lundi 19 mars 2012

Marx est-il réduit au silence par Hardt et Negri ?

Responsable avec ATTAC du piège de l'idéologie antimondialisation et des mouvements pseudo-Autonomes lire ici et .

 Se référer à la théorie de la maturité de Marx pour critiquer
« Multitude : Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire »

 

INTRODUCTION
  Les transformations profondes du passé récent – le démantèlement des États-providence dans l’Ouest, l’effondrement du bloc de l’Est et des partis « communistes », et l’émergence d’un nouvel ordre capitaliste mondial et libéral, apparemment triomphant, ont redonné toute leur importance au problème de dynamique historique et de possibilité de transformation mondiale.
L’effondrement du bloc de l’Est, la dissolution définitive de l’URSS, et l’abandon de la référence au « communisme » ne signent pas la fin historique du marxisme, mais bien de déformations radicales de celui-ci, selon lesquelles le socialisme est caractérisé principalement par la propriété collective des moyens de production et par la production centralisée, par un mode de distribution régulé de manière juste et consciente. Cette vision déformée du marxisme n’a pas permis la critique des régimes « socialistes ». Pour ceux qui ont gardé les yeux ouverts, les régimes dits « socialistes » n’apparaissaient pas comme une réponse aux problèmes du capitalisme, puisqu’ils ne se différenciaient du capitalisme occidental que par l’introduction de la planification centralisée et de la propriété d’Etat. Dès les années ’30, Gide par exemple, dans son « Retour d’URSS » écrivait à propos du régime stalinien: « Oui dictature évidemment ; mais celle d’un homme, non plus celle des prolétaires unis, des Soviets. Il importe de ne point se leurrer, et force est de reconnaître tout net : ce n’est point là ce qu’on voulait. Un pas de plus et nous dirions même : c’est exactement ceci qu’on ne voulait pas » [1]
Garder les yeux ouverts signifie aujourd’hui, reconnaître les changements intervenus depuis la 2ème guerre mondiale dans la façon dont le capitalisme se valorise, les modifications intervenues dans la classe ouvrière, et la façon dont les exploités peuvent développer le projet révolutionnaire, à partir de l’intégration des thèmes et des sources de l’insatisfaction sociale : le déclin en nombre et en puissance de la classe ouvrière des pays centraux, le mécontentement à l’égard des formes de travail existantes, la précarisation, la flexibilité, l’importance croissante des formes d’identité sociale qui ne se fondent pas principalement sur les classes, mais aussi la pauvreté, les migrations, le développement de la xénophobie, les catastrophes écologiques, les génocides, l’introduction de plus en plus poussée de la science et de la technologie dans le procès de production, la privatisation de patrimoine commun, comme le patrimoine génétique, la privatisation d’efforts collectifs, comme les logiciels libres… [2]
Hardt et Negri (H&N), dans leurs deux ouvrages Empire et Multitudes, élaborent une théorie de ces changements, dans laquelle ils substituent aux anciens concepts d’ « Etat-nation », de « classe ouvrière », de « communisme », des concepts tel que l’Empire [3], la multitude, la démocratie. Il n’entre pas dans nos intentions de faire ici une critique exhaustive des théories de H&N dans Multitudes : l’érudition des deux auteurs, l’abondance de références compilées, l’étendue et la variété des domaines abordés, le long parcours intellectuel et militant de Negri, rendent ces théories complexes et foisonnantes. Nous nous limiterons à discuter trois points : dans la période post-fordiste, (1) la production de valeur reste-t-elle le but de la production capitaliste ? Comment la mesurer ? ; (2) : le sujet révolutionnaire reste-t-il la classe ouvrière ou la multitude ?; (3) la perspective d’une autre société : communisme ou démocratie ? Notre démarche consistera à montrer (1) la nature spécifiquement capitaliste des phénomènes mentionnés ci-dessus ; (2) la nécessité de revenir au noyau du marxisme, à la façon dont il dévoile la nature profonde du capitalisme, ses rapports sociaux, ses formes de domination, sa dynamique historique pour pouvoir rendre compte de ces changements ; (3) que les nouveaux concepts de Hardt & Negri sous des apparences radicales, sont dépourvus de tranchant et ne théorisent, finalement, que l’impuissance.
 
I: La valeur reste-t-elle au centre de la production capitaliste ? Comment la mesurer ?
Hardt & Negri affirment que : « au cours des dernières décennies du 20ème siècle, le travail industriel a cessé d’être hégémonique. Il a perdu sa place au profit du « travail immatériel », c’est-à-dire d’une forme de travail qui crée des produits immatériels, tels que du savoir, de l’information, de la communication, des relations, ou encore des réactions émotionnelles » (…) « nous affirmons en revanche que le travail immatériel est devenu hégémonique d’un point de vue qualitatif et qu’il a imposé une tendance aux autres formes de travail et à la société elle-même. En d’autres termes, il occupe aujourd’hui la même position que le travail industriel il y a 150 ans (…) de même que par le passé toutes les formes de travail et la vie sociale elle-même durent s’industrialiser, le travail et la société doivent aujourd’hui s’informatiser, devenir intelligents, communicatifs, affectifs » [4]. « Nous affirmons que, sous un régime caractérisé par l’hégémonie du travail immatériel, l’exploitation ne se résume plus à l’extraction de plus-value mesurée par le temps de travail individuel ou collectif, mais qu’elle est avant tout la capture d’une valeur qui est produite par le travail coopératif et qui tend, en circulant au sein de réseaux sociaux, à devenir valeur commune » [5].
Les idées de Hardt & Negri sont proches de celles de Gorz, selon qui « l’expression « économie de la connaissance » signifie des bouleversements fondamentaux du système économique. Elle implique que la connaissance est devenue la principale force productive. Que, par conséquent, les produits de l’activité sociale ne sont plus, principalement, du travail cristallisé mais de la connaissance cristallisée. Que la valeur d’échange des marchandises, matérielles ou non, n’est plus déterminée en dernière analyse par la quantité de travail social général qu’elles contiennent mais, principalement, par leur contenu de connaissances, d’informations, d’intelligence générales. C’est cette dernière et non plus le travail social abstrait, mesurable selon un unique étalon, qui devient la principale substance sociale commune à toutes les marchandises. C’est elle qui devient la principale source de valeur et de profit, et donc, selon nombre d’auteurs, la principale forme du travail, et du capital » [6]« L’hétérogénéité des activités de travail dites « cognitives », des produits immatériels qu’elles créent et des capacités et savoirs qu’elles impliquent, rend non mesurables tant la valeur des forces de travail que celle de leurs produits. (…) La crise de la mesure du travail entraîne inévitablement la crise de la mesure de la valeur. Quand le temps socialement nécessaire à une production devient incertain, cette incertitude ne peut pas ne pas se répercuter sur la valeur d’échange de ce qui est produit. Le caractère de plus en plus qualitatif, de moins en moins mesurable du travail met en crise la pertinence des notions de « surtravail » et de « survaleur ». La crise de la mesure de la valeur met en crise la définition de l’essence de la valeur ».
Il est plus facile de comprendre intuitivement l’exploitation (et donc le surtravail, et la valeur) quand on voit des images de rangées d’ouvrières coudre des pantalons en jean comme c’est le cas actuellement en Chine, que lorsqu’on voit des images de robots qui forment la chaîne de montage d’une industrie automobile, surveillés par des travailleurs face à leurs écrans d’ordinateur. Cependant, si on prend pour angle de vision la production totale de marchandises, liée au travailleur collectif, et non la production de biens matériels ou immatériels liés au travail individuel de chacun, il n’y a pas de raison de douter que la production capitaliste est toujours basée sur la valeur liée à l’extraction du sur-travail. Le doute et l’incrédulité de H&N (et de Gorz) par rapport à la notion de valeur dans la période de domination formelle du capitalisme trouverait un équivalent dans le fait de douter de l’attraction terrestre quand on a vu les premiers avions décoller.
Un concept essentiel pour aborder l’évolution du capitalisme au 20ème siècle est celui du passage de la domination formelle à la domination réelle. Marx avait déjà, dans « Un chapitre inédit du Capital », tracé dans ses grandes lignes les caractéristiques essentielles du passage à la soumission réelle du travail au capital, qu’il appelle le « mode de production spécifiquement capitaliste », et les implications de ce passage pour le caractère social de la production et l’émergence du « travailleur collectif ». « En se développant, les forces de production de la société ou forces productives du travail, se socialisent, et deviennent directement sociales (collectives), grâce à la coopération, la division du travail au sein de l’atelier, l’emploi du machinisme et, en général, les transformations que subit le procès de production, grâce à l’emploi conscient des sciences naturelles, de la mécanique, de la chimie, etc. appliquées à des fins technologiques déterminées, et grâce à tout ce qui se rattache au travail effectué à une grande échelle, etc. (Seul ce travail socialisé est en mesure d’appliquer les produits généraux du développement humain – par exemple les mathématiques – au procès de production immédiat, le développement de ces sciences étant à son tour déterminé par le niveau atteint par le procès de production matériel.) [7]» « La soumission réelle du travail au capital s’accompagne d’une révolution complète (qui se poursuit et se renouvelle constamment, cf le Manifeste communiste) du mode de production, de la productivité du travail, et des rapports entre capitalistes et ouvriers » [8]. « C’est ainsi que la production capitaliste tend à conquérir toutes les branches d’industrie où elle ne domine pas encore et où ne règne qu’une soumission formelle. Dès qu’elle s’est emparée de l’agriculture, de l’industrie extractive, des principales branches textiles, etc., elle gagne les secteurs où sa soumission est purement formelle, voire où subsistent encore des travailleurs indépendants »[9] . « Si la production de la plus-value absolue correspond à la soumission formelle du travail au capital, celle de plus-value relative correspond à la soumission réelle du travail au capital »[10] . « Le résultat matériel de la production – outre le développement des forces de production sociale du travail – est l’augmentation de la masse des produits, la multiplication et la diversification des branches et rameaux de la production, par quoi seulement la valeur d’échange [11]se développe en même temps que les sphères d’activité dans lesquelles les produits se réalisent comme valeurs d’échange. » « Cette production n’est pas entravée par des limitations fixées au préalable et déterminées par les besoins. (…) Son caractère antagonique impose cependant à la production des limites qu’elle cherche constamment à surmonter : d’où les crises, la surproduction, etc. Ce qui fait son caractère négatif ou antagonique, c’est qu’elle s’effectue en contraste avec les producteurs et sans égard pour eux, ceux-ci n’étant que se simples moyens de produire, tandis que, devenue une fin en soi, la richesse matérielle se développe en opposition à l’homme et à ses dépens. La productivité du travail signifie le maximum de produits avec le minimum de travail, autrement dit, des marchandises le meilleur marché possible. Dans le mode de production capitaliste, cela devient une loi, indépendamment de la volonté du capitaliste. En pratique, cette loi en implique une autre : les besoins ne déterminent pas le niveau de la production, mais, au contraire, la masse des produits est fixée par le niveau toujours croissant, prescrit par le mode de production. Or, le but de celui-ci, c’est que chaque produit contienne le plus de travail non payé possible, ce qui ne peut se réaliser qu’en produisant pour la production » [12].
A la lecture de ces citations, on peut voir que dans l’esquisse des grandes lignes du développement du mode de production spécifiquement capitaliste (le caractère antagonique de la production, l’incorporation de la science et de la technique, …), Marx donne un rôle central à la loi de la valeur, au fait que « chaque produit contienne le plus de travail non payé possible ».
La production immatérielle est, quant à elle, esquissée par Marx, mais de manière très succincte : « La production immatérielle, effectuée pour l’échange, fournit aussi des marchandises, et deux cas sont possibles :
1°) les marchandises qui en résultent ont une existence distincte du producteur et, dans l’intervalle entre production et consommation, elles peuvent circuler comme n’importe quelle autre marchandise. Ainsi, les livres, tableaux et autres objets d’art peuvent se détacher de l’artiste qui les a créés. Cependant, la production capitaliste ne peut s’appliquer ici que dans une mesure très limite. Ces personnes, si elles n’emploient pas d’apprentis ou de compagnons (comme les sculpteurs), travaillent le plus souvent pour un marchand capitaliste, par exemple un éditeur. C’est là une forme de transition vers le mode de production capitaliste simplement formel (…)
2°) le produit est inséparable de l’acte producteur. Là aussi le mode de production capitaliste ne joue qua dans les limites étroites et, selon la nature de la chose, dans quelques rares sphères (je veux le médecin, et non son garçon de courses). Par exemple, dans les établissements d’enseignement, les maîtres peuvent être de purs salariés pour l’entrepreneur de la fabrique scolaire » [13]. Marx a également abordé la question de l’incorporation de la science, des connaissances, au procès de production : « La science, produit intellectuel général du développement de la société paraît, elle aussi, directement incorporée au capital, et son application au procès de production matériel indépendante du savoir et de la capacité de l’ouvrier individuel : le développement général de la société, étant exploité par le capital grâce au travail et agissant sur le travail comme force productive du capital, apparaît comme le développement même du capital, et ce d’autant plus que, pour le plus grand nombre, la capacité de travail est vidée parallèlement de sa substance. » [14]
Les implications pour la définition du travail productif et de la classe ouvrière plus généralement sont clairement exposées par Marx : « avec le développement de la soumission réelle du travail au capital ou mode de production spécifiquement capitaliste, le véritable agent du procès de travail total n’est plus le travailleur individuel, mais une force de travail se combinant toujours plus socialement. Dans ces conditions, les nombreuses forces de travail qui coopèrent et forment la machine productive totale, participent de la manière la plus diverse au procès immédiat de création des marchandises, ou, mieux, des produits : les uns travaillant intellectuellement, les autres manuellement, les uns comme directeur, ingénieur, technicien ou comme surveillant, les autres, enfin, comme ouvrier manuel, voire simple auxiliaire. Un nombre croissant de fonctions de la force de travail prennent le caractère immédiat de travail productif, ceux qui les exécutent étant des ouvriers productifs directement exploités par le capital et soumis à son procès de production et de valorisation.
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J. Août 2006
Texte paru dans: « Perspective Internationaliste »
[1] Gide, Retour de l’URSS, Paris, Gallimard, 1936. Repris dans Gide Voyages, Paris, Gallimard, 1993, p. 418.
[2] Voir nos textes de débat sur les logiciels libres dans Perspectives Internationalistes n°44.

[3] Voir notre critique de Empire dans PI n°40.
[4] M. Hardt & A. Negri (2004), Multitude : guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, Paris, Éditions La Découverte 407 pp.
[5] op. cit. p. 141.
[6] Gorz, op. cit. p. 33
[7] Marx, K. Un chapitre inédit du capital. Editions 10/18, Paris, 1971, p. 200.
[8] Marx, op. cit. p. 218.
[9] Marx, op.cit pp. 219-220.
[10] Marx, op. cit. p. 202.
[11] Marx, op. cit. p. 221.
[12] Marx, op. cit. p. 222. 
[13] Marx, op. cit. p. 239.
[14] Marx, op. cit. p. 249.
Pour une critique de Hardt et Negri, voir également le livre d’Anselme Jappe et Robert Kurz, « Les habits neufs de l'Empire » (Lignes, 2004), Texte: Empire. Le monde en crise comme disneyland de la multitude (Hardt-Negri).  

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