dimanche 3 août 2014

Ce que le succès des bitcoins révèle de l’état du médium argent


Fausse monnaie ?


« Les sauvages de Cuba voyaient dans l’or le fétiche des Espagnols. Ils organisaient une fête en son honneur, chantaient autour de lui, et puis ils le jetaient à la mer. »
Karl Marx, « Les débats sur la loi relative aux vols de bois » (1842), trad. M. Rubel, in Œuvres III, Paris, Gallimard, 1982, p. 280.


Sous le titre « Bits and Barbarism », Paul Krugman, dont nous avons déjà souvent parlé ici, raconte dans les colonnes du New York Times du 22 décembre 2013 une fable à propos de trois manières de créer de l’argent ; deux d’entre elles représenteraient un archaïsme économique, qu’il attribue à cette curieuse tendance qu’ont beaucoup de gens à vouloir sans cesse ramener l’aiguille en arrière sur l’horloge du progrès.

Comme exemple de la première forme de création d’argent, Krugman cite la mine d’or de Porgera en Papouasie-Nouvelle-Guinée, l’un des plus importants sites de production d’or actuellement. Cette mine jouit d’une effroyable réputation aussi bien pour ses violations répétées des droits de l’homme que pour les dégâts environnementaux qu’elle provoque ; seulement, comme le prix de l’or, en dépit de sa retombée depuis le dernier pic, reste trois fois plus élevé qu’il y a dix ans, pas question de ne pas creuser pour l’extraire.

Au titre des lieux paradigmatiques de la seconde et bien plus étrange forme de création d’argent, Krugman cite la « mine de bitcoins » de Reykjanesbær, Islande. Le bitcoin est une monnaie électronique (voir l’addendum). Difficile de dire exactement pourquoi elle possède une valeur, mais cela tient sans doute essentiellement au fait que des gens sont prêts à en acheter parce qu’ils croient que d’autres y sont prêts également. Le bitcoin nous est présenté comme une sorte d’or virtuel : pour « miner » les bitcoins, autrement dit créer de nouveaux bitcoins, il faut résoudre de très complexes problèmes mathématiques, ce qui naturellement requiert une puissance de calcul élevée et, pour alimenter l’ordinateur, une grande consommation d’énergie électrique. Or, puisqu’en Islande il se trouve que l’électricité est bon marché et qu’il y a de l’air froid à profusion pour rafraîchir les ordinateurs en surchauffe, il semble que ce soit là l’endroit idéal pour le minage de bitcoins.

À ces deux formes de création d’argent, qu’il estime rétrogrades, Krugman oppose une troisième forme, raisonnable et soi-disant hypothétique, qui consiste à suivre le conseil donné par Keynes en 1936 aux gouvernements des pays en crise : dépensez l’argent que vous n’avez pas. Aujourd’hui comme hier quelques réticences politiques s’élèveraient à l’encontre d’une telle proposition, et c’est pourquoi Keynes aurait ironiquement recommandé comme alternative que le gouvernement enterre des bouteilles pleines d’argent, ce qui permettrait ensuite de les déterrer avec le concours d’investisseurs privés. Même des dépenses étatiques complètement absurdes seraient susceptibles de stimuler l’économie. Et tout bien considéré, l’industrie d’extraction de l’or ne paraît pas tellement éloignée de ce type d’activité dénuée de sens : on prélève l’or à tel endroit dans le sol, pour le réenfouir à tel autre en l’appelant réserve des banques centrales. L’étalon-or n’aurait été aux yeux de Keynes qu’une « survivance barbare ». Quant au bitcoin – c’est ici Krugman qui reprend la parole – il irait plus loin encore dans l’absurdité, puisque l’on brûle des ressources pour faire surgir du néant cet « or virtuel » qui pourtant ne consiste en rien d’autre que des suites de uns et de zéros.

Visiblement les économistes, non seulement les néoclassiques mais aussi les keynésiens tels que Krugman, ont tous le même problème : le sujet économique ne se comporte pas comme le prévoient leurs théories respectives. Krugman, il est vrai, admet volontiers cette divergence, mais lorsqu’il l’explique simplement en termes de prédilection de beaucoup de gens pour l’archaïque et l’irrationnel, il reste en chemin. Il ne nous dit pas d’où proviendrait une telle prédilection.

Vu de l’extérieur, c’est-à-dire d’un point de vue purement matériel, tout ce débat comporte indéniablement des traits de folie pure. La « barbarie » dont nous parlons n’est-elle pas due à un rapport social qui, en échange de leur survie pour quelques jours ou semaines de plus, exige des êtres humains des activités complètement absurdes et parfois même nocives pour la société dans son ensemble ? Du reste ça n’est là, comme chacun sait, que l’un des moindres maux du mode de production dominant, un mal qui bien sûr n’affecte pas seulement la création d’argent, mais imprègne au contraire de fond en comble les conditions de travail au sein d’un capitalisme en déclin : de la prime à la casse (conforme aux recommandations keynésiennes) à l’emploi préventif d’antibiotiques dans les élevages en batterie, en passant par la dévastation de régions entières en vue d’extraire les dernières gouttes de pétrole – pour ne mentionner que quelques exemples parmi les plus bénins.

Et ce qu’il y a de barbare dans l’or, ça n’est bien sûr pas le métal, mais son élévation au rang de fétiche – laquelle toutefois, comme le montrent bien ces « sauvages de Cuba » dont parle Marx, ne serait pas possible sans le fétiche sous-jacent de la marchandise et de l’argent : tant que l’argent ne constitue pas un rapport social, il est loisible de cultiver vis-à-vis de l’or une relation infiniment plus souple.

Finalement, dans un tel contexte, le minage de bitcoins apparaît certes toujours aussi dingue, mais tout de même relativement innocent en comparaison : c’est l’histoire – en l’occurrence celle du fétichisme de l’or – qui se répète sous forme de farce, aurait pu dire Marx. À l’instar de la monnaie scripturale, les bitcoins sont produits à partir de rien. Pour leur donner quand même l’air de contenir de la valeur, on les revêt d’un costume doré, à savoir que, comme dans le cas de l’or, le « mineur » est tenu de fournir une certaine dépense de travail et de ressources avant que les bitcoins n’apparaissent. Toutefois ça n’est qu’illusion, et cette dépense est en réalité tout à fait inutile : on pourrait fabriquer des bitcoins aussi bien sans elle. Là s’arrête donc la similitude avec l’or, dont l’extraction nécessite effectivement du travail (avec tout ce que cela comporte d’exploitation et de destruction de l’environnement).

Avec le bitcoin, nous sommes en fin de compte en présence d’une fausse monnaie qui ne se donne même pas la peine de paraître « vraie ». Si elle peut malgré tout avoir du succès au point d’être aujourd’hui convertible sans problème en dollars ou en euros, cela indique bien que les billets émis par les banques centrales ne valent guère mieux. En fait les monnaies électroniques ne font que pousser à son comble une évolution s’étalant sur plusieurs décennies. Depuis qu’en 1972 on a laissé choir le système de Bretton Woods et avec lui la couverture-or du dollar, même l’argent des banques centrales a de moins en moins à voir avec une richesse réelle. Ces trente dernières années, les actifs financiers dans le monde ont notamment été multipliés par vingt, sans que cet argent soit le moins du monde couvert par des valeurs réelles correspondantes. Il s’agit là d’une conséquence du gigantesque programme de relance (financé par le crédit et rendu possible par la dérégulation néolibérale des marchés financiers) grâce auquel on maintient en fonctionnement l’économie réelle depuis presque quarante ans – un programme bien dans l’esprit de Keynes, à ceci près que des bâilleurs de fonds privés ont pris la place des gouvernements et que l’on est à mille lieues d’une reprise auto-entretenue.

Quel que soit le marché sur lequel elles jettent leur dévolu – marchés des actions, de l’immobilier, des matières premières, etc. –, les gigantesques masses d’argent qui tournoient dans le ciel de la finance à la recherche de possibilités d’investissement conduisent invariablement à l’inflation. Un seul exemple : l’indice Dow Jones, qui mesure la cote des sociétés par actions des États-Unis, s’est accru entre 1982 et 2000 d’un facteur sept (en données corrigées de l’inflation), et ce dans une période où l’économie réelle américaine stagnait. Les actionnaires voient d’un très bon œil cette « asset inflation », qui leur permet de revendre à profit leurs titres. Nul ne se soucie de ce que les capitaux multipliés par sept aient en face d’eux des entreprises dont la valeur réelle n’a pas changé.

Au cours des onze premiers mois de l’année 2013, les bitcoins eurent le privilège de générer une bulle encore plus grosse, dans la mesure où le cours de leur change par rapport au dollar s’est accru d’un facteur 93,5 (voir l’addendum) – sans qu’ils représentent pourtant la moindre valeur réelle. L’ironie de l’affaire, c’est que les justifications idéologiques de la monnaie électronique évoquent volontiers une perte de confiance dans les marchés financiers et les banques centrales, auxquels il faudrait par conséquent opposer une monnaie « sérieuse », impossible à trafiquer. Et voilà que l’instrument se change inopinément en un nouvel objet de spéculation derrière le dos des acteurs. Cela dit, certains d’entre eux s’enrichissent à cette occasion.

La défiance envers l’argent des banques centrales, du reste, n’a rien d’étonnant si l’on songe à son absence de couverture par des valeurs réelles ; et cette défiance explique également que l’on se rue sur l’or comme valeur refuge. Il resterait à démontrer que l’or peut vraiment jouer ce rôle jusqu’au bout, autrement dit que la bulle qui s’est formée là aussi ne va pas éclater comme font toutes les bulles.

L’argent n’est « productif » au sens capitaliste que s’il est investi là où l’on crée de la survaleur en exploitant le travail humain. Ce type de possibilités d’investissement n’existe visiblement plus en quantité suffisante pour employer l’argent existant, de sorte qu’une masse toujours plus grande d’argent ne fait que se multiplier de façon purement fictive, à moins qu’elle ne soit simplement stockée, par exemple sous forme de métal précieux. Même si les keynésiens ne peuvent ou ne veulent pas le concevoir, cette évolution l’indique pourtant clairement : au cours des quarante ans passés depuis la fin du système de Bretton Woods, l’argent comme rapport social est devenu obsolète.

Addendum : Bitcoin & Co.

Ce bitcoin qui s’échange depuis 2009 est la première, la plus connue et la plus forte de ce que l’on appelle les monnaies électroniques, dont près d’une centaine de variétés a entretemps envahi les places d’échange en ligne. On trouve une liste des principales, avec leurs caractéristiques générales, sur la page Wikipédia consacrée aux « crypto-monnaies ».

Sur internet on peut échanger les bitcoins contre du dollar ou de l’euro. Dès que vous en achetez, ils créent sur votre disque dur un compte relié à un réseau peer-to-peer et protégé par des procédés cryptographiques. Sur ce réseau toutes les transactions de bitcoins se font publiquement, les propriétaires des comptes restant en revanche anonymes. Les monnaies électroniques se voudraient une forme d’argent sans banques ni État ; seulement, hormis les utilisations possibles pour blanchir l’argent du trafic de drogue ou autres activités occultes, la valeur d’usage du bitcoin en tant que moyen de paiement s’avère très limitée. Fort heureusement les quelques entreprises qui prennent les bitcoins[5] acceptent aussi les espèces et les autres modes de paiement habituels, ce qui simplifie bien les choses.

Pour effectuer des paiements électroniques sans passer par les banques, un taux de change fixe entre bitcoin et dollar serait certainement préférable. Mais comme ce taux est laissé aux bons soins du marché, cela fait d’emblée des bitcoins un objet de spéculation. La grande majorité des bitcoins sert non pas à acheter des choses, mais à spéculer sur les monnaies. Quiconque a amassé des bitcoins durant l’année 2013 a ainsi pu s’enrichir : entre le 1er janvier et le 30 novembre, le cours du bitcoin s’est vu multiplié par 93,5, passant de 13 $ à 1.216 $. Puis il a plongé de 50% pour ensuite repartir à nouveau à la hausse. En janvier 2014 le cours oscillait entre 770 $ et 900 $. En termes de moyen de paiement, la haute volatilité du bitcoin constitue un sérieux problème : personne n’émet le moindre bitcoin lorsqu’on s’attend à ce que leur valeur prenne 15% dans la semaine à venir, et personne n’en accepte lorsqu’une chute du cours menace.

Un nouveau marché s’est créé autour du « bitcoin mining », du « minage » permettant de faire apparaître les bitcoins. Pour en produire et les verser sur son compte, on l’a vu, il faut résoudre des problèmes mathématiques complexes en concurrence avec d’autres « mineurs ». Si, aux premiers temps du bitcoin, un PC normal y suffisait, ces opérations nécessitent à présent un calculateur dégageant assez de chaleur pour chauffer toute une maison et dont le prix d’acquisition équivaut à celui d’une voiture de milieu de gamme. Encore cet investissement n’est-il pas une garantie de succès, car la concurrence est rude et le nombre de nouveaux bitcoins strictement limité par l’algorithme sur lequel repose leur création. Au bout du compte il se passe la même chose qu’avec l’or : ce ne sont pas les mineurs qui font du profit, mais ceux qui leur vendent le matériel de prospection.

La quantité maximale de bitcoins est fixée à 21 millions, et fin janvier 2014 il y en avait 12,3 millions en circulation, pour une valeur totale d’environ 10 milliards de dollars. Une valeur qui toutefois peut à nouveau changer très vite.


                                                       Claus Peter Ortlieb  Traduction de l’allemand: Stéphane Besson

Texte paru sous le titre « Bitte ein Bitcoin » dans Konkret, mars 2014
http://www.exit-online.org/textanz1.php?tabelle=aktuelles&index=0&posnr=605


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