Philippe Labbey est Mort fin août 2011 |
ET L'ON VOYAIT MARCHER CES VA-NU-PIEDS SUPERBES SUR LE MONDE ÉBLOUI
I
« A la fin tu es las de ce monde ancien. »
(Guillaume Apollinaire)
La révolte dans le monde arabe s'est ingéniée à démentir un grand nombre de penseurs ou de commentateurs autorisés. On se souvient de l'affirmation malheureuse de Hegel : « Dans la partie principale de l'Afrique, il ne peut y avoir d'histoire » (Remarque très discutable, on croyait Martos meilleur connaisseur de Hegel qui ici désigne Spécifiquement l’Afrique noire...). Puis au siècle dernier du thème de la fin de l'histoire agité en tous sens par Fukuyama et consorts. Plus récemment les experts de tous poils affirmaient doctement que si le système dit communiste (en réalité capitaliste d’État) s'était effondré en 1989, il était impossible qu'un bouleversement d'une ampleur comparable puisse se produire dans la sphère arabe, qui constituait une exception puisqu’elle était « inapte à la démocratie ». Les mêmes experts stipendiés, à la botte du spectacle, ont ensuite essayé de faire croire à leurs pauvres lecteurs ou auditeurs que les dictatures arabes ne pourraient aucunement s’effondrer face à la révolte, car elles avaient des assises inébranlables comme une armée et une police redoutables. Et cela ils l'affirmaient encore la veille même de la chute d'un Ben Ali ou d'un Moubarak. Si tout expert « sert son maître, (...) l’expert qui sert le mieux, c’est, bien sûr, l’expert qui ment. Ceux qui ont besoin de l’expert, ce sont, pour des motifs différents, le falsificateur et l’ignorant. Là où l’individu n’y reconnaît plus rien par lui-même, il sera formellement rassuré par l’expert. » (Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle). Et Machiavel, autre fin connaisseur, observe justement que « pour prévoir l’avenir, il faut connaître le passé, car les événements de ce monde ont en tout temps des liens aux temps qui les ont précédés. Créés par les hommes animés des mêmes passions, ces événements doivent nécessairement avoir les mêmes résultats ». En 1848 la plupart des régimes européens se sont effondrés en l'espace de six mois.
II
« L
es peuples somnolaient mais le destin prit soin qu'ils ne s'endormissent pas.
»
(Hölderlin)
Mais les révoltes arabes expriment aussi bien la déconfiture des tendances technophobes pseudo critiques qui ne voient dans la technique en général et dans Internet en particulier que de l'aliénation et rien d'autre. Il est vrai que la dialectique s'est toujours refusée à ces sectes troglodytes. Or la dialectique c'est d'abord faire ce que l'on peut avec ce que l'on a, et ça passe aujourd’hui par le bon usage ou le détournement des blogs, des réseaux sociaux (technologies qui sont évidemment à double tranchant, comme Twitter ou le si justement décrié Fesse Bouc). La domination ne s'y trompe pas qui coupe prioritairement Internet et téléphone dès qu'elle se sent menacée, de l’Égypte à la Syrie et jusqu'en Mongolie. Lors de la grève de l'usine Honda à Zhongshan, en 2010, les ouvriers et syndicalistes réussirent à s'organiser sur les réseaux sociaux et vidéo par téléphone portable, malgré le contrôle policier : de quoi donner des idées aux quatre cent cinquante millions d'internautes chinois. Et le Beijing Youth Daily du 6 mars 2011 de fustiger ceux qui « utilisent l’Internet pour fabriquer et disséminer de fausses informations, inciter à des rassemblements illégaux afin d’importer en Chine le chaos du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, et semer la confusion en Chine ». A Pékin les dirigeants ressassent chaque matin, de plus en plus inquiets, la pensée de leur ancien prédécesseur : « Une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine » (Mao Tsé-Toung, 1930). L'étincelle en l’occurrence ce fut Mohamed Bouazizi qui en s'immolant à Sidi Bouzid déclencha un incendie (la révolte du bassin minier de Gafsa en 2008 ayant préparé le terrain ; il faut lire De Bello Punico (La guerre sociale en Tunisie), l'édifiant texte de Quentin Chambon publié par les Éditions Antisociales en Juin 2011) qui aboutit un mois plus tard à la fuite du dictateur tunisien. C'est par Internet que la nouvelle a circulé et mis le feu si vite à la Tunisie, alors qu'elle aurait pu rester localisée et ignorée, car Internet sert aussi à informer, rassembler, ameuter, émeuter ; de même les images numériques de particuliers comme de professionnels donnent une vue planétaire instantanée d'une manifestation, de sa répression, des blessés, des dégâts, permettant une réaction et une interaction spontanées. Lorsque ce qui se passe dans un endroit de la planète a un effet rapide et majeur en un autre endroit, le virus de la liberté peut se répandre comme une traînée de poudre, et de la place Tahrir à la Puerta del Sol il n'y a plus qu'un pas : si los de abajo se mueven, los de arriba se caen. Ces conditions nouvelles facilitent une participation immédiate et directe des masses à leur propre histoire, et permettent de se passer de chefs et autres sauveurs suprêmes. Que cette accélération de la technologie produise aussi une accélération de l'histoire, voilà bien une conséquence savoureuse de ce que Guy Debord annonçait, comme admis partout, dans ses Commentaires (…) : « C’est une société fragile parce qu’elle a grand mal à maîtriser sa dangereuse expansion technologique » (une conséquence contraire étant que le réacteur en fusion de Fukushima continue à s'enfoncer dans le sol à l'heure où j'écris). De plus, lorsque le despotisme de la vitesse prend de vitesse les despotes, la domination doit nécessairement s'adapter. « Avec les nouveaux moyens de communication on ne gouverne plus de la même façon » (Nicolas Sarközy de Nagy-Bocsa). Ces nouveaux moyens de communication, lorsqu'ils sont utilisés comme armes de mobilisation massive, permettent aussi d'infliger certains dégâts à l'ennemi. Exemple parmi d'autres, le collectif informel de pirates Anonymous (dont la devise est : « Nous sommes Anonymous. Nous sommes légion. Nous ne pardonnons pas. Nous n'oublions pas. Redoutez-nous. ») a lancé depuis la fin de l'année 2010 plusieurs cyberattaques contre les sites officiels de la plupart des dictatures arabes, et revendiqué le détournement du site du ministère de la défense syrien. La page d'accueil du site de ce ministère avait été remplacée par un message disant : « Au peuple syrien, le monde est à vos côtés, contre le régime brutal de Bachar Al-Assad. Sachez que le temps et l'histoire sont de votre côté » (Le Monde du 9/8/11).
III
« Tout semble voué à la disparition, rien ne demeure. »
(Hegel)
Mais si à l'échelle de ce temps historique irréversible la dictature tunisienne, puis égyptienne, ont été renversées assez vite, celle de Kadhafi a trainé un peu. Après avoir éliminé la monarchie en 1969, puis nationalisé le pétrole, Kadhafi instaura un régime de capitalisme d’État. Le kadhafisme fut un invraisemblable salmigondis où se mêlaient anti-impérialisme et fascisme, islamisme et nationalisme, sans oublier une bonne touche d’anarcho-syndicalisme. A demi fou, entre franche corruption et répression féroce, le personnage s'assura cependant le relatif soutien d'une couche limitée de la population en redistribuant, sur un mode par ailleurs fort inégal, une petite partie de la manne pétrolière. Les conditions de survie des libyens étaient parmi les moins mauvaises du continent africain, et ce ne sont pas tant l'augmentation des matières premières et les émeutes corollaires de la vie chère qui firent éclater la révolte, mais tout le reste de la vie qui était devenu irrespirable après quarante deux ans de dictature : « J'irai jusqu'au bout, c'est la liberté ou la mort ! dit un insurgé le regard fier.» (Le Monde du 9/3/11). L'insurrection, déclenchée spontanément en février et vite suivie de la création d'un Conseil National de Transition, fut assurément l'occasion pour Sarközy de Nagy-Bocsa de tenter de redorer son blason après la franche bévue tunisienne, tout en visant sa réélection ; et l'intervention militaire extérieure contre l'ami et allié de la veille fut décidée sur la base du jugement stratégique époustouflant d'un amuseur public : « Monter une offensive terrestre supposerait, pour Kadhafi, une logistique dont il n’a plus les moyens dans l’état de débandade avancé où se trouvent aujourd’hui, selon nos informations, son régime et son armée. » (Bernard-Henri Levy le 6 mars 2011, dans le Journal du Dimanche du même jour). Puis, parmi ceux qui soutinrent mordicus le dictateur libyen malgré sa sanglante répression de la révolte, on remarque le leader de la « révolution bolivarienne », qui écrit le 25 février : « Vive la Libye et son indépendance ! Kadhafi est confronté à une guerre civile ! » avant il est vrai de moduler par la suite : « Je ne vais pas condamner Kadhafi, je ne suis pas sûr que ce soit un assassin ». Mais si le président Chávez n'est pas sûr que Kadhafi est un assassin, qu'en pense le conseiller de son ministre de l'information et de la communication, Eduardo Rothe, qui fut membre de l'Internationale Situationniste ? Et pense-t-il également comme Chávez que la Syrie est victime d'un complot impérialiste alors que le peuple syrien se fait massacrer dans tout le pays ? Eduardo Rothe a-t-il donc abdiqué tout esprit critique, lui qui manifesta quelques qualités dans l'IS et ensuite ? Comme disait Orwell : « Le langage politique est destiné à rendre vraisemblables les mensonges, respectables les meurtres (...) ». En réalité le chavisme, cette auberge espagnole de tous les gauchismes qui se présente comme le « socialisme du XXIe siècle », n'est que le dernier avatar de la révolution comme spectacle, un autre capitalisme d’État paternaliste basé sur la redistribution des revenus du pétrole, mais où l’initiative autonome du prolétariat fait le plus souvent cruellement défaut. Mais revenons-en à l'intervention de l'OTAN : si l'opération « Aube de l'Odyssée » a, à juste titre, été dénoncée comme une ingérence non dénuée d'arrières pensées pétrolières sous couvert d'humanitaire, elle eut aussi l'inconvénient de vouloir transformer rebelles et insurgés en soldats d'une armée régulière plongés dans une militarisation à outrance du conflit, ce qui n'est jamais très bon du point de vue de la révolution sociale. Mais il était pourtant nécessaire de chasser le dictateur en armant les insurgés, faute de voir l'insurrection écrasée pour de longues années, avec de néfastes conséquences dans le reste du monde arabe, en Syrie notamment, et sans doute au delà (ce que même un trotskyste pouvait comprendre : « " Notre solidarité pleine et entière va au peuple libyen, auquel il faudrait donner les moyens de se défendre, les armes dont il a besoin pour chasser le dictateur, conquérir la liberté et la démocratie ", a indiqué le parti d’Olivier Besancenot », Libération du 19 mars 2011). Il n'y a finalement nulle contradiction dans tout cela, mais plutôt cette ruse de la raison dans l'Histoire, où les puissants poursuivent des buts personnels tout en étant aussi sans le vouloir ni le savoir au service de ce qui les dépasse. Aujourd’hui Kadhafi est enfin dégagé, les insurgés peuvent s’expliquer entre eux ; la question qui importe désormais est : jusqu’où pourra ou voudra aller la tendance la plus radicale de cette insurrection ?
IV
« Si tu ne cherches pas l'inespéré, tu ne trouveras rien. »
(Héraclite)
Renversement de perspective, fin de la passivité spectaculaire : « Avant je regardais la télévision, maintenant c'est la télévision qui me regarde », s'exclamait un manifestant victorieux de la place Tahrir, et partout dans le monde arabe d'innombrables spectateurs sont devenus en un même mouvement acteurs de leur propre vie et sujets conscients de l'histoire. Après la décennie Huntington où le prétendu choc des civilisations et sa stigmatisation corollaire ont entretenu une réaction symétrique dans la sphère arabe, c'est aujourd'hui directement et sans médiation que les masses se sont mises en mouvement (« Ce qui est bien dans ces révoltes arabes est qu'elles n'ont pas été faites au nom de l'Islam, ni au nom de la cause palestinienne, deux choses qui ont été énormément utilisées pour soumettre les peuples arabes », Majida Khattari, Le Monde du 11 septembre 2011 ) ; ce qui est enclenché dans les têtes, c'est la baisse tendancielle du pouvoir d'attraction du fondamentalisme et de l' intégrisme, qui ne sont plus au centre de ce qui monte, et seront bientôt à la périphérie de ce qui reflue. Il y aura encore des soubresauts, mais on entre dans une autre période : les révolutions tunisienne, égyptienne et libyenne, en créant des conditions objectives prometteuses tout en amorçant une libération irréversible des subjectivités, ont initié un processus qui s'il s'approfondit mènera jusqu’à la désaliénation totale ; mais encore faut-il pour cela que ce début de prise en main par chacun de sa propre vie, comme l'esquisse d'autogestion apparue ci et là, dans divers comités révolutionnaires ou de quartier notamment, ne s’évanouissent pas dans les sables de la démocratie spectaculaire formelle ; mais bien plutôt qu'ils s'étendent au moyen de la démocratie directe, fusionnant avec les révoltes du monde, qui déjà s'inspirent de leur spontanéité sans leaders, de leur autonomie et de leur auto organisation. Si la durée de ce processus aux conséquences universelles dépend de divers facteurs en bonne partie imprévisibles, la tendance la plus radicale, au sens le plus extrémiste, s'est donnée pour but d'en accélérer le mouvement, déjouant les coups tordus de la domination comme les tentatives de récupération. Nous sommes pressés, cela va sans dire.
(18 septembre 2011)
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