernement pour les situations organisationnelles. L'I.S. n'a pas réussi à réaliser l'autonomie de ses sections dans les moments extrêmes. La première crise italienne a immédiatement touché la section française. C'est à Paris que Pavan a commencé à discuter l'état réel et détaillé des affaires d'argent de Gianfranco [Sanguinetti], et ce après la conférence des délégués où il aurait dû révéler tout ce qu'il savait. Les visites des Italiens à Paris qui coïncidaient avec les moments les plus aigus de la crise dans leur section n'ont pas rendu plus relatives les frontières entre les sections française et italienne, ni garanti la nécessité pour les Français de répondre immédiatement à un "ultimatum" dans la section italienne en dépit de son obscurité. Il semble que cela trouve un répondant dans les communications téléphoniques de Paolo [Salvadori] à Paris et dans les réponses qui leur furent faites.

Sur le terrain d'une pratique demeurant abstraite et avec l'apparition d'un spontanéisme organisationnel, une idéologisation implicite est intervenue par les exclusions. Les manquements eux-mêmes n'échappent pas au domaine de la dépilation subjective et au déclin individuel, lequel n'est ni un facteur ajouté au développement que nous pouvons voir, ni le résultat unilatéral d'une incohérence commune. Dans la période récente, l'I.S. a été la somme totale des échecs individuels pour parvenir à une pratique consciente, à appliquer notre sans critique à nos propres déboires, à engager individuellement une analyse théorique, à mettre en pratique un grand nombre d'excellentes propositions qui ont été versées au débat stratégique. Le trait le plus bizarre de la dernière tragi-comédie italienne est que les deux Italiens n'ont rien fait durant les six derniers mois; à moins que ce qu'ils aient fait effectivement n'ait eu aucune signification pour eux. L'aberration de Paolo [Salvadori] est une expression extrême d'un des aspects d'une force ultime avec laquelle nous nous mesurons: le "situisme". Nous avons là les dernières enjolivures d'une fusion abstraite de la vie quotidienne avec l'organisation révolutionnaire dans leur décrépitude commune. Avec le retard pris dans la mise au point des bases d'une activité pour la nouvelle période (et lorsque quelques unes sont formulées, on s'aperçoit qu'elles sont simplement théoriques), avec l'appréhension géométriquement abstraite du terrain de la pratique, les banalités les plus basiques deviennent finalement des relations historiques magnifiées. Nous croyons que le type d'exclusion déterminée par l'échec survenu dans les situations banalisées trouve son origine dans un passé aussi lointain que la disparition de Chevalier.

Là où le domaine de la pratique qui critique sans douceur le monde existant n'est plus en prise avec l'organisation situationniste, nous devrions suspendre le ton de l'ultimatum, ainsi que les exclusions, jusqu'à ce que nous puissions voir comment les échecs infèrent concrètement avec le projet réel. De l'autre côté de l'extrémisme au service de l'arme de l'exclusion, et qui conséquemment se résout en "situisme", il y a la position des trois camarades français à l'égard de Gianfranco [Sanguinetti]: idéalisation euphorique du "situ", car l'échec réel n'est jamais considéré comme corrigible, et ceci en proportion directe avec l'aveuglement qu'ils ont manifesté eu égard à leur participation à ces erreurs (soumission initiale) et donc leur aveuglement envers eux-mêmes. Ce genre de malaise n'est pas automatiquement fatal. Mais à la lumière de ce développement des critères subjectifs fantasmagoriques auquel on assiste, aussi bien que du silence généralisé vis à vis des bases de la participation aujourd'hui dans une organisation révolutionnaire, et de l'échec commun de la pratique en général, nous croyons qu'il est nécessaire de reconsidérer quelque peu la totalité des échecs incorrigibles survenus récemment, en ce sens que, peut-être, quelques uns de nos anciens amis qui ont été exclus méritaient plus qu'une exclusion, c'est à dire une chance de dépassement au sein de l'I.S. Aucun des échecs individuels ne doit être considéré en fonction de notre présente faiblesse; quelques uns ne méritaient pas la moindre réflexion.

Nous envisageons une discussion préliminaire de regroupement pour laquelle nous pourrions encourager quelques retours circonscrits dans cette discussion. Ceci pourrait aussi s'appliquer à quelques uns des actuels situationnistes qui ont commis des erreurs sérieuses, comme tu l'as noté dans ta seconde lettre. La condition première immédiate serait une conscience vérifiée pour chacun de ses propres erreurs, à formuler lors d'une auto-critique, et la mise en oeuvre de leur dépassement.

Nous sommes volontairement vagues pour le moment au sujet des camarades précis auxquels il est fait allusion abstraitement et don les erreurs sur des points de base et leur présence dans l'I.S. méritent une seconde chance, une chance de se corriger dans le cadre de ce regroupement. Nous ne voulons pas jouer un jeu politique de rédemption. Nous voulons participer au sauvetage de l'I.S. - la vérité de sa théorie.

Notre position ici aboutit aux préliminaires d'une tendance dont le point le plus discutable est le suivant: l'I.S. devrait être capable - à la lumière de la responsabilité collective de quelques uns des échecs individuels qui se sont terminés en exclusions, et pour quelques échecs non encore réglés - de reconsidérer la participation à un dialogue en vue d'un regroupement de ceux qui ont le plus directement dénoncé ces échecs. Comme il est dit ci-dessus le préliminaire immédiat d'une telle participation est leur auto-critique.

Sans temps morts,





Jon                                                               Tony
 
 








 DOCUMENT 31 - Guy Debord (28 octobre 1970)
Letter from Guy Debord to Jon Horelick and Tony Verlaan, members of the American section of the Situationist International
Paris, 28 October 1970



Dear comrades:
I must reply to your letter of 21 September [1970] by explaining to you why, regrettably, I will not take part in the tendency of which you have begun to lay down the groundwork.
I'll explain to you first my regret. To the degree that I have been able to know Jon, I have seen nothing that divides us; and in my latest conversations with Tony, we were sincerely in agreement about the general questions that we discusssed (the necessities of practice, the proletariat, the urgency of criticizing the inert illusionism in the SI etc.). But what is more important in my eyes is the fact that up to now you are the only ones to have undertaken a response to my text of 27 July [1970] ("Remarks on the Situationist International Today"), when one would have, literally, to be a voluntary blindman not to see the practical urgency of it (an urgency augmented still more, in the few days following, by the scandalous adventure of Paolo [Salvadori]). I believe you are right to want to form a tendency, for careful regoupings are obviously the only way to get out of the derisive paralysis that has displayed itself in the SI since Venice -- indeed for 18 months or 2 years -- and which now can last no longer.
Here unfortunately my approval of your position ends. For it looks certain to me that the true tendecy must constitute itself on deep and exact analysis of past errors (theoretical and practical), must have propose for itself a precise program on the basis of this analysis. But I consider that your analysis of the past is at the same time superficial and incorrrect. In addition, your currently stated main program point appears unrealistic and deadly. Finally, a related question that was added to the discussion at the same time (the use of our finances) seems to me to be a regression from our former habits. I am going to summarize for you my point of view on each of these three questions, successively.
First let's talk about your analysis of the errors of the SI since Venice. This analysis is dominated by a kind of anger about the predominance of the French section in the management of all of our affairs (whereas, to me, it's more the quasi-nonexistence of this French section that would be the more serious problem). I must remind you of this: the French section has never intermixed, in any way, with the activity of the SI in America or Scandanavia (nor with your theory, nor with your practice, nor with your outside contacts, etc.). If it did involve itself, once or twice, with our policies in Italy (participation in the analysis of "the cold autonome," and advice about the attitudes to take in the face of the December [1969] repression), it was at the request of the Italians, justified notably by our geographic proximity; and nobody could complain about the outcome of our advice. This geographic proximity was pushed to its culminating point at the end of December 1969, when the whole Italian section assembled in Paris for a stay.
It's also necessary to take this reality into account: at this time, the French and Italian sections comprised four-fifths of the participants in the SI. Their accord on every urgent question was ipso facto a majority. If we had used this majority to deliver policy directives to you of whatever sort, one could speak of non-respect for the autonomy of the sections. But we never made any decisions -- in the successive crises of the Italians -- except about urgent problems that uniquely concerned cases of evident departure from rules of participation common to us all. This form of "activity," altogether elementary and boring, was imposed on us like a hardship, and was never sought out as a pleasure. (You are right to say that Paolo's last telephone conversations are a manifest excess, but do they mean that Paolo was teleguided from Paris? Appropriately, his operation did not succeed.) To summarize: On every important question, the French section did not interfere, but there have been, unfortunately, very few [important questions], in America as elsewhere. And it's that which is fundamentally deserving of criticism. To find oneself having to manage routine and misery is not an enviable job. You give the impression, not of regretting the underdevelopment of our real autonomous activity here and elsewhere, but rather of regretting that your remoteness didn't allow you to listen to tens of hours of regressive chitchat and to repeat some "policy" that has been obvious for 10 years. I am persuaded that you, in our place, would have said the same thing (with a little more or a little less success). But it is strange that you should appear to consider your absence from this as a lack. If you had the same troubles in your contacts with a Mexican section, we wouldn't have therefore considered you to be bosses impeding our autonomy. (Perhaps you're thinking about some debatable decision we would have taken about some real theoretical or strategic question? But I really don't know what it is a question of, and you ought therefore to clarify it).
Your superficial critique is also imprecise. You write that, "The first Italian crisis immediately affected the French section". You are forgetting that, right after Venice, the first crisis was American. It immediately concerned all other situationists, and not just "Paris." We all stepped in to defend you. Do you think that the autonomy of the American section would have been more respected if we had left you out? In fact, the lack of autonomy of the sections doesn't come from the authority of a center (nor from a foreign majority), but from the infantilism of sections that haven't learned how to find a concrete field of action, and which haven't even learned to establish correct interpersonal relations (Tony demonstrated very well the interraction of these two factors in his first intervention here in the "Orientation Debate").
I come now to your program. Its main proposition consists of re-examining the cases of certain excluded or resigned members (without specifying anyone). You start out from this strange idea that, since everything is not excellent and beyond criticism in the current SI, all exclusions (or only some of them?) have something perverted about them. But I don't agree with this view: the breaks have not been made in the name of a would-be perfection, against strictly or arbitrarily designated failures, but simply on the basis of certain realities that we have not found it possible to accept. There are no unjustified exclusions (or, rather, the only three such [unjustified] attempts were refused). We have always been too indulgent and in no way too strict. There have not been too many "shortcomings" declared unacceptable; there have been too few. I'm certainly not using these terms in a moral or psychological sense. It's not a question of being amiable or being nasty. It's a question of defining in a demystified fashion what we want and are able to do; and how to do it effectively. Certain [excluded] comrades were very sympatico and had some real capabilities. Their participation could be of great value in certain general circumstances many times described by us. I am thinking, for example, of Donald [Nicholson-Smith] and Eduardo [Rothe]: they were excluded, one and then the other, two years apart, for having totally failed to live up to an accord on a specific problem, an accord that they agreed to after very extended discussions. In revoking the enforcement of this basic rule of the game, the SI would be ten times worse.
I've talked here again about those who are "better excluded." In proposing to re-examine old separations, you are completely ignoring the truest cause of the obvious deficiency of the SI: it's a question of the mediocrity -- by comparison to stated criteria and goals -- of most of the comrades who have participated in the SI. And in this respect, one really must admit that the SI has not been as democratic as it thought. You can see this from the simple fact that, if each of us had really exteriorized the reality of his intentions and of his talents (which appeared in so many "unexpected" causes for separation), the SI would have said and done one hundred times more stupidities and perhaps would have realised nothing good.
Since you haven't specified anyone for a future discussion about re-joining -- one wonders if you are thinking about the subtle politician Mustapha [Khayati]? or the loyal [Claudio] Pavan? about the democratic [Robert] Chasse? about the revolutionary [Jean] Garnault? -- I'll just say that, in general, two big categories of conduct -- by being mixed up with the grandiose assertion of a sort of total goal on which the SI would already magically fix itself -- have explained all the particular shortcomings that can manifest themselves in any one person: 1). the real inability to reason, live, etc (this category is the less numerous); 2). some real but incoherent capabilities that hide, and in fact destroy themselves, behind the caricatural mask of a coherence desired, or even supposedly realized, by our "common" action. This person may be altogether admirable but he needs nothing short of the atmosphere of revolution for his talents to be revealed. In the absence of this atmosphere, we don't see anything. That person can write beautifully the best propositions, but the contrast with the trivilaity of the conduct of his daily life is only the more striking. False passions, which would make even slightly conscious adolescents smile, become the real theme of pompous reasonings. For some people, therefore, the SI becomes an abstract passion burdened with replacing real passions that have remained unknown to them. And as far as being a cold passion, the SI does exist in the abstract; it doesn't do anything; in any case it doesn't do anything by reconciliation with certain people who have certain real goals and certain comforting pretensions.
Since you say, quite rightly, that self-criticism is necessary (but it must be broader than those that you mention, above all must reach out to more comrades), I'll say that, for myself, I see at the moment only one to mention, but it is important: I have greatly underestimated the place and the usefulness of my personal activity in the SI by comparison to that of other comrades. I have too often, without realizing it and without anyone ever pointing it out (except Tony after Venice), responded to some objective problem (theoretical or even tactical) in the place of those who preferred to formulate no response. I use "answer" here in the broadest sense: response to what the outside world obliges us to choose and express at every moment. I believed in the autonomy and the essentially egalitarian participation of the other situationists (at least as a virtuality, when I was only beginning to know them) far more than reality suggested. I explain this by the fact that I am little accustomed to "keeping score" and am greatly deprived of the sense of hierarchy in interpersonal relations. Such tendencies that seem to me to be intended for a beautiful historical future in the coming forms of society, please me very much in everyone, myself included. The result of this was nonetheless a lack of clarity, which constitutes a serious error in organizational practice, entailing even no doubt an excessive simplification, and therefore an obscuring, of our theory of organization. Where [Raoul] Vaneigem formulated in writing some principles that were able to furnish a basis for an ideology of the SI, I certainly contributed, by one whole part of my practice, the appearance of verification of certain theses (trying meanwhile to limit their excessive interpretation on a theoretical level, by my intervention at the Conference of Paris and by my text of April 1968 on the organization of the SI). All I can add at this time about this subject is that since the overdue appearance of my awakening to the breadth of this problem -- in the spring of 1969 -- I have strived to act accordingly.
I will end with a question that is, unfortunately, related to this discussion. It was surprising to see you demand, and in such an inflexible tone, explanations about projects, explanations in which the French would justify to you the use of that portion of our recently acquired money that we did not distribute in Scandinavia, America and Holland. There was in your demand an intent to be blatantly inequal, since none of us ever thought to demand some account of the projects existing in those [three] countries. It is I, after our conversations with Tony in Amsterdam (where, furthermore, he did not mention the financial aspect of his projects of agitation in Holland), who suggested to the comrades having this money that they give him [Tony Verlaan] two million lire right away. No one discussed it for a minute, and in my view, money must always be distributed as soon as possible, without leaving the issue dormant out of respect for I-don't-know-what pompous formality. It goes without saying that if, for example, Jon had indicated to us that he felt he needed a million lire more in America, his "share" would have been augmented immediately, without his needing to furnish us with his reasons or with his bookkeeping records. It is really a shame that you have felt it necessary to act otherwise. This point is the only one, for several months now, that has aroused a unanimous and spontaneously felt accord in everybody here. On this matter our habits are good, and it's not that which must be changed. Without even bringing up the European source of this money, if the past implies a certain presupposition of possible future activity, what has been done thus far by the SI in France holds up honorably in comparison with its activity in America.
In any case, the strictly egalitarian division at which we have finally arrived leaves to you the resourcs that are your due, for any activity you freely choose, including a separation, should that appear necessary to you eventually (if you make a separation based on the idea of looking for a new accord with former members of the SI, I believe that you will not lack candidates, but neither will you lack troubles with them, nor new versions of exactly the same problems that we have settled).
I hope that this discussion will be pursued, between tendencies or otherwise.
Kind regards,
Guy
Can you send me 5 or 6 copies of the pirate edition of Spectacle? Even a bad English translation carefully handled could be useful to some European translator.

DOCUMENT 27 - Guy DEBORD, René RIESEL et René VIENET (11 novembre 1970)

DÉCLARATION

La crise qui s'est toujours approfondie dans l'I.S. au cours de la dernière année, et qui a des racines beaucoup plus anciennes, a fini par révéler en totalité ses éléments; de même que s'est sans cesse alourdi son résultat, en tant que progression foudroyante de l'inactivité dans la théorie et la pratique. Mais la manifestation la plus frappante dans cette crise (étalant à la fin ce qui était précisément son centre originel caché), ce fut l'indifférence de plusieurs camarades devant son développement concret, mois après mois. Nous savons très bien que personne n'a exprimé, à aucun degré, une telle indifférence. Et c'est justement là le centre du problème, car nous constatons que, sous la proclamation abstraite du contraire, ce qui a effectivement été vécu, c'est bien ce refus de prendre quelque responsabilité que ce soit dans la participation tant aux décisions qu'à l'application de notre activité réelle; même dans un moment où elle apparaissait si indiscutablement menacée.
Considérant à la fois que l'I.S. a mené, pour l'essentiel tout au moins, une action correcte et qui a eu une grande importance pour le mouvement révolutionnaire de la période qui s'est achevée en 1968 (avec cependant une part d'échec qu'il nous faudra expliquer); qu'elle peut avoir encore une notable utilité à cet égard dans la nouvelle période, en en comprenant avec lucidité les conditions, y compris ses propres conditions d'existence; et que l'indigne position où l'I.S. se trouve depuis tant de mois ne peut pas durer davantage - nous avons constitué une tendance.
Cette tendance veut rompre complètement avec l'idéologie de l'I.S., et son corollaire: la gloriole dérisoire qui couvre l'inactivité et l'incapacité, et qui les entretient. Elle veut une définition exacte de l'activité collective dans l'organisation I.S., et de sa démocratie effectivement possible. Elle en veut l'application effective.
Après tout ce que nous avons vu depuis des mois, nous rejetons par avance toute réponse abstraite, qui viserait encore à simuler l'euphorie confortable, en ne trouvant rien à critiquer ou autocritiquer de précis dans le fonctionnement - ou le non-fonctionnement - d'un groupe où tant de gens savent si bien ce qui leur a manqué. Après ce que nous avons tous vu depuis des mois, sur la question de notre activité commune, tien ne peut plus être accepté comme avant: l'optimisme de routine devient mensonge, la généralité abstraite inutilisable devient rase. Plusieurs des meilleurs situationnistes deviennent d'autres, qui ne disent pas ce qu'ils savent, et qui ne savent pas ce qu'ils disent. Nous voulons une critique radicale, c'est à dire ad hominem.
Sans vouloir préjuger de leurs éventuelles réponses plus approfondies et plus sérieuses, nous déclarons notre désaccord avec les camarades américains qui ont constitué une tendance dont les bases sont tout à fait futiles. A l'heure présente, la futilité enfantine des pseudo-critiques est un bluff aussi inacceptable que la noble généralité du pseudo-contentement; tout ceci étant au même titre une fuite devant la critique réelle. D'autres camarades, pendant des mois, n'ont jamais entrepris de répondre de quelque manière que ce soit, aux questions évidemment brûlantes accumulées par les faits eux-mêmes et par les premières critiques écrites, de plus en plus précises, que nous avons formulées depuis des mois. Le terrain même du scandale et sa dénonciation ont grandi ensemble et tout silence est intimement complice de toutes les carences. Que l'on ne croit pas à notre naïveté, lançant ici quelque nouvelle exhortation pour secouer une fatalité incompréhensible et paralysante; exhortation qui rencontrerait, aussi vainement que les précédentes, la même absence! Nous ne nous dissimulons pas que certains n'ont pas voulu répondre.
Et bien! voilà un silence honteux qui va cesser immédiatement, parce que nous, maintenant, nous exigeons, au nom des droits et des devoirs que nous donnent le passé de l'I.S. et ce que nous sommes présentement, que chacun prenne ses responsabilités sur le champ.
Il est certainement inutile, en ce moment, de rappeler quelles sont les questions centrales sur lesquelles nous attendons des réponses. Ces questions sont dans la tête de tous; et même déjà posées par écrit. Disons seulement qu'il va de soi que nous n'accepterons aucune réponse qui soit en contradiction avec l'existence réelle de celui qui la formule.
S'il existait chez certains des buts cachés différents des nôtres, nous voulons qu'ils apparaissent, et se traduisent, normalement, en actions distinctes sous des responsabilités distinctes. Et s'il existait quelque part une véritable absence de but, aussi étrange que nous paraisse chez n'importe qui l'intention de conserver le misérable statu quo ante, disons seulement que nous ne pouvons pas contribuer à couvrir une pseudo-unité enrichie de "penseurs à la retraite" ou de révolutionnaires en chômage.
Notre tendance adresse la présente déclaration à tous les membres actuels de l'I.S., sans formuler aucune exclusive préalable. Nous déclarons nettement que nous ne recherchons l'exclusion de personne (et que moins encore nous pourrions nous contenter de l'exclusion d'un quelconque bouc émissaire). Mais, comme nous tenons pour très peu probable qu'un accord authentique puisse se faire si tardivement avec tous, nous sommes prêts à toute scission dont la discussion imminente fixera les frontières. Et dans ce cas nous ferons tout, de notre côté, pour qu'une telle scission se produise dans les conditions les plus correctes, notamment dans le respect absolu de la vérité en toute polémique future, comme nous avons su, tous ensemble, maintenir cette vérité en toutes les circonstances où l'I.S. a jusqu'à présent agi.
Considérant que la crise a atteint un seuil de gravité extrême, et selon l'article 8 des statuts votés à Venise [septembre 1969], nous nous réservons dès maintenant le droit de faire connaître nos positions en dehors de l'I.S.





Paris, le 11 novembre 1970                                                        Debord, Riesel, Viénet
 
 

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