Voici un texte de Jappe du 25 mai 2011 sorti d'un PDF articulé en trois parties et tiré d'un débat public à Bourges.
Nous avons choisi ce seul extrait car il est facile à aborder et résume assez bien la "Théorie de la Valeur" défendu par Jappe, qui dit préférer l'expression "Critique du Fétichisme de la Marchandise" probablement trop Debordiste pour plaire à ses amis...
Serge Latouche et ses amis du MAUSS sont mieux connu en France, depuis les années 80 au moins, ils animent le courant "Anti-utilirariste".
Un an plus tard la situation en Grèce (21 nazi au parlement) ne semble pas leur donner raison quant aux directions à prendre pour survivre à cet effondrement du capitalisme "à la Grecque". C'est bien la principale faiblesse de leurs analyses respectives des chemins possibles pour vivre dans fin du capitalisme. Le "localisme" de survie est une impasse flagrante, il faut penser en "réseaux".
Deuxième
partie: l’exposé d’Anselm Jappe
Je
vais commencer comme disait la rhétorique ancienne, par une captatio
bene
volentiae. Je suis content de revenir à Bourges. Comme disait
Serge il est effectivement
notable qu’une ville relativement
petite et qui plus est sans université, trouve toujours un
public
si large pour discuter. Je pense que si on faisait statistiquement le
rapport entre les gens
intéressés par ce genre de débat de fond
et le nombre d’habitants, peut-être que Bourges est
une des
capitales intellectuelles de la France !
Je
mentionne aussi que l’année dernière nous avions discuté jusqu’à
minuit dans le
cadre de ces rencontres, j’avais parlé de manière
générale du mouvement de la décroissance,
j’avais expliqué que
je pouvais m’en sentir proche mais j’avais aussi exprimé mes
critiques,
donc je ne vais pas répéter cela cette année. En plus
le texte que j’avais lu a été publié dans
mon livre Crédit à
mort. Vous savez peut-être, j’ai participé à l’élaboration de
ce que l’on
appelle la critique de la valeur, il serait peut-être
mieux d’ailleurs de l’appeler la critique du
fétichisme de la
marchandise, une analyse qui se veut radicale du capitalisme
contemporain et
qui part d’une relecture qui se veut rigoureuse
d’une partie seulement de l’œuvre de Marx.
C’est
sur cette base que dans Crédit à mort j’ai exprimé également
des critiques à d’autres
formes contemporaines de critiques
sociales, par exemple au marxisme traditionnel, aux
thèses de
Jean-Claude Michéa, au discours altermondialiste simplement
porté contre le
néolibéralisme, etc. Je pense que parmi
l’ensemble de ces critiques, la décroissance est tout de
même
une des rares tentatives contemporaines pour trouver une véritable
sortie de la crise
contemporaine du capitalisme. Je ne vais pas
également expliquer ici pourquoi il faut sortir de
la croissance
économique parce que je ferai vraiment ce que l’on appelle en
anglais « prêcher
aux sauvés », je pense qu’ici à peu près
tout le monde est d’accord. Je voudrais donc ici un
peu creuser
cette idée de « l’invention de l’économie » portée par Serge
Latouche et dégager
quelques lignes pour savoir comment « sortir
de l’économie », en reprenant ce terme au
bulletin Sortir de
l’économie que certains ici continuent à rédiger depuis quelques
années7. Je
vais donc commenter un peu ce sujet et dire pourquoi il
faut je pense parfois aller plus loin
dans la même direction, il
faudrait d’une certaine façon continuer à radicaliser cette
critique
de l’économie.
Je
pense d’abord que Serge Latouche et moi sommes d’accord sur le
fait que
l’économie n’est pas un fait naturel et
transhistorique, ce n’est pas quelque chose qui existe
depuis
toujours. L’économie c’est quelque chose qui dans une époque
historique est venu au
monde et qui peut donc également
disparaître. Naturellement comme toujours il faut
s’entendre sur
le mot. Si on entend par « économie » le fait même que l’homme
doit faire
quelque chose pour assurer sa survie matérielle,
l’économie évidemment ne peut pas
disparaître. Mais si on
l’utilise dans ce sens-là, le mot pratiquement n’a aucun sens
spécifique,
cela ne veut rien dire. C’est comme avec le terme de
« travail » ou avec d’autres mots.
L’économie
est donc quelque chose de plus spécifique, c’est une certaine
manière d’organiser
la reproduction matérielle des êtres
humains et c’est cette certaine manière qui tourne autour
des
catégories comme le travail, l’argent, l’investissement, le
retour sur investissement, c’est-
à-dire quelque chose qui quand
même ne fait pas partie de la nature humaine, car la plupart
des
sociétés humaines ont vécu sans économie, la vie sociale n’y
était pas structurée par
l’échange ou le travail. On penser que
même jusqu’au XXe siècle, la plus grande partie de
l’humanité
a vécu à la marge de l’économie. D’ailleurs Marx au début du
Capital ridiculisait
l’économiste David Ricardo qui
pensait que l’échange était quelque chose de transhistorique
et
naturel, comme s’il y avait déjà de l’échange entre les
chasseurs préhistoriques et les
pécheurs préhistoriques. En fait
Ricardo, le fondateur de l’économie politique, avait déjà
rétroprojeté les catégories de l’économie des modernes sur des
sociétés complètement
différentes. Marx au contraire, si on en
fait une lecture rigoureuse, a bien démontré que les
catégories
économiques comme le travail, l’argent, le capital, la valeur,
sont des catégories
spécifiquement capitalistes et modernes. Toute
la première partie du Capital est ainsi une
critique de la
marchandise, de la valeur, de l’argent et du travail. Ce ne sont
donc pas des
données évidentes, parce qu’elles font partie de la
seule formation sociale capitaliste.
Malheureusement
même parmi les marxistes très peu de monde ont bien lu ou ont pris
au
sérieux cette affirmation de Marx, et tous les marxistes
pratiquement comme tous les
économistes bourgeois, ont pratiquement
présupposé explicitement ou tacitement que
l’argent, la
marchandise, la valeur et le travail sont des données plus ou moins
éternelles, ou
au
moins qu’elles font partie de toute vie sociale développée, et
que le seul sujet de débat
n’est que celui tournant autour d’une
lutte historique sur leur distribution et redistribution. Ce
que les
marxistes mettaient en question ce n’était donc pas l’existence
de la valeur, le fait que
l’activité sociale prenne la forme de
la valeur marchande, tout l’intérêt de ce débat se
déplaçait
vers la seule distribution de la plus-value que l’on appelle encore
la survaleur en
fonction des deux traductions françaises
existantes. Tout ce que l’on appelle la lutte des
classes, qui
était le concept central du marxisme traditionnel, est juste une
lutte autour de la
meilleure
ou de la plus juste distribution de ces catégories qui n’ont donc
plus été mise
radicalement en question. Une société meilleure,
c’est-à-dire socialiste, était en général
imaginée comme une
distribution plus juste de l’argent, du travail, de la marchandise,
etc. Un
dépassement de ces catégories était tout au plus promis
pour un avenir très lointain, un
communisme
évidemment toujours repoussé aux calendes grecques.
En
rupture avec cette éternisation de l’économie dans nos vies,
c’est-à-dire cette
conception de l’économie comme faisant soit
disant partie de la nature humaine, il a été très
salutaire
durant les dernières décennies de voir que pour plusieurs auteurs,
l’économie a été
quand même quelque chose qui est venu au
monde récemment, notamment au travers de la
construction d’un
discours économique qui est venu s’établir essentiellement au
XVIIe siècle.
Un
des premiers à mettre en avant cela a été l’anthropologue Louis
Dumont, mais il y a eu
aussi Karl Polanyi, Marshall
Sahlins, Marcel Mauss, etc. Ces auteurs ont développé une
sensibilité majeure pour ces questionnements sur l’économie. Il
est d’ailleurs intéressant de
noter que ces auteurs qui étaient
plus ou moins à gauche comme Polanyi ou Mauss, n’étaient
pas
marxistes.
Alors
invention de l’économie cela peut signifier deux choses. Invention
d’une science
et d’un discours, et c’est surtout sur ce thème
qu’insiste Serge Latouche dans son ouvrage.
C’est aussi la mise
en place d’une pratique réelle et je vais essayer de davantage
insister sur ce
deuxième aspect. Je reprends tout d’abord
brièvement le premier aspect. Le discours sur
l’économie a
émergé essentiellement à partir du XVIIe siècle, et ce n’est
pas par hasard, en
Angleterre et dans des pays qui vont connaître
un peu plus tard la révolution industrielle. De
même
que la révolution industrielle a été assurément le plus grand
changement pour
l’humanité depuis la révolution néolithique, on
peut dire aussi que probablement la nouvelle
conception
de l’être humain comme un simple « homo oeconomicus », l’être
humain relevant
d’un simple être économique, a probablement été
le plus grand changement dans la
conception de l’être humain
depuis l’antiquité. Je ne veux pas rester trop longtemps sur ce
thème, mais il est évident que toute réflexion avant l’apparition
de cette économie politique
était une réflexion éthique, morale,
qui essentiellement partait de l’idée que l’être humain était
par nature mauvais et qu’il fallait faire un véritable effort pour
le rendre meilleur. Dans ce
cadre mental l’idée de quelque chose
de meilleur existait. La philosophie et la religion avant
le XVIIe
siècle tournaient ainsi autour de ce thème central, comment
améliorer l’être
humain ? La révolution de l’économie
politique émerge dans ce cadre mental pour le
dépasser, ce
dépassement consiste d’une certaine manière à se déclarer
vaincu, il faut
abandonner cette bataille de l’amélioration de
l’être humain, prendre l’humain pour tel qu’il
est, et dire
que la méchanceté de l’être humain même si elle est avérée
peut quand même avoir
des conséquences directes extrêmement
positives parce qu’elle peut enrichir l’être humain.
Cela
a même été présenté comme une doctrine morale. Ainsi Adam Smith
n’a pas seulement
écrit
la Richesse des nations mais également et très étrangement, une
théorie morale dans son
livre La théorie des sentiments moraux.
L’économie était donc aussi pour lui une certaine
conception de
l’être humain. Mais bien avant Adam Smith le personnage central de
cette
émergence de l’économie comme discours était quand même
Bernard de Mandeville, et si on
peut en effet appeler l’économie
comme le fait Serge Latouche, une « science sinistre »,
Mandeville
est évidemment un représentant par excellence de cette science
sinistre. Dans la
Fable des abeilles, cet auteur affirme que ce sont
simplement les vices et la méchanceté
humaine qui font que tout le
monde s’active et crée de la richesse. D’après lui si les
abeilles
de sa fable prenaient vraiment à la lettre cette
injonction d’être vertueux, ascétique, d’observer
le temps de
la contemplation et de la prière, il n’y aurait alors jamais de
création de richesse.
Tout
le discours de Mandeville consiste à proclamer « vive le vice ! »,
car c’est seulement du
vice privé que naîtra le bonheur public,
c’était d’ailleurs là le sous-titre de son œuvre.
Mandeville
est donc véritablement une figure centrale, on a pensé parfois
qu’il était un satyre
comme par exemple Jonathan Swift
dans son fameux discours qui recommandait aux pauvres
irlandais de
manger leurs enfants, mais par ailleurs on connaît des lettres de
Mandeville et
d’autres, qui montrent que Mandeville était
absolument sérieux dans sa fable. Il n’y a donc
absolument rien
de satyrique chez Mandeville. Nous pouvons bien sûr retracer une
filiation
directe entre Mandeville le véritable fondateur de
l’anthropologie moderne et l’idéologie
néolibérale, mais nous
pouvons également établir une ligne directe qui va de Mandeville
jusqu’à Sade qui était quelqu’un de véritablement cynique8. Le
marquis de Sade ne fait en
effet que tirer les conséquences
extrêmes de cette idée de Mandeville qu’il n’existe aucune
morale, et donc chacun est absolument libre de faire ce qu’il veut
et que le meilleur gagne !
D’ailleurs
le marquis de Sade qui passe aussi pour un héros de la liberté, se
réfère
explicitement dans ses écrits aux économistes et aux
libéraux.
Au
travers de ces différents auteurs, nous avons donc eu probablement
la plus grande
révolution dans la conception de l’être humain,
qui d’un être moral passe à un être qui doit
travailler
et consommer. A ce sujet Serge Latouche a cité tout à l’heure le
discours de
Baldassare Castiglione, mais Castiglione traçait
d’ailleurs le portrait complètement idéalisé
d’un monde qui
même à l’époque n’existait pas comme tel. Je trouve également
très
caractéristique une autre anecdote que raconte le moraliste
du XVIIIe siècle, Sébastien-Roch
Nicolas de Chamfort dans
ses Maximes et pensées, caractères et anecdotes. Quelques années
avant la Révolution française, nous sommes en France nous sommes
dans la philosophie des
Lumières, mais en Espagne pas du tout, et
Chamfort raconte cette petite histoire d’un Français
en voyage à
Madrid et qui veut visiter le palais royal. Un guide lui fait visiter
et lui présente
une pièce en lui montrant qu’à cet endroit se
trouve le cabinet du roi d’Espagne. Le Français
qui cherche à
faire un compliment lui répond « Ah c’est ici que travaille votre
grand roi ! »,
mais le guide s’offense immédiatement, «
Travailler ? Mais notre roi ne travaille pas ». Et le
Français
répond « à mais chez nous aussi le roi travaille pour le bonheur
de son peuple ». Et le
guide se fâche plus encore : « Vous
offensez notre monarque, notre monarque est un seigneur
ce n’est
pas quelqu’un qui travaille comme un serf ». Cette situation
montre une équivoque
totale entre ces différentes conceptions
négative et positive du travail, entre le Français qui est
déjà
dans cet esprit moderne et l’Espagnol encore évidemment attaché
aux vieilles vertus de
la noblesse pour laquelle il ne faut surtout
pas travailler.
Je
suis donc jusqu’ici assez d’accord avec l’ouvrage de Serge
Latouche, L’invention de
l’économie. Ma critique porte
essentiellement sur la question qu’il ne suffit pas de changer de
définition, de conception, de vision du monde, il ne suffit pas de
parler d’invention de
l’économie ou de la déconstruire, parce
que l’économie n’est pas qu’une affaire d’imaginaire,
ou
pas seulement. L’économie est quelque chose qui s’est réellement
implantée dans nos vies
et dans le monde. Et d’une certaine
manière le discours économique ce n’est pas quelque
chose qui
est inventé par des théoriciens qui seraient seulement méchants,
il me semble que le
discours économique est venu avec un changement
dans la pratique réelle. Aujourd’hui nous
entendons de nombreux
discours qui me semblent donner trop de poids à la seule question
de
la construction du discours économique. Cette question a été
celle posée par Cornélius
Castoriadis, on la retrouve dans
la critique de l’utilitarisme au sein de la revue du MAUSS
autour d’Alain Caillé, on la trouve aussi chez un auteur comme
Jean-Claude Michéa, et d’une
autre manière on la retrouve aussi
dans la théorie sur les épistèmes de Michel Foucault. Pour
ces
auteurs, il semble que l’histoire humaine soit essentiellement une
question de théories, un
jour arrive, nous ne savons pas bien
pourquoi, une nouvelle théorie, une nouvelle vision du
monde ou un
nouveau paradigme émergent et commencent à être acceptés par les
gens qui
vont alors se comporter selon ce nouveau paradigme. Cela me
fait toujours penser à la
fameuse phrase de Marx et d’Engels dans
la préface à L’idéologie allemande où ils critiquent
d’autres
philosophes de l’époque, les Jeunes hégéliens, quand ils
ironisent sur ceux qui
pensent que pour ne plus se noyer il
suffirait de se libérer de l’idée de l’apesanteur. Une fois
que l’on s’est ôté de la tête l’idée de l’apesanteur, on
ne va plus se noyer. Si l’on transfère
cela dans le domaine de
l’économie, il semble que si les hommes réussissaient à
s’enlever de
la tête cette idée de l’économie, alors nous
allons en finir avec l’économie dans la vie de tous
les jours. Et
nous trouvons quelques phrases dans ce sens dans L’invention de
l’économie où
Serge Latouche parle par exemple de l’économie
comme d’une « trouvaille de l’esprit
humain », une «
construction de l’imaginaire un schéma de représentation», ou
quelques
pages plus loin « selon Castoriadis, c’est sur le
terrain de la représentation que se joue le
drame de l’invention
de l’économie », ou encore par rapport aux artisans du Moyen Âge,
que
leurs vies besogneuses et laborieuses, matérielles et
monétaires de se passer sous la bannière
de ce « paradigme
nouveau ». Serge disait tout à l’heure en citant Marc Twain, que
quand on
a un marteau dans la tête on voit tout sous la forme d’un
clou. Aujourd’hui nous voyons tout
sous forme d’économie. Si on
ne pense sécheresse on ne pense qu’à l’argent perdu, etc. Mais
il me semble que la société capitaliste ce n’est pas seulement
que de l’ordre de l’esprit, dans
une société où règne le
fétichisme de la marchandise, cela est devenu finalement une
réalité.
Ce
n’est donc pas seulement une mauvaise interprétation du monde, le
fétichisme n’est pas un
simple voile jeté sur le monde que l’on
pourrait enlever, d’une certaine manière notre
représentation
fétichiste du monde est aussi une traduction d’une certaine
réalité fétichiste. En
disant cela, probablement que quelqu’un
va me dire qu’ici dans ce que je raconte on ne fait
que retourner
au matérialisme historique, c’est-à-dire à cette idée qu’il y
a d’abord la
production matérielle et que au fond toutes les
idées ne sont que le reflet de cette réalité
productive première.
Ce matérialisme historique a été le cheval de bataille du
marxisme
traditionnel, et il se trouve en partie chez Marx et
Engels mais pas sous une forme si extrême.
Il
est certain qu’il faut aujourd’hui se libérer de cet héritage
du matérialisme historique. Il est
évident que dans la formation
des sociétés, la simple production matérielle n’est pas
toujours
le facteur premier. On ne peut pas dire que la philosophie,
la religion ou le droit sont une
espèce de travestissement de la
seule réalité qui serait celle de la production matérielle. Je
suis
absolument d’accord que nous allons nous libérer de cette
espèce de poids du matérialisme
historique. Mais j’ai
l’impression dans les auteurs que j’ai cités, Jean-Claude
Michéa, le
groupe du MAUSS, Karl Polanyi, etc.,
que souvent on renverse simplement le schéma base-
superstructure du
sablier marxiste dont on reste prisonnier, que l’on retombe
simplement dans
le contraire du matérialisme historique, dans une
forme d'idéalisme qui dit qu’essentiellement
ce sont des idées
des êtres humains qui gouvernent le monde. Et ce sont finalement les
idées
de quelques-uns, des philosophes, des grands penseurs, des
juristes, etc., qui peu à peu
trouvent d’autres acteurs qui vont
les traduire dans la réalité. Il me semble qu’il nous faut
dépasser les deux termes de cette dichotomie, en faveur de ce que
Marx appelle le fétichisme.
Le
fétichisme, par exemple celui de la marchandise mais aussi les
autres formes de
fétichisme, le fétichisme religieux, le
fétichisme de la terre dans la société féodale, etc., n’est
pas une simple mystification de la réalité comme souvent on le
pense. Le fétichisme est une
société où les hommes font leur
propre histoire mais sans le savoir. Marx quand il se référait
au
terme de fétichisme se référait au terme religieux, c’est-à-dire
le « stade » que l’on croyait
être à cette époque le plus
primitif de la religion, où le « sauvage » adore les idoles parce
qu’il
ne sait pas que c’est lui qui a créé ces idoles qu’il
a investi de ses propres pouvoirs. Les
hommes pensent dépendre de
ce qu’ils ont pourtant eux-mêmes créé. Le fétichisme de la
marchandise ce n’est donc pas du tout une forme d’adoration
affective de la marchandise, il
faut vraiment le prendre à la
lettre, la marchandise, les marchandises sont pour nous des dieux
dont les volontés nous échappent. Par exemple quand on dit, les
marché n’ont pas voulu, les
bourses ont voulu cela, etc., il
semble que nous parlions de divinités complètement
autonomes,
alors que quand même c’est nous qui faisons le marché. Je pense
donc que cette
idée d’une constitution fétichiste de la société
se situe au-delà des deux pôles, idée et matière
du matérialisme
historique et de son simple renversement, sans pour autant
présupposer
quelque chose de déterministe puisque c’est l’être
humain qui constitue le fétichisme, mais il
n’y a pas non plus
des êtres humains qui tirent les ficelles comme pour un certain
marxisme
traditionnel qui pense toujours qu’il y a toujours des
dominants, des classes dominantes, qui
organisent d’une manière
consciente la société. Pour décrire la société capitaliste il
faut je
pense dépasser le concept de domination directe qui a été
central dans le marxisme
traditionnel. Le fétichisme constitue une
forme de domination plus spécifique à la formation
sociale
capitaliste.
La
naissance de la pensée économique est donc étroitement liée à la
naissance de la
réalité économique, sans que l’on puisse
déterminer qui de la poule ou de l’œuf est le premier.
Ce
sont d’une certaine manière toujours deux choses qui se sont
poussés l’un l’autre, mais pas
dans le sens banal d’une
action réciproque, car il y a des facteurs historiques qui quand
ils
restent isolés ne peuvent pas avoir beaucoup d’importance,
mais il y a des moments
historiques où ils commencent à se
regrouper et à dépasser un certain seuil. Ainsi en Europe
avant
la naissance de l’économie politique comme science, un pas décisif
a déjà été franchi
vers le XIVe siècle, c’est d’ailleurs à
ce moment-là que se détermine l’exception européenne.
Car
l’Europe auparavant n’était qu’une partie du monde. Son
organisation, son niveau
technologique, etc., n’étaient pas très
différents de l’empire chinois par exemple. Le véritable
saut
qualitatif a été opéré au XIVe siècle, notamment au travers de
la naissance d’une
mentalité du travail dans les monastères, les
moines chrétiens ayant été les premiers à donner
une conception
positive au travail par rapport à toute l’idéologie de la
noblesse qui déteste le
travail. Désormais travailler manuellement
et durement faisait partie d’une vie chrétienne,
comme dans la
règle de Saint Benoît par
exemple. Les monastères ont aussi utilisé cette
invention de
l’horloge, afin de respecter les horaires pour travailler et pour
prier. Ce premier
pas est matériel on peut dire aussi idéel si
l’on veut, mais ce n’est pas comme si c’était une
théorie
admise dans le monde. Cependant en tant que telle, dans cet isolement
social au sein
de ce qui constitué la société plus vaste du Moyen
Âge, cette mentalité du travail chez les
moines n’aurait pas eu
le même effet si cette mentalité du travail n’avait pas
rencontré
d’autres facteurs matériels. Probablement que ce
n’était pas la croissance des marchés, le
développement d’une
mentalité plus ouverte ou des découvertes géographiques, etc.,
c’est
comme l’a montré Robert Kurz, la révolution des
armes à feu qui a fait dépasser un certain
seuil qualitatif dans
l’émergence de l’économie, de la société capitaliste en
Europe. On peut
dire que le capitalisme occidental naît déjà avec
la force destructrice des armes à feu au XIVe
siècle, car avec
elles commencent une dynamique qui n’était pas voulue, inventée
ou
imaginée par personne, une dynamique qui se met en place dans le
dos des individus. La
guerre étant désormais une affaire de
technologie assez coûteuse, c’est-à-dire de machines de
guerre
et de forteresses pouvant résister aux canons et non plus celle du
courage du guerrier,
les souverains ne pouvaient donc plus demander
aux chevaliers de faire la guerre dans le
cadre des liens
vassaliques, ils devaient désormais payer des artisans, des
ingénieurs et des
ouvriers pour fabriquer ces armes à feu et
construire ces nouvelles forteresses. Les souverains
ont désormais
des besoins d’argent importants, c’est à cette époque que les
Etats vont
commencer à lever des impôts toujours plus élevés
sous une forme monétaire, afin également
de payer les nouveaux
spécialistes de cette guerre hors des rapports vassaliques, les
soldats
qui selon l’étymologie touchent une solde pour faire la
guerre. Le soldat est le premier salarié
du monde moderne, qui ne
doit pas être payé en nature mais en argent. Soldat qui quitte son
travail s’il n’est pas payé. Nous avons là véritablement chez
le mercenaire et plus encore avec
le condottiere qui organise les
soldats, le modèle du salarié capitaliste en tant qu’entrepreneur
de la mort. Pour financer toute cette nouvelle forme de la guerre,
les Etats commencent donc à
prélever des impôts sous forme
principalement monétaire, on met la pression sur les paysans
et les
artisans qui doivent désormais davantage s’engager dans le travail
pour arriver à payer
des impôts toujours plus élevés. Ainsi la
véritable naissance des Etats à la fin du Moyen Âge
est liée à
cette nouvelle logique de la guerre, auparavant jusqu’au milieu du
Moyen Âge le
pouvoir était une couche assez superficielle par
rapport à ce qui va apparaître au XIVe siècle,
existant seulement
à partir de la cour royale, mais à partir du XVe siècle le rôle
économique
de l’État commence à croître de manière importante
au travers de cette nouvelle forme de la
guerre. Même tout l’or
qui afflue des territoires découverts en Amérique ou de la Chine
sert
essentiellement à financer la nouvelle forme de la guerre. Le
capitalisme est donc dès le début
une économie de guerre.
Comme
on le voit, l’émergence historique de l’économie ce n’est
donc pas une simple idéologie de philosophes, de juristes,
d’économistes, etc., que l’on peut
déconstruire mais un fait
historique réel qui n’a pas été voulu ou projeté par personne.
Et c’est
à partir de ce besoin croissant d’argent que les Etats
commencent à instituer les premières
manufactures, c’est alors
que la politique économique devient centrale dans la conduite de la
politique de l’État. C’est donc dans le cadre de cette
réalité-là qu’est naît au XVIIe siècle cette
forme de
réflexion que nous appelons l’économie politique. J’insiste sur
ce fait car ce n’est
pas seulement une question d’historiographie,
si nous voulons sortir de l’économie, il faut
certes se libérer
de l’emprise de l’idéologie économique mais ce n’est pas
suffisant et
nécessaire, il faut aussi sortir très concrètement
l’économie de nos vies et de notre réalité.
Qu’est-ce
que cela veut dire que sortir de l’économie ? Cela ne peut pas
signifier sortir
de la production matérielle ou du moins pas
complètement. Cela veut dire sortir de ce qui
délimite l’économie,
c’est-à-dire le travail, l’argent, la valeur. C’est-à-dire
une forme de vie
sociale particulière et assez récente. Toute
économie moderne est une économie d’argent,
auparavant dans
toutes les sociétés précapitalistes les besoins étaient
satisfaits avec une sorte
de « production » locale, les familles
n’échangeaient que des excédents très particuliers contre
de
l’argent. L’argent avait une fonction très limitée,
complètement marginale, il était la
médiation d’abord pour
l’échange des produits de luxe. Tout cela a complètement changé
dans la société capitaliste, dans cette société l’argent n’est
plus une médiation, l’argent n’est
plus un instrument ou un
simple moyen de circulation, mais devient le véritable but de la
société capitaliste, la production matérielle y est désormais une
espèce de mal nécessaire qui
permet de réaliser le seul but
véritable, celui de transformer cent euros en cent dix euros.
C’est
l’exact contraire d’une production orientée selon les besoins.
Ces besoins ne sont
pratiquement qu’une espèce de prétexte pour
réaliser la seule production qui importe, celle de
la production de
davantage de valeur qui s’exprime de manière visible dans la
multiplication
de l’argent. Là où existe l’argent dans cette
forme, il y a nécessairement une croissance, parce
que tandis que
l’on peut échanger un besoin contre un autre, il n’y a pas de
sens à échanger
cent euros contre cent euros, là où chacun
échange de l’argent chacun le fait pour avoir plus
d’argent à
la fin du processus. Toute société où l’argent est central dans
le processus
économique, est une société de croissance, nous ne
pouvons pas avoir une société
décroissante
sans sortir complètement de l’argent. Mais vous allez peut-être
me dire que
quand même l’argent a toujours existé, et que dans
les temps préhistoriques nous échangions
déjà des cauris de
coquillages, etc., mais ce n’est pas là la question. Il faut
distinguer des
formes historiques différentes d’argent. L’argent
qui nous concerne nous les modernes, c’est
l’argent en tant
qu’argent comme le dit Marx, c’est l’argent qui représente une
quantité de
travail, il est donc lié à la double nature de tout
travail. Et cela n’est spécifique qu’à la seule
société
capitaliste. Marx explique que dans la société capitaliste, chaque
travail a deux côtés,
deux faces, d’un côté ce que le travail
crée, par exemple une table. Mais ce même travail dans
son autre
face a également une face abstraite, car chaque travail est
considéré qu’au travers du
temps considéré comme nécessaire
pour l’exécuter, et cela absolument sans tenir compte de
ce que
l’on fait. Si par exemple dans la société capitaliste une table a
dix fois la valeur d’un
livre, c’est simplement parce que dix
fois plus de temps en moyenne sociale a été nécessaire.
L’échange
d’argent dans la société capitaliste est donc essentiellement un
échange de
quantités de travail, quantités qui sont par
définition indifférentes à ce que l’on produit. C’est
là
aussi ce qui fait le caractère si destructeur de la production dans
la société capitaliste, car la
production est donc indifférente à
son contenu. Ce n’est pas une question de méchanceté
psychologique, comme celle d’un entrepreneur qui préfère
fabriquer des bombes plutôt que
des jouets, c’est simplement un
système fétichiste anonyme et impersonnel où pratiquement
ce qui
contient plus de valeur gagne sur ce qui contient moins de valeur. Et
la valeur n’est
que l’expression du travail, toute société
capitaliste est donc nécessairement une société du
travail,
l’émergence historique du travail qui n’existait pas dans les
sociétés précapitalistes,
est bien expliqué dans le chapitre sur
« L’invention du travail » dans le livre de Serge
Latouche. Car
le travail n’est pas lui aussi une donnée transhistorique, le
travail est venu au
monde avec l’économie à partir à partir de
la fin du Moyen Âge. Évidemment les hommes et
les femmes ont
toujours fait quelque chose pour vivre, mais le travail, travailler,
signifie
mettre toutes les activités sur le même plan en faisant
abstraction de leur contenu. Travail et
travail abstrait c’est à
peu près la même chose. Le travail est aussi peu naturel et éternel
que
l’économie, cela veut dire aussi qu’aujourd’hui aucune
défense du travail en tant que tel n’a
de sens politique. Il nous
faut changer complètement la forme de la synthèse sociale qui ne
doit plus passer par le travail. Ce qu’il faut aujourd’hui
demander, c’est que la société d’une
certaine manière fasse
un calcul sur le besoin ou le désir et cherche quelles activités
sont
nécessaires pour les satisfaire. Savoir aussi quel degré de
technologie et d’effort est
souhaitable pour réaliser certains
besoins, savoir dans chaque cas si cela vaut la peine ou pas.
Cela
peut être des questions assez pragmatiques. Mais il est complètement
insensé de
demander de donner du travail aux gens sans se poser la
question de savoir en quoi il consiste.
Tous
les gouvernements font par exemple de grands programmes de relance
dans
l’immobilier, mais cela n’a aucun sens de continuer à
construire des maisons dans des pays où
la population est stable,
peut-être on pourrait bâtir e manière plus qualitative,
reconstruire les
maisons existantes, mais pourquoi construire des
villes entières comme l’on a fait récemment
dans la dernière
décennie en Espagne, pour seulement avoir du travail. Toute la
critique de la
croissance doit donc être nécessairement une
critique du travail, mais cela ne doit pas être
nécessairement un
éloge de la paresse. C’est vrai qu’il faut critiquer le culte du
travail dans
notre société mais pas du tout pour simplement
laisser le travail aux machines, c’est-à-dire au
profit d’une
automatisation du processus de production. Même une activité
fatigante peut
avoir un côté enrichissant pour l’être humain,
comme le travail dans l’agriculture. Mais il faut
que chaque
activité même fatigante soit nécessaire ou liée à la réalisation
d’un but positif pour
l’individu, tandis que dans la société
capitaliste l’on travaille seulement pour gagner de
l’argent,
pratiquement sans égard pour le contenu du travail, parce que le
travail est d’abord
une médiation sociale. Sortir de l’économie
ne doit donc pas seulement et nécessairement
signifier sortir du
culte du travail, car il faut sortir de l’idée et de la réalité
présente qui fait
que le travail est la base de la vie sociale et
individuelle. Il faut dégager une autre organisation
des activités
sociales qui dépasse complètement ce concept englobant du travail.
Je pourrai
poursuivre sur cette question, mais il serait peut-être
intéressant de passer au débat et voir ce
que vous avez envie
d’approfondir comme thème.
Sortir de
l’économie ?
(ou plutôt comment l’économie a été
inventée…)
Un débat avec Serge Latouche
et Anselm Jappe
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