Une des façons d’aborder l’existence est ce qu’on appelle la nostalgie : le souvenir d’un soi-disant bon vieux temps, celui par exemple du miracle économique. Dans la culture pop, cela correspond à la mode du « rétro » : sitôt les producteurs à court d’idées, ils réchauffent de vieux trucs sous une forme légèrement modifiée. Et avec Tatort[1], qui est rediffusé sur une petite chaîne pour la énième fois, on risque toujours de tomber sur un épisode que l’on a déjà vu il y a quelques années. Sans que l’on sache pourquoi ni comment, s’est répandu le credo selon lequel il suffirait de jeter un œil dans le passé pour y trouver une recette à l’usage du présent. Comment expliquer sinon le fait que les politiques, les médias et les économistes soient perpétuellement en quête de parallèles historiques pour rendre compte du développement de la crise ? Quiconque ouvre le journal a souvent l’impression de lire un cours d’histoire.
Qu’ils s’intéressent à la spéculation financière façon casse-cou, à la recrudescence des banqueroutes d’Etat ou encore à telle ou telle union monétaire naufragée, nos historiens de l’économie n’ont aujourd’hui que l’embarras du choix. La morale de l’histoire ? Tout s’est déjà produit auparavant, ce n’est pas si grave, tout est gérable.
Le père de la pensée, ici, n’est plus seulement le désir[2] mais aussi une certaine vision du capitalisme comme éternel retour. Tantôt l’économie s’envole, tantôt elle s’effondre, voilà tout ; chaque année, chaque siècle a ses gagnants et ses perdants. Mais en principe, affirme le credo, tout cela continuera indéfiniment.
Toutefois, il y a là une aberration. Nous ne sommes pas confrontés à un système statique mais à un système dynamique. Le capitalisme ne se répète ni ne tourne en rond : il est lui-même un processus historique irréversible. La valorisation du capital ne repart jamais de zéro ; au contraire, pour que la valorisation se poursuive, elle doit constamment, à l’échelle de la société tout entière, dépasser le niveau atteint précédemment. Le degré d’intégration mondiale de l’économie ne peut pas revenir en arrière, et le développement des forces productives encore moins. La concurrence universelle y veille.
Cependant, puisque la mondialisation et la productivité se développent à un niveau toujours plus élevé, pour quelle raison le caractère, la profondeur et l’étendue des crises devraient-ils rester inchangés ? L’histoire de la spéculation sur les bulbes de tulipe à la Bourse d’Amsterdam au XVIIe siècle, qu’on se plaît tant à raconter, ne nous apprendra rien sur la bulle immobilière de 2008 et la faillite de Lehman Brothers.
On nous répète sur tous les tons que politiciens et gestionnaires ont suffisamment tiré les enseignements des crises passées et disposent aujourd’hui des instruments adaptés permettant de surmonter de nouvelles crises. Lorsque les faiseurs de diagnostics se disputent encore, c’est presque uniquement pour savoir si la crise actuelle se compare à celle de 1872 ou plutôt à celle de 1929, voire tout bêtement à celle de 1973. Mais de quels enseignements parle-t-on quand gouvernements et banques centrales nous prouvent quotidiennement que leurs concepts de politique économique et monétaire sont à peu près aussi utiles que la boîte à outils d’une locomotive à vapeur pour la réparation d’urgence d’un TGV ? Ceux qui, comme nos élites, ont toujours le mot « avenir » à la bouche, ne devrait pas tant se fier aux soi-disant sauvetages passés du système. Quoi qu’il en soit, ce que l’humanité garde plus volontiers en mémoire, ce sont les anciens plans de sauvetage et leurs suites, et non les catastrophes elles-mêmes.
12 décembre 2011 in Neues Deutschland sous le titre : Kapitalismus im Kreis ?[3]
[1] Tatort : litt. « lieu du crime », série policière allemande culte depuis 1970. (Toutes les notes sont des traductrices.)
[2] Der Wunsch ist der Vater des Gedankens (le désir est le père de la pensée) est un proverbe bien connu en Allemagne.
[3] Kapitalismus im Kreis ? Litt. « Le capitalisme tourne-t-il en rond ? ». Nous avons préféré le titre sous lequel l’auteur a ensuite mis en ligne l’article sur le site de la revue EXIT! à l’adresse : http://www.exit-online.org/textanz1.php?tabelle=autoren&index=21&posnr=496&backtext1=text1.php.
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