mercredi 31 juillet 2013

Les mises au point de Gianfranco Sanguinetti

PDF en anglais: Lettres Sanguinetti/Khayati (plus bas en french)


Le texte en question se trouve ici: Le Doge, Souvenir, par Gianfranco Sanguinetti


Une longue période de la Contre-Révolution italienne (fin 70, début 80, dites Années de Poudre ou de plomb) a donné lieu malgré ou à cause de l’extrême importance de cet événement - qui fut le laboratoire de l'actuel Contrôle Absolu - à des manœuvres d'une grande bassesse de la part de Guy Debord et de son cercle proche contre Gianfranco Sanguinetti.
Ce qui disqualifie Debord dans cette affaire c'est qu'il s'en prend à Sanguinetti dés Censor et donc AVANT la sortie du "Terrorisme". 
".../... En ce qui me concerne personnellement, il est sûr en tous cas qu'à partir de la réussite et aussi du succès public de l'opération Censor, auquel il ne croyait pas trop, s'est installée chez Guy une sorte de prudence quelque peu méfiante envers moi. Et ensuite il a cherché longtemps un prétexte pour m'attaquer, non pas franchement et directement, chose qu'il pouvait faire en m'écrivant directement, mais obliquement, avec une guerre asymétrique non déclarée.../..."
Sanguinetti est un vieux roublard avec son "Anarchiste" de la RAF, un nouveau concept de Staliniens-anarchistes ? 
Qui recevaient passeports, pognon et Tokarefs anarchistes du KGB et explosifs libertaires de l'OTAN/Gladio... 
La sincérité des terroristes léninistes et staliniens importe peu... 
Seuls les libertaires armés (qui étaient dans l'erreur en jouant à la "Guérilla urbaine en arme" et la principale cible de l’État et qui n'étaient justement pas des terroristes) méritent que leur sincérité soit prise en compte. Peu d'entre eux auront le bénéfice des lois Mitterrand et atterrirons en France.
Vu et vécu du dehors du cercle debordiste de l'époque tout cela semblait obscur et pas convainquant du tout. On pouvait penser que Sanguinetti avait eu peur de dénoncer la mort d'Aldo Moro comme une manipulation totale de l’État profond italien (utilisation de LA BR, celle piloté par les "Gladiateurs") mais comment lui faire un tel reproche dans un tel moment alors qu'il en avait tant dis.
Des questions restaient sans réponse, qui était ce Doge ?
Pourquoi Debord rejetait Sanguinetti alors que son premier livre était un coup de maître auquel Debord avait participé (mais au second plan) et le second livre de Sanguinetti "Du Terrorisme et de l’État" est une démonstration valable au moins partiellement et à chaud. Un point posait effectivement problème et Sanguinetti y répond dans ce texte en reconnaissant qu'il avait effectivement tord.
Pourtant le conseil de Debord à Sanguinetti de tout déballer et entrer en clandestinité n'était ni plus ni moins qu'une condamnation à mort en Italie et partout en Europe. Le risque encouru était encore renforcé avec la citation latine, les révélations sur Gladio sont venue très partiellement et seulement en 1990.
On comprend les rencoeurs de Gianfranco Sanguinetti injustement sali. Le motif de la jalousie est probablement central dans les basses manœuvres de Debord, la paranoïa est moins convaincante. Cette sorte de férocité manœuvrière est courante chez les révolutionnaires, les Marx et Bakounine n'y échappent d'ailleurs pas...

Pas plus que Cher Gianfranco et Cher Mustapha ...
Une autre raison pourrait être "sociale" en effet Sanguinetti est un grand bourgeois lié socialement à certains représentants de la classe dominante même si ils sont des franc-tireurs ils ne sont pas exactement des déclassés comme  l'étaient la plupart des situs.
Lebovici était  seulement un parvenu et l'on a vu ce que Debord pensait de ses descendants "bourgeois" lors de la succession des éditions Champ Libre. Comme le fait remarquer Sanguinetti c'est bien l’extrême raffinement de l'édition et le choix machiavélique des cibles qui a assuré le succès de Censor. Toutes choses assez peu usitées du temps de l'I.S, c'est seulement sur le tard que Debord pourra bénéficier d'éditions haut de gamme pour enrober sa prose. Le gros rouge des tapis franc n'a pas tout à fait la même saveur quant on carbure au Romanée-conti le reste du temps.

En seconde partie suit une longue lettre de Sanguinetti à Mustapha Khayati voir ici.
Finalement tout ceci aura seulement affaibli le courant subversif et malgré tout le talent de Sanguinetti l'Opinion Publique en Italie a complètement fini par avaler la fable pourtant insensée des affreux terroristes devant être durement châtiés par l’État italien qui trouve enfin le moyen d'exister dans la répression.  
L'idée qu'ils n'ont jamais eu de gouvernements véritablement indépendant depuis 1945 est inaccessible à la plupart des européens.

Le Doge
Souvenir


Lorsqu’un matin de janvier 1971, à Milan, Piazza della Scala, j’allai sans rendez-vous rencontrer pour la première fois le banquier Raffaele Mattioli – « le plus grand banquier après Lorenzo de’ Medici », écrivit Le Monde lorsqu’il disparut –, après avoir parlé des amis communs, les poètes Eugenio Montale et Umberto Saba, je lui demandai un avocat d’affaires « incorruptible », pour résoudre certaines questions de famille. Don Raffaele, ainsi que les intimes l’appelaient, souleva le téléphone et appela sans hésitation le Professeur Ariberto Mignoli. Le rendez-vous advint immédiatement, au déjeuner du même jour. Je désire ici évoquer la figure singulière de ce gentilhomme, aristocrate d’une autre époque, juriste distingué, courageux jusqu’à la témérité, discret et réservé, ami fidèle. Enfin homme. Il disparut en 2004 et ce fut pour moi une grande perte.

Ce jour là, habillé en motard, je me trouvai face à une sorte de réincarnation de Francesco Guicciardini, soit par sa nature, soit par son caractère, soit par son expérience des hommes, soit encore par sa vaste culture humaniste : il connaissait parfaitement les langues mortes et les principales langues vivantes européennes, mais aussi bien toutes les littératures que ces langues avaient produites. Il avait alors cinquante ans, et moi vingt deux. Il me dit tout d’abord : « Je ne suis pas incorruptible, mais je le suis seulement à condition qu’on me nomme Doge de Venise ». D’ici l’appellation de « Doge » que je lui donnai familièrement.

On devint vite amis : j’étais certainement le moins important de ses clients, mais surement le plus proche spirituellement. Il n’était ni conformiste mais certainement pas subversif. Mais on s’entendait parfaitement. Il était en quelque sorte mon Montaigne et moi son Etienne de la Boétie.

Peu après l’avoir rencontré, je dus m’échapper en Suisse car une nuit du mois de mars 1971 il y fut une trop étrange effraction chez moi à Milan. Debord m’écrivit en Suisse qu’en même temps les flics me cherchaient à Paris. Mignoli regardait tout cela avec curiosité. Il était ce qu’on appelait dans la Renaissance un homme
« universel », un grand seigneur à son aise sur tous les sujets et dans toutes les situations dont un homme doit s’intéresser. Lui, dont les clients étaient les banques et les plus grands industriels, et avec lesquels il entretenait des rapports professionnels et formels, il aimait parfois, ainsi que le dirait Machiavelli, « s’encanailler » toute la nuit avec moi dans les osterie et tavernes populaires de Milan, où, déshabillé des vestes « curiales » de la journée, on fraternisait avec les gens simples et les coquins qui fréquentaient ces lieux. Il louait un taxi pour la nuit, et on faisait le tour. Au petit matin on chantait avec eux des chansons en dialecte milanais, que naturellement il savait parler. Il connaissait mieux que moi les chansons anarchistes espagnoles de la guerre civile. Il était trop aristocratique pour ne pas mépriser les politiciens, et tous les personnages publics, donc on s’entendait aussi sur cela. Ainsi que le rappelle son ami, le Professeur Giampaolo de Ferra, Mignoli était « substantiellement un extrémiste ».

Pendant la guerre il avait été officier de Marine, qui était une arme anti-fasciste, et l’aristocratie des forces armées italiennes. En 1943, lorsque les nazis occupèrent l’Italie, la flotte déserta en masse et le Doge passa en Suisse, où il fut à Genève dans le cercle de Luigi Einaudi. Professeur à l’Université et infatigable travailleur, grand juriste, le meilleur avocat d’affaires qu’il fut. Mais il était aussi bien d’autres choses. Je n’ai pas ici la prétention d’en faire un portrait complet, pour lequel il serait nécessaire d’ajouter les coups de pinceau de ses amis, comme Guido Rossi ou Giampaolo de Ferra.

Certainement Mignoli fut le plus raffiné bibliophile parmi tous ceux que j’ai rencontrés. Il me montra, entre bien d’autres trésors, l’exemplaire de la première édition du Tractatus que Spinoza avait offert, avec sa dédicace autographe, à Leibniz ; ou la première de la Fuite des Plombs de Casanova, trouvée à Prague. Un jour je lui fis cadeau d’une ancienne édition du Werther : c’était la seule qui lui manquait. Il avait, parmi bien d’autres, une collection éminemment singulière de menus manuscrits de tavernes européennes à partir du XIV siècle. Il était l’ami du plus grand imprimeur du XX siècle, Giovanni Mardersteig, duquel il écrivit un admirable Souvenir, édité par son fils à deux cent exemplaires. Il me fit cadeau d’une série de pamphlets polémiques imprimés par Bodoni au XVIII siècle avec des longues querelles héréditaires entre mes ancêtres Sanguinetti et Padoa. Inutile de dire que j’attrapai la maladie du bibliophile.

A Lisbonne, où il fréquentait les meilleurs restaurants et les lieux cachés, soit les plus élégants, soit les plus populaires, mais toujours bien choisis, il m’introduisit en 1971 chez un vieil ami, anarchiste galicien, José de la Viuva, qui avait fui après la guerre civile et tenait un estaminet, sale et beau, où l’on chantait, après avoir fermé par précaution le rideau, toutes les chansons interdites sous Franco, Salazar et Caetano. Le Doge méprisait aussi bien la dictature que la démocratie, mais il disait que la dictature suscitait un désir ardent de liberté que la démocratie assoupissait.

Il connaissait par cœur les auteurs grecs, latins, italiens, français, allemands et anglais, et il les citait souvent, soit dans l’original, soit en italien. Il avait une mémoire étonnante : il disait qu’elle n’était pas son mérite, mais seulement une question d’exercice, et que tout le monde pourrait l’avoir, s’il s’y appliquait. Il était un épicurien à la Montaigne, et sa devise était celle d’Épicure : « Vis caché ».
Il était un gourmet distingué. A la fin du diner, il ne commandait jamais un cognac, car il disait que s’il venait d’une bouteille déjà entamée il avait perdu son bouquet. Il préférait donc déboucher une bouteille du meilleur brandy espagnol, le Gran Duque d’Alba, ou Lepanto, et il disait qu’il valait mieux l’achever doucement. Une fois, en 1984 au Brésil, il me donna rendez-vous dans un petit village sur la côte à deux cent kilomètres de Sao Paulo, où on s’était rendu, pour déguster la meilleure feijoada du pays.

C’est là, je crois me rappeler, qu’en parlant de la récente guerre aux Falkland, il me cita amusé Junius et le Docteur Johnson, récemment réédités, et particulièrement cette anecdote : lorsque Lord Sandwich menaça le député ultra-démocratique Wilkes, qui avait ridiculisé le roi George III, et qui faisait partie de la bande de Junius, en lui disant qu’il mourrait soit sur l’échafaud soit d’une maladie honteuse, Wilkes lui répondit : « cela dépend, My Lord, si j’embrasse vos principes ou votre amante ».

Peu de temps après notre première rencontre, je commençai à être sérieusement ennuyé aussi par les autorités françaises, qui finalement m’arrêtèrent et m’expulsèrent, sans aucune charge, sans habeas corpus, par simple lettre de cachet du ministre Raymond Marcellin en juillet 1971. Le Doge en fut outré, comme si cette injustice avait été faite à lui-même. Il me conseilla un avocat d’affaires, Me Marty-Lavauzelle, lequel m’envoya chez un jeune avocat pénaliste. Ce dernier me prépara un piège avec le Ministère des Affaires Intérieures, pour me compromettre. Le Ministère craignait surtout qu’on réalisât un « Scandale de Strasbourg » dans les usines de France (1), mais aussi que je finance la subversion internationale. Grâce à Guy Debord et au Doge le piège fut aussitôt percé à jour. Mignoli fut inflexible et rédigea pour moi une mémorable plainte pour déférer au Bâtonnier de l’Ordre des Avocats l’avocat infidèle, traduite en bonne forme française par Debord, et l’avocat fut châtié. Cette affaire prit des dimensions importantes, de manière que Marty écrivit qu’elle risquait de devenir une nouvelle Affaire Dreyfus. Mignoli et Debord se rencontrèrent une première fois à Paris et ils se plurent, évidemment. Ils se rencontrèrent encore en 1973, ou 1974, à un dîner chez moi à Florence, et le dîner se poursuivit jusqu’au lendemain.

Un jour à Milan me voyant triste pour un souci d’amour, il me demanda « N’avez-vous pas une autre fille à laquelle penser ? ». « Oui – répondis-je – Mary : une violoniste écossaise qui se trouve à Marburg au nord de Frankfurt ». « Ecoutez-moi – me dit-il – il y a un avion pour Frankfurt vers les 16 heures, si vous voulez j’envoie ma secrétaire vous acheter le billet, et entretemps nous aurons le temps de déjeuner ensemble. Si ça vous dit, vous lui porterez de ma part ces deux bouteilles de Chianti des Nozzole 1964 que Mattioli vient de m’offrir ». Le soir je fus au concert à Marburg, où l’on fêta avec le Chianti . Il était en effet « substantiellement extrémiste ».

En 1975 le « Doge » fut, avec Debord, le seul qui fût au fait, et m’aida, dans le scandale-Censor, que je préparais entre mille dangers et imprévus (2). Au mois de mars j’avais été emprisonné à Florence et accusé par le principal procureur de l’anti-terrorisme italien, Pier Luigi Vigna, le jour même que je transportais en voiture à Milan le manuscrit de Censor pour l’impression. Je fus intercepté car la police devait savoir que je préparais quelque chose et que Mignoli avait le téléphone sous écoute à cause de la faillite d’une banque dont il fut pour un moment l’avocat (3) (moi je n’avais pas alors de téléphone par prudence). La police, pour m’arrêter, avait mis et trouvé les balles d’une mitraillette de service dans la voiture où on voyageait. Le manuscrit fut sauvé dans la boite à violon de ma compagne, Katherine Scott, qui fut aussi arrêtée, avec mon ami Mario Masanzanica : ce manuscrit eut la chance singulière de rentrer et sortir inaperçu de la prison féminine de Santa Verdiana à Florence. Le « Doge » m’avait fourni le meilleur avocat pénaliste de Florence, Terenzio Ducci, qui me sortit de prison dans les huit jours contre toute prévision.

J’allai à Milan : Mignoli me donna cette idée géniale : « si vous voulez que le scandale soit retentissant, me dit-il, faites une édition de luxe en monotype à très peu d’exemplaires numérotés, sur papier spécial, envoyés aux adresses que je vous donnerai ». Il manquait un « éditeur » pour servir de paravent. Il me fournit son cousin, un jeune avocat très conservateur, professeur à l’Université Catholique de Milan, Sergio Scotti-Camuzzi – auquel il recommanda vivement mon texte, et toute la discrétion que l’opération exigeait. Scotti, qui avait déjà fait pour moi quelques opérations immobilières, et voulait devenir éditeur, connaissait un imprimeur de haute qualité, Dario Memo. La réalisation du projet était partie. Après la prison florentine, je me cachais alors entre Bergame et Milan. Le Doge adorait cette opération, il me fut très précieux, et on peut dire indispensable, pour la réussite du scandale : il voyait mieux que personne l’importance et les enjeux de l’opération, et aussi les dégâts que les vérités scandaleuses que Censor avançait pourraient provoquer. Plus il voyait que la police m’inquiétait plus s’y passionnait, car il y croyait, il s’y amusait, et on passa des après midi et soirées à perfectionner les détails typographiques et la liste avec les adresses privées des importants personnages auxquels expédier le Véridique Rapport. Plus quelques journalistes choisis. Il fut toujours d’un courage, d’une discrétion et d’une fidélité exemplaires. L’opération réussit avec grand éclat. En fin de comptes le personnage de Censor que je venais de peindre était, à peu de choses près, son portrait. Il s’y reconnaissait. Je me trouvais un peu dans la position de James Boswell avec le Docteur Johnson (4).

Difficile à décrire sa joie de voir toute la classe dirigeante d’Italie tomber dans le piège : il la méprisait d’autant plus qu’il la connaissait de très près. On se moqua bien lorsqu’on reçut les lettres de remerciement de la part des ministres et hauts commis, c’est à dire de ceux qui y avaient cru, Giulio Andreotti, Aldo Moro, le gouverneur de la Banque d’Italie Guido Carli, Giorgio Amendola, Pietro Nenni, le Préfet de Milan, le Conseil Supérieur de la Magistrature, etc. A leur excuse on peut dire que le piège était bien préparé, mais aussi que le hasard m’a aidé de la manière inattendue que voici : dans le chapitre IV du Véridique Rapport j’avais écrit : « n’est-il donc pas permis de conclure que le service secret est devenu chez nous ce gladium ancipitem in manu stulti dont parlaient les Latins ? » (5) Il faut ici remarquer que l’existence de l’organisation secrète Gladio n’a été révélée publiquement par Andreotti que quinze ans après l’édition de mon livre, et que donc à l’époque cette petite phrase en latin doit avoir été entendue comme une menace voilée provenante sûrement de quelqu’un très au courant des choses les plus secrètes. Je crois qu’au moins une partie des ennuis judiciaires que Mignoli eut par la suite sont la rétribution du pouvoir en place pour sa collaboration avec moi, difficile à oublier et à pardonner (6).

Une fois le scandale éclaté, et que, au début de 1976, j’eus publié les Preuves de l’Inéxistance de Censor en me révélant, le Corriere d’Informazione parut avec une troisième page à scandale contenant une fausse et ignoble interview avec moi, sur huit colonnes, fabriquée de toutes pièces (7). J’étais par hasard à Milan, je vis ce journal au matin et appelai immédiatement le Doge en lui disant que j’allais directement au Corriere pour malmener le journaliste qui avait inventé la fausse interview, certain Dario Fertilio. Il me dit : « Si vous le faites sur le champ, vous aurez la circonstance atténuante de l’immédiateté. Après venez dans mon cabinet pour préparer un communiqué de presse». Je m’exécutai. Il fut heureux du succès. On fit un drôle de communiqué, très violent, qui fut repris le lendemain par tous les journaux, même par la presse de Sicile et Sardaigne. Le communiqué de presse finissait par la phrase suivante, dictée par le Doge, qui fit une grande impression : « vis à vis de ces lâchetés il est urgent de retourner au costume viril». Personne, ou presque, ne prit la défense du Corriere : la falsification était trop grossière, et ma réaction trop immédiate et efficace. Le Corriere resta seul à crier à « l’attentat à la liberté d’information ». Les autres s’en moquèrent. Même le Corriere n’osa pas me dénoncer pour les gifles que son journaliste impudique avait méritées en présence de son directeur, pour éviter un procès embarrassant. En tous cas Mignoli, par précaution, me présenta le grand avocat pénaliste Alberto Crespi, collectionneur de peintres primitifs, de Botticelli et autres trésors, qui se déclara disposé à assurer ma défense le cas échéant.

Après le kidnapping et la mise à mort d’Aldo Moro en 1978, lorsque la répression devint pressante, il me conseilla de foncer dans la dénonciation du terrorisme false flag et il fut le premier en Italie à lire le manuscrit de mon pamphlet Du Terrorisme et de l’Etat (8). Lorsque Debord, en 1981, fit circuler des insinuations sur le Doge et sur moi, je les lui rapportai. Je me rappelle qu’il fit simplement ce commentaire : « Cela est vraiment dommage, car ça rend en quelque sorte inutile tout ce qu’il y avait eu entre nous ». Le understatement « inutile » était fort et suffisant.

Lorsque, plusieurs années après, Mignoli eut un deuil (il perdit sa femme et l’une de ses filles dans la même semaine, pour des raisons différentes), je fus cet été constamment avec lui, ainsi que vers la fin de sa vie, lorsqu’on passait des journées entières ensemble. De sa santé en déclin il ne dit jamais un mot, sauf un, stoïque : « elle n’est pas brillante ».

Il publiait rarement, en dehors des sujets juridiques, mais il écrivait superbement. En 1990, il écrivit un texte, Richesse et Sagesse. Je me permets ici d’en traduire quelques passages :
« Vis à vis d’un cadre si tragique (…) il se pose à nouveau le problème de Qoelet de la suprématie de l’esprit sur la richesse : dans un moment comme l’actuel, dans lequel la société où nous nous mouvons a pris une empreinte décidément économique donnant lieu à une époque satisfaite… Notre vie est devenue une affaire, alors qu’elle était une présence. Ce qu’on considère un progrès moral n’est que la sujétion entière de l’individu à la puissance de l’Etat, qui peut conduire à une abdication complète de la personnalité, surtout si la préoccupation de gagner de l’argent menace toute initiative. Cette prétention d’une supériorité morale de notre temps a à son origine un syllogisme, parce qu’on gagne de l’argent plus aisément, et plus sûrement dans le temps présent que dans le passé. Il s’est ainsi créé un sens nouveau de sécurité de nature économique et toutes les sécurités ont un effet dévastant sur notre esprit. Les époques satisfaites sont des époques désespérées… D’un côté l’homme se divertit et conquiert des richesses comme récompense à sa situation désespérée, d’autre part le désespoir est le point d’arrivée d’un âge satisfait, qui se plaît de ses conquêtes économiques, auquel font défaut ces émotions puissantes qui conduisent et soutiennent les âmes au dessus d’elles-mêmes en jetant de la variété au milieu de l’uniformité de nos conditions et à la monotonie de nos jours. Or il s’agit de substituer à l’amour du bien-être des passions plus énergiques et plus élevées… Une qualité essentielle, pour notre bonheur, disait Schopenhauer, une qualité essentielle est le courage. Pour ce monde dans lequel on joue avec des « dés en fer », il faut un esprit ferme, cuirassé contre la destinée et armé contre les hommes… Résigné n’est pas celui qui a compris : c’est celui qui a cessé de combattre (9). »

Dans ce texte on trouve des réminiscences léopardiennes, mais aussi situationnistes. Personne d’entre nous n’était imperméable à l’autre. Il répétait souvent ce mot, si vrai, de Salluste : Idem velle ac idem nolle, ac tandem vera amicitia est (vouloir les mêmes choses, et ne pas vouloir les mêmes choses, c’est cela en fait la vraie amitié) (10).

Voilà quel homme était le Doge. Voilà celui qui a été l’objet d’insinuations abjectes. Voilà celui dont je veux
aujourd’hui venger la mémoire.

 Gianfranco Sanguinetti17 Décembre 2012

(Empreinte typographique choisie par Ariberto Mignoli pour être publiée dans le colophon de la première édition numérotée du Rapporto Veridico reproduisant une xylographie du XVII siècle.)


1. Je me réfère ici au scandale situationniste à l’Université de Strasbourg, organisé par Mustapha Khayati en 1966.
2. Censor (Gianfranco Sanguinetti), Rapporto veridico sulle ultime opportunità di salvare il Capitalismo in Italia, Scotti-Camuzzi, Milano, 1975.
3. La Banca Privata Italiana, dont le propriétaire était le financier Michele Sindona, ensuite assassiné en prison.
4. On mesurera ici combien la riche réalité diffère des indigentes inepties malveillantes et courtisanes envers Debord répandues par le répugnant Jean-Marie Apostolidès dans Les Tombeaux de Guy Debord (Paris, 1999), dans le chapitre Le Révolutionnaire et son double, pp. 99-104. De même il en va pour les contre-vérités qu’ écrit un autre adulateur, aussi « officiel » que mesquin, Vincent Kaufmann, in Guy Debord – La Révolution au service dela Poésie, Paris, 2001.
5. Le seul, que je sache, à avoir noté cette phrase, en la mettant en liaison avec l’organisation Gladio, a été Bill Brown in www.notbored.org en 2012.
6. En 1984 il fut condamné à 4 ans de réclusion pour le crack de Sindona. Par la suite, en appel, il fut absous.
7. Corriere d’Informazione, 23 janvier 1976. Le communiqué de presse est à la même date.
8. Cela aussi contredit complètement les soupçons répandus parmi les pro-situationnistes français. Lire à ce propos ma lettre adressée à Mustapha Khayati le 10.12.12, maintenant éditée par le site www.notbored.org.
9. Ariberto Mignoli, Ricchezza e Sapienza, Milano, 5.5.1990 (manuscrit). Certainement les archives d’un homme si discret contiennent bien d’autres textes importants à découvrir, restés inédits, ou ayant eu une circulation seulement privée.
10. La première partie de la phrase de Salluste devint ensuite l’empreinte éditoriale de la maison d’édition ALLIA, Paris.

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(La publication de cette correspondance entre Mustapha Khayati et Gianfranco Sanguinetti, tous deux en leur temps membres de l'Internationale situationniste, paraît opportune au moment où « la propre vision des choses » de Guy Debord est mise en lumière dans un éclairage spectaculaire à la BnF, et où une multitude de « vendeurs d'almanach », de « prétendus historiens », de « "philosophes" nécessiteux, professeurs, journalistes », et autres « essayistes », « archivistes », « laborieux et indigents arrivistes à la recherche de quelque gloriole de mouche du coche », rongent le cadavre de ce « docteur en rien » .) 
Les notes de Gianfranco Sanguinetti sont indiquées en rouge entre crochets. 
2.12.12

Cher Gianfranco,
La note sur Alice pose un problème plus général qui me travaille depuis quelque temps, à savoir le degré de responsabilité de Debord dans ce qu'elle a fait ! Guy a tout prévu, tout calculé et Alice n'a fait qu'exécuter - à sa manière certes - ce que le maître a planifié. C'est lui qui a fabriqué les archives et a gardé les doubles de la plupart des lettres qu'il a écrites : Alice n'a fait que vérifier et ajouter les lettres qui manquaient.


Tout se passe comme s'il avait décidé d'orienter toute recherche sur les groupes qu'il a animés (l'IL et l'IS) en vue d'imposer sa propre version des choses. La volonté de minimiser le rôle de ses compagnons est de lui; Alice dans son zèle a compris ou arbitrairement et bêtement décidé qu'il fallait effacer leurs traces. Voilà son crime probablement aggravé par son côté "avida dollars" ! Cela n'empêche pas de faire la mise au point nécessaire !

Mustapha


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Le 10 décembre 2012

Cher Mustapha,

J'ai réfléchi à ton hypothèse, d'après laquelle Guy à partir d'un certain moment "a eu la volonté de minimiser le rôle de ses compagnons", et qu'Alice, après sa mort , n'a été que l'exécutrice de cette dernière volonté d'effacement. Il n'est pas invraisemblable qu'envers la fin de sa parabole Guy ait obéi à celle qu'on appelle en italien "pulsion d'anéantissement", qui porte à annuler la réalité de l'autre et à le faire disparaître comme s'il n'avait jamais existé.

Avant, en tous cas, et heureusement, Guy n'était pas du tout comme ça, car je me rappelle bien combien souvent il avait souligné avec moi soit le rôle important soit de la première période "artistique" de l'I.S., soit aussi parallèlement le rôle considérable joué ensuite par tel et tel situationniste, en disant, avec la modestie des grands hommes, que son mérite avait été celui de saisir, coaguler et donner forme aux impulsions, pensées, etc., qui lui venaient des autres : sans rien diminuer de ses mérites personnels, cela d'autre part me paraît normal et indiscutable, car autrement à quoi servirait un groupe? Mais celui-là était le Guy qu'on a aimé, celui envers lequel on sera toujours reconnaissants, dont on admire l'oeuvre et avec lequel on a pu faire les plus belles choses, et moi particulièrement partager longtemps avec lui une vie ensemble d'une richesse peu commune aujourd'hui, je veux dire dans les nouvelles conditions du monde.
A un certain moment les choses ont changé.
Ta lettre m'a donné la fatigue d'aller chercher dans la correspondance et ailleurs dans les documents des appuis à ton hypothèse. Il y en a. Je n'ai pas retrouvé aujourd'hui une lettre tardive (à une assistante de son film ?) qui lui demandait qu'en était-il des autres situs, et Guy qui répondait quelque chose comme "je les ai fait disparaître". Mais je me rappelle de l'avoir lue dans la correspondance publiée.


En ce qui me concerne personnellement, il est sûr en tous cas qu'à partir de la réussite et aussi du succès public de l'opération Censor, auquel il ne croyait pas trop, s'est installée chez Guy une sorte de prudence quelque peu méfiante envers moi. Et ensuite il a cherché longtemps un prétexte pour m'attaquer, non pas franchement et directement, chose qu'il pouvait faire en m'écrivant directement, mais obliquement, avec une guerre asymétrique non déclarée, et en répandant, peu d'années après, à droite et à gauche des insinuations et des hypothèses calomnieuses sur le Doge, sur moi, sur ma conduite dans l'affaire-Moro, etc. [Voir à ce propos la note sur Ariberto Mignoli, Le Doge.] Ces pratiques, dans la mesure où elles étaient de caractère calomnieux, appelaient de ma part la seule conduite à adopter contre la calomnie : l'ignorer et surtout ne pas tomber dans le piège de s'en défendre. Je n'avais à répondre ni au manipulateur ni aux manipulés, ni alors ni après. Cette offensive épistolaire à atteint son paroxysme en 1981, après les deux premières éditions françaises, l'allemande, la grecque et la portugaise du Terrorisme, parues à Grenoble, Paris, Hambourg, Athènes et Lisbonne – les éditions hollandaise, anglaise et espagnole étant alors imminentes.
Je suis obligé ici de faire une assez longue digression qui me concerne particulièrement, pour mieux préciser avec quelle stratégie Guy a procédé, et quels dégâts il se proposait de faire, car je viens de lire les lettres (dont plusieurs pour la première fois) qu'il a écrites à droite et à gauche durant cet été '81, lorsqu'il fut pris d'une violente crise paranoïde et manoeuvrière. On sait combien la paranoïa est généralement lucide, structurée et systématique. Chez Guy elle s'étale tout au long d'une lettre adressée à Michel Prigent (datée du 22.5.81), dans laquelle, à quelques lignes de distance, il écrit : « Je suis donc obligé, pour ne laisser à personne l'occasion de dire que je manipulerais peut-être ceux-ci ou ceux-là, d'interrompre toute relation...», puis : « La méthode de la vérité n'est pas d'une application trop difficile... J'en vois un exemple simple et clair dans la postface d'Els van Daele au Terrorisme » [Cf. Guy Debord, Correspondance, vol. 6, p. 121.]: cette postface, construite, toute ou en bonne partie, par Guy, et imposée aux éditeurs hollandais, ce n'est pas le démenti, comme il prétend, de ses pratiques manipulatrices, mais bien leur confirmation définitive et monumentale. Il en va de même pour le Foreword imposé à l'édition anglaise, signé Lucy Forsyth. Je saisis donc l'occasion de la présente lettre à toi pour m'enlever quelques cailloux de la botte.

C'est donc à cette époque précise que Guy a lancé son offensive contre moi. La principale explication que je trouve à cette opération trouble est le succès que mon livre sur le terrorisme rencontrait à l'étranger, où bien des gens le publiaient ou s’apprêtaient à le publier avec plus de retentissement que sa Préface à la IV édition italienne du Spectacle. Succès que Guy pensait supérieur à celui qu'il ne fut en réalité, le succès de Censor étant encore frais. En deuxième ressort Guy visait à mon élimination du mouvement subversif en discréditant préventivement ce que je pouvais encore faire et écrire, ainsi qu'il l'avait fait avec d'autres.

Les opérations ont donc commencé par l'envoi aux traducteurs de Grenoble d'une lettre hostile à mon livre, signée par Lebovici (12.9.80). Elles se sont poursuivies par le recrutement d'un mauvais soldat, le traducteur français Jean François Martos, au printemps 1981, car c'est à partir de sa traduction que généralement se faisaient les autres éditions : en l'ayant sous contrôle, il pouvait contrôler aussi les éditions futures, comme ce fut le cas en Hollande et Angleterre.
A Martos Guy imposa une condition, un a priori comme il l'appelle, à la poursuite des relations : ses rapports avec moi doivent finir. Les hostilités se poursuivent ultérieurement par la diffusion de quatre lettres remontant à trois ans auparavant, à l'époque de l'affaire Moro en 1978, l'une de Guy (21.4.78) où il me demandait d'intervenir dans l'affaire et de passer en clandestinité (erreur gravissime à faire en Italie en cette période : qui n'était pas trouvé à son adresse était condamné d'avance) ; l'autre lettre (du 1.6.78) était de moi, où je m'embrouillais dans des hypothèses opposées pour contredire la stratégie proposée. J'avais tort sur le point précis, mais je savais pourquoi, et ce n'était ni si grave, ni si « suspect », ni si « obscur », ni si « coupable » comme Guy le dira trois ans après. Puis il y avait une autre lettre de moi à Guy (15.8.78) et la réponse de Guy (29.8.78) où il me posait trois questions [Ces lettres furent publiées dans la Correspondance de Champ Libre (vol. 2) en 1981.]. Ma réponse (24.9.78) à cette dernière lettre ne fut pas publiée. On verra après pourquoi.

La vie étant plus riche et plus compliquée, et c'est bien heureux, que ses simplifications paranoïdes, je vais donc te raconter ce qu'alors je ne pouvais dire à personne. J'avais eu des informations de première main d'une anarchiste allemande de la R.A.F., qui m'était proche justement à cette époque. Je l'avais précédemment vue se battre courageusement sur les barricades à Bologna en septembre 1977. Peu après, elle dénonça immédiatement l'assassinat de Andreas Baader, Gudrun Ensslin et Jan-Karl Raspe dans la prison de Stammheim. Elle fut persécutée et vite arrêtée par la police italienne, à la demande des allemands, pour être extradée. Elle était aussi en contact avec des terroristes italiens égarés et de bonne foi, elle avait des nouvelles de première main, et j'ai donc essayé dans ma lettre à Guy d'envisager les choses dans la perspective des informations que je venais d'apprendre, sans pouvoir savoir combien de vrai ou d'incertain elles contenaient, ni pouvoir, par prudence évidente, citer mes sources. Car dans l'affaire-Moro on avait savamment piégé aussi des terroristes sincères qui ignoraient pour qui ils couraient. D'ailleurs tu sais qu'ils ont essayé de m'impliquer moi-même, qui n'ai jamais été terroriste [Avec la grande opération judicière et policière dirigée par le procureur anti-terrorisme Pier Luigi Vigna en novembre 1979, peu de mois après ma publication du Terrorisme.].

Voilà donc une information que je ne pouvais communiquer à personne, encore moins l'écrire à Guy : l'anarchiste allemande ayant évité de justesse Stemmheim – grâce à un mariage blanc avec le fils de son avocat italien célébré une semaine avant être arrêtée et devenant ipso facto italienne – n'a donc pas pu être extradée en Allemagne et elle a survécu. Encore moins je ne pouvais ni ne voulais écrire à d'autres quidam sur ce point, et même pas en 1981. Ni surtout pas à un simple traducteur de mon livre qui me demandait si impertinemment des comptes.


Martos, dont je n'ai jamais été l'ami, et que je n'ai jamais considéré un subversif, sinon par pure velléité, mais ayant traduit mon Terrorisme, en venant d’être embauché dans l'écurie de Guy, se crut coopté dans la subversion internationale, alors qu'il n'a jamais été qu'un arriviste. Il fut sommé de m'écrire une lettre réclamant une explication à la contradiction qu'il y avait entre l'hypothèse avancée dans ma lettre à Guy du 1.6.1978 et la thèse soutenue dans mon livre. Guy se garda bien de diffuser ma réponse à ses trois hypothèses [« J'aimerais donc savoir la raison qui motivait ces analyses, si étranges, d'un moment : a) une pression directe des autorités ? b) une pression indirecte de même origine, mais poliment présentée par les insinuations du si suspect Doge ? c) Le pur plaisir de contredire Cavalcanti, activité à laquelle tu t'es trop souvent adonné au détriment d'activités meilleures ? » (Lettre de Guy du 29.8.78).], écrite le 24.9.78 entre deux incendies de ma maison de campagne, où j'excluais nettement les deux premières hypothèses, et admettais partiellement la troisième. Ainsi tronquée, la correspondance rendue publique trois ans plus tard pouvait justifier des points d'interrogation.


Martos m'envoya donc sa lettre éminemment insolente (le 3.6.81) [Cf. J.-F. Martos, Correspondance avec Guy Debord, Paris, 1998, pp. 166-168.]. Je ne répondis pas. Et pour cause. Cette lettre malveillante et inquisitoriale était pilotée par Guy et écrite pour lui être agréable, et elle démontrait bien surtout que Martos avait été embauché comme marionnette. Le but de cette lettre était de poser les bases qui allaient par la suite permettre de me diffamer et me déshonorer dans ce pauvre cercle de pantins dont Guy a bien voulu s'entourer, cercle auquel cette lettre fut immédiatement envoyée. Il faut ici préciser que Kloosterman et Prigent ne faisaient pas proprement partie de l'écurie, mais puisqu'ils étaient en train de préparer chacun une édition du Terrorisme, cela explique l'intérêt que Guy leur accordait.

Tu sais bien que moi en Italie j'avais fait et risqué, seul, ce que personne d'autre n'a risqué à cette époque pour dénoncer coram populo le moderne terrorisme – celui qu'on appelle aujourd'hui false flag – et je continuais à risquer quotidiennement. Au nom de quoi aurais-je dû satisfaire les curiosités malveillantes et agressives de parasites spectateurs qui, dans l'état d'urgence que je vivais en Italie, se plaisaient à répandre des soupçons ignobles contre le seul qu'ils savaient avoir combattu en première ligne l'ennemi ? J'avais bien autre chose dont je devais me défendre que de leur insolence qui frisait la calomnie. Qu'ils aillent se faire foutre ! Ne leur répondant jamais, je leur coupai ainsi l'herbe sous les pieds, et je suis bien heureux de m’être comporté de la sorte. Ils restèrent sur leur faim, je n'alimentai pas leur soif d'explications ni de ragots. Never complain, never explane. Ils n'ont pas de quoi être fiers.


En tous cas, vingt ans après, le 11 septembre 2001, ce fut de mon livre qu'on se rappela, alors déjà amplement diffusé par internet en plusieurs langues, et pas d'eux, qui auront inscrit leurs soupçons ignominieux, leurs insinuations et leur nom dans la colonne infâme qui témoigne de leur lâcheté. Ni alors, ni par la suite, ils n'ont jamais risqué de produire quoi que ce soit d'efficace contre le nouveau terrorisme spectaculaire dont ils se remplissaient la bouche : ils préféraient m'accuser moi de l'avoir dénoncé un peu plus tard qu'ils l'auraient désiré. Et s'ils avaient à se plaindre de mon supposé « retard », et s'ils croyaient que c'était tellement urgent, qui diable les avait empêchés de me précéder ?

Martos n'était qu'un spectateur et un pantin qu'aucune police, aucun magistrat, que je sache, n'a jamais arrêté ni même inquiété, il n'a subi ni attentats, ni interrogatoires, ni procès, ni perquisitions, ni inculpations, toutes choses auxquelles j'ai eu droit des années durant.


A cette époque en Italie, ainsi qu'en Allemagne, on n'avait pas le loisir de se masturber avec les toiles d’araignée des pro-situs arrivistes français. J'avais les flics et les saboteurs à la porte, les amis arrêtés. Plusieurs sont morts durant ces années-là. Je devais me défendre de bien d'autres périls, bien réels, imminents et menaçants, plutôt que des malhonnêtes provocations qui me venaient d'outre-Alpes. En 1979 Licio Gelli activa le fiancé de l'une de ses filles, fils d'un carabinier, pour monter une provocation contre moi, à la suite de laquelle je fus inculpé de contrebande, et se termina par une rencontre violente [A l'époque on ne savait encore rien de Licio Gelli, ni de Gladio.]. Et cela aurait pu tourner au pire.
Je n'avais ni le temps ni l'envie de me mesurer avec un colosse de la taille de Martos. Toute sa correspondance avec Guy est un catalogue de ragots. Il a depuis essayé de la vendre aux enchères et rien ne s'est vendu. Sa valeur d'usage est identique à sa valeur d'échange. Pour toutes ces raisons il fut sage de ma part de les laisser dire : l'ancien proverbe toscan dit « acqua che scorre e gente che parla non si parano [“Eau qui coule et gens qui parlent on ne les arrête pas”.]». J'ai donc j'ai laissé couler.


La stratégie d'attaque de Guy se déploia ensuite dans maintes lettres envoyées à plusieurs personnes, comme on apprend de sa Correspondance (vol. 6), en faisant allusion à mon propos à de vagues "raisons graves", à des "raisons qui me sont restées très obscures", à une "attitude suspecte", à un "document accablant" (?!) à propos de ma lettre citée du 1er juin '78, avec des phrases qui poussaient à croire et laissaient imaginer à ses correspondants des choses gravissimes, mais toujours enveloppées de mystère et de brume ("je crois t'en avoir dit le moins possible, et en même temps le minimum nécessaire" - à Martos, le 24.7.81), ou même des insinuations très hypocrites : "J'ai été l'ami de Gianfranco. Je ne voudrais certainement pas... décourager ceux qui se trouvent à être en ce moment ses amis, en leur exposant tout ce que j'en sais...", sans jamais le dire - (même lettre citée). Peu après encore : "je voulais te mettre en garde contre certains dangers dont je ne peux plus savoir à quel point Gianfranco les connait ou se refuse à les connaitre", sans jamais indiquer lesquels, au juste, car plus qu'un vague soupçon prétexté ou paranoïde, mais totalement infondé, sur le Doge, d'ailleurs lui aussi inexprimé en clair, il n'avait absolument rien à dire: "je t'ai dit de lui demander ce qu'il pense maintenant du 'Doge'. C'est une sorte de mot de passe pour assurer ta protection" (à Martos, 24.8.81) : porca Madonna! Protection? Et de quoi ou de qui? En Italie c'est la Mafia qui offre protection ! S'il y avait des périls que je ne voyais pas, n'aurais-je pas eu le droit d'en être informé le premier et directement? Mais justement ces fumeux périls n'existaient pas.

On peut tout penser après des insinuations aussi lourdes qu'infondées - et cela est bel et bien la raison de l'existence des insinuations, à travers lesquelles la paranoïa devient contagieuse, comme ce fut le cas pour le pauvre Carlos Ojeda, qui en devint fou pour un moment [Cf. lettre de Guy à Carlos Ojeda du 29.8.81.].


Ou encore, pour imposer sa postface (signée par Els van Daele) à l'édition hollandaise du Terrorisme, il écrit à Jaap Kloosterman "on sait très bien que Gianfranco est coupable" (20.8.81), car Jaap était quelque peu sceptique sur ce que Guy évoquait si vaguement, et il allait publier mon livre en Hollande ; et à Michel Prigent, qui allait publier une édition anglaise : "Sanguinetti n'a rien trouvé à répondre à Jeff (Martos)... : ce qui prouve que la lettre de Jeff était assez forte pour réduire au silence quelqu'un qui est et se sent si évidemment coupable" (29.8.81). Et, le même jour, en proie à la même crise aiguë, il écrit à Carlos Ojeda : "On sait très bien que Gianfranco est coupable depuis longtemps et devant beaucoup de gens, de ce qu'il n'a pas dit et de ce qu'il a dit".
Puisqu'il se garde bien de dire de quoi précisément je serais coupable, on se croirait ici bel et bien dans le roman de Kafka La Colonie pénitentiaire (In der Strafkolonie) où “la faute est toujours hors de doute”. En tous cas on sait bien que la calomnie se passe de toute démonstration: elle se contente d’être répétée et de passer de bouche à oreille.


Ou encore, dans ce même accès paranoïde de l'été '81 : "Gianfranco ne t'a pas répondu... c'est une vérification terrible : plus même que ce que je pouvais en penser" (à Martos le 29.8.81).
Vérification de quoi? Pas du vrai, certainement! Ce qui se vérifie ici ce n'est que son obsession.


Là Guy s'est comporté d'une manière déshonorante, digne d'un politicien quelconque : il me connaissait mieux que quiconque depuis 1969, et il savait bien que me suis comporté toujours de manière inflexible, courageuse, adroite et irréprochable avec toutes les autorités, policiers, magistrats, ministres, provocateurs, geôliers, et cela dans les différents pays où j'ai eu à faire à eux.
C'est même ce comportement qui m'a toujours sauvé. Et c'est bien grâce à mon comportement dans des situations dramatiques que j'ai pu sauver aussi beaucoup de monde des pires conséquences [A ce compte là, il me semble plus fin et plus réaliste le comportement du Ministre des Affaires Intérieures français (Raymond Marcellin) – toujours bien informé par ses flics - lorsqu'il déclare à la veille de mon expulsion de France, et pour la justifier : “C'est une bien piètre tactique que de prétendre se concilier un adversaire irréductible en multipliant les concessions. (…) Pactiser, c'est à une défaite assurée ajouter la honte.” (Le Monde, 27 juillet 1971).].
Guy ne craint même pas d'écrire comme on écrit les chroniques des fait divers dans des journaux pour la plèbe : "...puisque Gianfranco, chez qui ce genre d'habileté détestable ne me surprend guère, a réussi à ne pas répondre (à Carlos Ojeda) sur toutes les questions brulantes... quelles conséquences ne peut-on pas redouter?" (à Martos, 29.8.81).

Je note ici en passant que les deux éditions, la hollandaise et l'anglaise, du Terrorisme, toutes les deux de 1982, sont l'exemple le plus frappant, depuis l'Anti-Machiavel de Fredéric II et Voltaire, de schizoïdie dans l'histoire de l'édition : car toutes les deux publient mon texte et en même temps une attaque contre ma personne (sous la signature des déjà citées Els van Daele et Lucy Forsyth). Ce qui donne l'impression que le livre n'a été publié que pour répandre leurs soupçons et censures sur son auteur.


Le comble de l'hypocrisie et de la fausse conscience est atteint seulement deux mois après, lorsque Guy, en feignant l'innocent scandalisé, écrit à Lebovici, le 18.10.81 : "Connaissez vous le dernier Voyer? Il en vient à inciter au meurtre de Sanguinetti, tout en insinuant qu'il travaille délibérément pour la police italienne". Voyer, qui a toujours été fou, avait publié un manifeste où il disait, entre autres, "La question qui se pose justement à propos de Sanguinetti est : comment se fait-il qu'il soit encore en vie et libre? Après tout, c'est peut-être un agent des services secrets. Mais on a vu qu'une telle appartenance n'est même plus un gage de sécurité en Italie aujourd'hui". Mais, malgré sa folie, Voyer ajoutait aussi honnêtement :"Il faut que l'auteur de 'Protestation...' applique à lui-même la méthode qu'il applique à Sanguinetti. Il faut laisser à ce dernier le mérite d'avoir dénoncé l'usage spectaculaire qui est fait par l'Etat italien du terrorisme stalinien en Italie" (Jean Pierre Voyer, Réponse à l'auteur de 'Protestation devant les libertaires du présent et du futur sur les capitulations de 1980 [Ce pastiche de Protestation..., qui a fait courir tant d'encre et de soupçons entre Guy et d'autres, fut en réalité écrit anonymement par un certain Jean-Claude Lutanie, mort en 2006. Il fut réédité en 2011.], Paris, 7 octobre 1981).


Vis à vis de cette candide innocence outrée affichée par Guy à propos de l'affiche de Voyer, force est de se demander : qu'avait-il insinué de différent lui même jusqu'à la veille, avec plus d'autorité et d'emphase ? N'est-ce pas lui le premier à avoir appelé à une sorte de lynchage virtuel semi-public contre moi ? S'est-il rassis d'un trait en voyant, dans ce manifeste de Voyer, les effets et réflexes de ses allusions calomnieuses deux mois seulement après les avoir répandues?

Quoi qu'il en soit, tout cela est désolant, et friserait l'ignominie, à moins d'une explication d'ordre pathologique. Dans une déclaration hautement vertueuse faite à peine une année auparavant dans une lettre à Diego Camacho (signée par Lebovici, mais écrite par Guy) où, en critiquant Camacho pour ses insinuations sur la mort de Durruti, il proclame : "Champ Libre ne publie jamais d'auteurs qui insinuent, quelles que soient les nécessités politiques qui les y portent"! [cf. Champ Libre, Correspondance, vol. 2, p. 63, lettre du 4.8.80.] Et à Lebovici il écrivait le 3.7.80 : « Evidemment, vous ne pouvez pas publier ce Camacho qui insinue (…). Il insinue même avec une venimeuse prudence... Il se vante, lui, d'avoir 'insinué'... ».

Guy a donc positivement (et vainement) essayé, avec ses insinuations et pour ses buts particuliers, de me faire disparaître en me diffamant. Mais il a échoué car il n'a jamais réussi à convaincre personne en dehors de ses courtisans, et il n'a pas réussi non plus à franchir le cercle plus vaste des révolutionnaires qui me connaissaient, en Italie et ailleurs, qui ont mérité le titre de "sanguinettistes ineptes fanatiques" [cf. lettre à Martos du 25.2.82.]. Les agissement des juges, des policiers, des provocateurs, des staliniens ou des fascistes, contre moi avaient au moins une justification dans le mal que je leur avais fait et leur faisais.


Certes que pour celui qui se veut un stratège, et qui admire Clausewitz et invente le Kriegspiel, la campagne d'été 1981 contre moi s'est conclue essentiellement par un seul résultat : l'acquisition si précieuse d'un "historien" patenté de l'I.S.
Je crois que Guy doit s'en être bien aperçu, car cette campagne fut très vite close et abandonnée, et personne n'en parla plus, comme si de rien n'était : cela aussi ne manque pas d'étrangeté. Des soupçons si graves et si vite oubliés sonnent faux et deviennent suspects.

On peut tourner autant qu'on veut autour du problème : il reste qu'au point de vue stratégique cette campagne fut un échec et même un revers : ni les Anglais, ni les Hollandais, ni les Allemands ni les Grecs, ni les Espagnols, ni le Portugais, ni les Italiens, ni ensuite les Américains, ne suivirent le petit troupeau prositu-courtisan français qui se réduisit ainsi au seul Martos, unanimement méprisé. Mais la défaite plus grande pour Guy fut de s'être pour une fois abaissé au rôle de politicien manipulateur et manœuvrier  Je suis heureux de ne pas avoir mis mon petit doigt dans ce sale jeu, de ne pas l'avoir alimenté, et d'être resté de marbre devant la calomnie.


Il est vrai qu'en 1981 je n'avais pas tous les documents aujourd'hui disponibles. Dans lesquels on apprend même que quelques-uns des Français qui venaient chez moi à la campagne faisaient rapport à Guy soit directement soit par voie de commérage. Mais même si j'avais connu tous les dessous des ces agissements, mon caractère si anti-politicien m'aurait empêché de me mesurer dans cette arène là. En tous cas j'en savais assez pour choisir à l'époque de laisser la flotte ennemie, si mal manœuvrée  s'écraser contre les écueils qui allaient briser sa réputation, sans m'abaisser à leur niveau.


Et dans ce climat de poisons, de désinformation et d'intoxication hostile et malhonnête, Guy osait encore se plaindre du fait que je n'avais pas cité sa Préface à la IV éd. Italienne du Spectacle. En écrivant à Lebovici : “Je vous remercie... pour l'édition française de Gianfranco … La préface pour la France est en tous cas meilleure que le reste. Il est vrai que l'auteur ne me cite pas; mais qui me cite jamais?” (25.6.80). Voilà peut-être mon vrai crime de lèse majesté! Mais, de plus, la question elle-même est mal posée : c'est lui qui aurait dû me citer, et même m'appuyer – en sachant que je combattais derrière les lignes de l'ennemi, dans des conditions extrêmes – car lorsqu'il a écrit sa Préface (janvier 1979) Guy avait lu, depuis octobre 1978, mon manuscrit du Terrorisme, qui a donc été écrit bien avant sa Préface ; tant il est vrai qu'il sentira la nécessité, en mai 1981, de se défendre d'un soupçon que personne n'a soulevé, lorsqu'il note dans sa postface à l'édition hollandaise du Terrorisme (signée par Els van Daele) : “Comme il y a un assez grand nombre de concordances entre les deux écrits, du choix des exemples historiques jusqu'à certains détails de style (…) les pages de la Préface (…) paraissent à la lecture un résumé du Terrorisme”. Cette précision a tout l'air maladroit d'une excusatio non petita.


Pourquoi Guy s'est-il mis sur cette pente si glissante pour lui, alors qu'il n'en avait aucune nécessité? Voilà la question. Dans sa dérive politicienne-paranoïde, comme souvent dans la paranoïa, il y a de la méthode, en tous cas une paralogique qui s'auto-satisfait de la pseudo-réalité qu'elle se crée pour combattre un pseudo-ennemi en effigie. Le terrorisme false flag, ou la religion, fonctionnent exactement de la même manière, comme on sait. D'un coté Guy reconnaissait mes arguments dans le Terrorisme, de l'autre il voulait créer le vide autour de moi, et il essayait de stopper toute influence que je pouvais avoir dans le milieu subversif de l'époque, non parce qu'il pensait que mon influence était néfaste, bien au contraire il reconnaissait que mon livre "est très vrai, et très bon à faire connaitre au plus tôt, par sa juste analyse de la Brigade Rouge" (cf. lettre au Grec Mikis Anastassiadis, 25.6.81) ; et encore il avait écrit à Kloosterman « Je pense que c'est une très bonne chose de publier le Terrorisme, qui est exactement vrai sur la question centrale qu'il traite, et plein de très valables arguments à ce propos » (23.2.81) ; et déjà une année avant (à Anastassiadis le 5.8.80) : « Tu sais sans doute que le livre de Gianfranco a déjà eu une deuxième édition française. Ainsi le
pseudo-terrorisme commence à trouver un peu de contre-poison... ». Sa contradiction est donc entre l'utilité affirmée qu'il reconnaissait à mon livre, et la volonté d'en diminuer l'importance, ou de me faire disparaître.
Guy croyait-il que mon influence, ou celle d'autres situationnistes le diminue? Ou tout simplement il ne voulait-il pas, comme on dit en italien, que j'aille gratter et fouiller dans son poulailler? Lui qui savait très bien que Retz avait déjà établi qu'en matière de calomnie tout ce qui ne nuit pas sert à celui qui est calomnié.


Cette attitude, renforcée par cette « pulsion d'anéantissement » dont je parlais au commencement, s'est étendue naturellement à tous ceux qui avaient contribué le plus à la subversion dont l'I.S. était porteuse. Il voulait rester seul. Il n'est donc pas exagéré de dire qu'à partir de ce moment il s'emploiera à minimiser systématiquement le rôle joué par tous les membres du groupe : conséquemment, il n'y avait à cette époque plus de place que pour les médiocres et les arrivistes autour de Guy, qu'il lançait en manière aventuriste contre ce qui avait été excellent. Cela a eu des conséquences évidentes, même après sa mort, dans le grand travail fait par Alice (je dis grand au sens du volume) : l'une des conséquences de cette dégradation ce sont tous ces livres lamentables écrits à la gloire de Guy, les biographies courtisanes et les pseudo-histoires surveillées de l'I.S. par une multitude d'« historiens » révisionnistes ou par des « philosophes » nécessiteux, professeurs, journalistes, etc., qui se sont laissés guider, fouetter et censurer honteusement par Alice ; ou encore cette prolifération d'éditions d’essayistes, d'archivistes, de laborieux et indigents arrivistes à la recherche de quelque gloriole de mouche du coche. Cela n'est pas arrivé par hasard : il a été voulu et promu par Alice, mais déjà avant par Guy.


Parmi ces apologistes on trouve de vraies perles, par exemple dans un certain Apostolidès, lequel, dans la furie de me faire disparaître, touche des sommets philologiques jamais atteints même par le KGB : pour achever la « démonstration » que Censor n'est pas Sanguinetti, mais bien Debord, après avoir établi que la version française est plus « élegante » que l'italienne (!), il nous enlève tout doute avec la savante leçon suivante : « On remarquera les affinités entre les deux noms, Censor et Debord : ils possèdent chacun deux syllabes, des voyelles identiques et un même nombre de lettres » [Jean-Marie Apostolidès, Les Tombeaux de Guy Debord, Paris, 1999, cf. pp. 99-104.]. L' « affinité » pour laquelle j'avais choisi le pseudonyme de Censor est par contre celle avec Bancor, la devise supranationale inventée par Keynes, mais aussi nom de plume du gouverneur de la Banque d'Italie à l'époque, Guido Carli. On est bien loin de la furieuse finesse démonstrative d'un Apostolidès, orphelin malheureux du pape Pie XII, de Mao et de Lénine qui ne démontre que sa recherche spasmodique d'un culte spectaculaire de la personnalité.

A vrai dire, je dois t'avouer que j'ai perdu très peu de temps à me documenter là dessus, (sauf Jappe, que j'avais vivement recommandé à l'époque à Alice de faire éditer en France – là aussi, si je me rappelle, il fut publié avec quelque censure ou arrangement) : le fait est que des telles lectures m'ennuient tout de suite, elles n'ont aucune valeur historique car elles sont toutes le produit périmé de la servilité ou des directives d'Alice. La vraie lutte y est complètement absente, au profit d'un combat mythologique et risible afin de faire apparaître ou plutôt disparaître, après une révision historique, tel ou tel individu, si possible tous, pour « constater qu'il (Debord) demeure l'Unique » [Ibidem, p. 103. Un autre falsificateur officiel, encore plus mesquin, si possible, certain Vincent Kaufmann, conclut : “L'I.S. est à considérer, dans tous les sens du terme aussi, comme l'oeuvre ou comme une des oeuvres du seul Debord” (Guy Debord – La Révolution au service de la Poésie, Paris, 2001, p. 278, répétée encore deux fois, pour mieux s'en convaincre, p. 285). A la page précédente : “l'Italien Gianfranco Sanguinetti (…) n'y est pour rien… il n'est plus vraiment dans le coup des ultimes débats qui secouent l'I.S.” Cent pages, après il continue encore : “Derrière Censor, il y a en effet Sanguinetti, mais derrière Sanguinetti, il y a bien Debord, ou du moins son style, dans tous les sens du terme... Est-ce si étonnant qu'il se soit empressé de traduire le livre de Censor en français ?”.]. J'ai été contacté plusieurs fois, heureusement timidement, par ces vendeurs d'almanach, auxquels je n'ai jamais donné rien à grignoter. Il y aurait beaucoup à discuter sur ces productions, si on n'avait rien de mieux à faire, ou si on instituait un prix à assigner au plus goujat de ces auteurs : Bourseiller [Lequel Bourseiller a réussi, entre autre, dans l'entreprise hardie de traiter de L'I.S. face au Terrorisme, sans jamais me citer, sinon pour affirmer que le Véridique Rapport est de Guy (Cf. Archives et Documents Situationnistes, 2, Denoël, Paris, 2002).], Martos, Kaufmann, Apostolidès ou tel autre marchand de Bordeaux. Ils seront vite oubliés. Donc passons.

Le plus étonnant est que les pratiques confectionnées par Guy pour ses courtisans, ainsi que la version occasionnelle des choses, aient été reprises aveuglément et sans aucune vérification ni recherche documentaire par ces prétendus historiens . Cette vision idéologique vulgaire et balourde porte ces braves militants de l'histoire à partager et à propager une version mythologique et velléitaire des faits. Il est passablement comique de constater, entre autres, leur quasi-unanimité à attribuer le départ de Guy de l'Italie à une fantomatique persécution ou expulsion dont il aurait été victime vers 1977. En fait son départ, antérieur même au projet-Censor, fut la conséquence d'une série de faits prosaïques – de quelques désillusions des filles florentines, du fait qu'il s' impatienta parce qu'on lui avait coupé le gaz à Florence en plein hiver, que quelqu'un avait volé du vin dans la cave du curé de la Pieve de San Cresci où on habitait, de banales questions monétaires que j'avais eu à un moment, etc.). Or, des erreurs de ce genre il y en a une foule dans les tombeaux et monuments érigés à sa gloire, tous fonctionnels à la fabrication d'une légende et d'un mythe.

Cette première vague d' « historiens » improvisés s'est allègrement brûlée et sacrifiée sur l’autel de la louange courtisane, laquelle – ainsi que Guy se plaisait à rappeler, citant Swift – est la fille du pouvoir en place. S'il avait eu vent de ces tombeaux, je crois qu'il aurait plutôt conclu, avec Schopenhauer : « Que d'ici peu les vers rongent mon corps, c'est une pensée que je peux tolérer, mais que les professeurs le fassent avec ma philosophie, cela me fait horreur ».

J'espère, Mustapha, que cette lettre servira à jeter un peu de lumière sur la confusion intéressée qui entoura la diffusion de mon livre sur le terrorisme.


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