mardi 6 septembre 2011

La précarisation et le morcellement du temps

 La précarisation et le morcellement du temps

« Nous ne faisons aucune différence entre le temps, le temps tout court, et le temps de travail. Ces distinctions nous sont étrangères. »
Franz Kafka, Le Château
« Jamais encore K. n’avait vu son existence et son service aussi intimement mêles ; ils l’étaient si bien que parfois K. pouvait croire que l’existence était devenue service et le service existence. »
Franz Kafka, Le Château
Les stratégies économiques et les techniques de gouvernement néolibéral des conduites convergent vers un même objectif : le contrôle du temps. La discontinuité de l’emploi produit une précarisation du temps et la précarisation du temps a comme conséquence son morcellement. On ne sait pas quand on sera employé ni quand on ne le sera plus, combien de temps on touchera des allocations ou le RSA. Il devient difficile de distinguer le temps de repos du temps de l’activité. Se débrancher complètement de l’emploi et de ses impératifs devient problématique. La vie se déroule suivant des temps fragmentés, hétérogènes incohérents et dénués de sens.
Les salariés à l’emploi discontinu vivent une multiplicité de temporalités, sur des rythmes et avec des vitesses éclatées. Ils passent d’un emploi à un autre, d’un emploi à l’attente d’un emploi, de l’emploi au chômage, du chômage à une formation, d’une formation à un temps partiel.
Ce morcellement du temps requiert une aptitude subjective à la disponibilité. Si les salariés à l’emploi discontinu ne sont pas employés en permanence, ils doivent être en permanence disponibles. Le chômeur doit être disponible, souple, adaptable aux temporalités et aux rythmes de l’entreprise, au marché de l’emploi et aux institutions qui régulent les mouvements de la force de travail.
L’emploi et la disponibilité « bouffent le temps », « il n’y a plus de temps », « le temps manque », témoignent différents participants à nos ateliers. Ce manque de temps, ou plutôt ce temps investi dans l’emploi morcelé et dans la recherche d’emploi, implique autant un appauvrissement économique qu’un appauvrissement de la subjectivité. L’emploi du temps ne régit plus seulement le temps de l’emploi. Cette exploitation du temps envahit chaque heure de l’individu, qu’il soit employé ou au chômage. Les chômeurs, les bénéficiaires du RSA, ont perdu la maîtrise relative du temps, gagnée par des luttes qui s’étaient organisées, depuis la naissance du mouvement ouvrier, précisément autour de la réduction du temps de travail. Comparées aux dispositifs disciplinaires du fordisme, les politiques néolibérales introduisent des dispositifs très inventifs pour quadriller le temps. Le fordisme rythmait la vie par la répétition régulière des tâches : 8 heures d’emploi, 8 heures de vie consacrées à d’autres activités humaines, 8 heures de sommeil ; une succession implacablement répétitive des périodes de travail et de repos hebdomadaires, une année de labeur rompue par le retour attendu des vacances d’été, de Noël, de Pâques. Le symbole de ce temps régulier voué au travail était Harold Lloyd accroché aux aiguilles d’une horloge géante.
Les politiques néolibérales fabriquent des blocs de modes d’existence discontinus qui ne connaissent plus ces réconfortantes et névrotiques régularités temporelles et spatiales. Le temps est morcelé. L’espace est dispersé. Dans le fordisme, le capital était relativement immobilisé dans l’espace national, dans les usines et le système bancaire. Comme les anges, il s’est dégagé des contraintes matérielles, il saute les frontières et impose son mouvement, ses accélérations, ses arrêts aux salariés et à la société toute entière.
On aurait pu espérer que la rupture de la circularité et de la régularité du temps disciplinaire libérerait le temps comme espace du possible, de décision, de choix, de la liberté. Il n’en n’est rien. On constate qu’en réalité, décision, choix et liberté s’exercent dans un cadre qui ne présente pas de véritables alternatives. Plus que jamais « le temps est de l’argent » : il est encore et toujours la source de la valorisation du capital. Dans l’économie néolibérale, il n’est plus question seulement du temps de l’emploi, mais du « temps tout court », comme le dit Kafka, c’est-à-dire d’une multiplicité de temporalités, de rythmes, de vitesses qui empiètent sur la « vie », sur les « styles de vie » des individus.
Isabelle Stengers parle d’« alternatives infernales » pour en dire le manque : « Si vous voulez gagner plus, vous devez travailler plus », « étant donné la dette de l’État, le choix porte, ou bien, sur moins de services, ou bien sur plus de remboursements pour payer les intérêts de la dette », et ainsi de suite. Le choix, la décision, la liberté ouvrent sur des alternatives qui ne sont pas de véritables alternatives, sur des alternatives préétablies. Comme le récitent les mythologies néolibérales : « il n’y a pas d’alternatives » au marché, à l’emploi, à la finance. Le monde et son devenir sont figés dans un éternel présent sans profondeur.
Tout en imposant un état de mobilisation totale et de changement continu, la société néolibérale ne libère pas de temps de vie, ne favorise aucunement la création de nouveaux possibles. Mobilisation générale à l’emploi, adaptation permanente aux marchés et consommation régissent les éventuels temps libres gagnés par ailleurs. Ce qui est volé, ce n’est pas le temps de travail mais l’avenir, le devenir mêmes des sociétés. L’espérance est préemptée.
L’emprise grandissante des entreprises et des institutions sur les rythmes, les accélérations, les arrêts, les reprises de la production, de l’emploi, mais aussi de la vie sociale de chacun, produit paradoxalement une uniformisation et une homogénéisation de la subjectivité.
L’appauvrissement de la subjectivité est d’abord et surtout un appauvrissement du temps, une neutralisation du temps comme source de changement, de métamorphose, de création de possibles.
Pour fabriquer une pièce de théâtre, un film, une forme de vie ou une action politique, nous avons besoin du temps comme matière première fondamentale. Nous avons besoin d’une certaine emprise sur notre temps. Il importe de disposer de temps, d’en profiter, mais aussi d’en gaspiller. Les temps vides, les temps de suspensions et de ruptures, les temps non finalisés, les temps d’hésitation sont les conditions de toutes les productions artistiques, sociales ou politiques. Ce sont précisément les temps que les politiques néolibérales s’emploient à neutraliser. La seule temporalité connue et reconnue par cette doxa est celle du temps de l’emploi et du temps de la recherche d’emploi.
Le conflit des intermittents est, à ce propos, exemplaire.
Dans la recherche menée entre 2004 et 2005 sur les conditions de travail, d’emploi et de chômage des intermittents, un musicien nous avait dit qu’à son avis, le conflit sur l’assurance- chômage des intermittents était un conflit qui portait sur le temps. Son discours peut être résumé de cette façon : « L’assurance-chômage ne nous donne pas des allocations, elle nous donne du temps », le temps aussi de ne rien faire, de se reposer, de lire, de voir, de chercher, de flâner.
Cet intermittent renverse la formule de Benjamin Franklin « Le temps, c’est de l’argent », en « L’argent, c’est du temps ». Il confirme l’intuition de Marcel Duchamp : « Mon capital, c’est le temps, pas l’argent. » Le conflit porte toujours sur le temps, mais il ne se limite plus au « temps de travail ». Il investit aussi le temps subjectif, le temps de la vie.
La perception du temps. Entre la contrainte d’être toujours disponible et le temps libre... pour travailler.
« S’ils t’appellent à 8 heures pour être à Nantes dans l’heure, alors on se réveille, pas de petit déjeuner et hop... ! Partir. Et grosso modo, sur les premières années, c’est, voilà tout... C’est la disponibilité... toujours disponible. » (un journaliste reporter d’images). Dans la précédente recherche sur les intermittents nous avions constaté que la disponibilité était l’une des caractéristiques du salarié intermittent.
Les pigistes subissent la même contrainte. La disponibilité est également ce que Pôle emploi demande aux chômeurs du régime général et la CAF aux bénéficiaires du RSA : il leur faut être disponibles à tout moment, pour un emploi ou une recherche d’emploi, pour un entretien d’embauche ou pour une convocation à l’antenne dont ils dépendent, pour un stage. Si les individus ne travaillent pas tout le temps, tout leur temps est mobilisable pour l’emploi ou pour son ersatz, la recherche d’emploi. Il nous a paru pertinent de revenir sur ce que signifient ces deux termes militaires : « mobilisation » et « disponibilité », introduits dans le vocabulaire de l’emploi, en analysant les entretiens avec des pigistes de la presse écrite et audiovisuelle.
Si le journaliste pigiste connaît une forte discontinuité entre deux piges, la continuité de son activité se manifeste avant tout dans l’astreinte de facto, même en l’absence d’une obligation contractuelle. Pour que le temps de la vie soit envahi par le temps de l’emploi, il n’est pas nécessaire d’être employé, il suffit d’être « dispo », comme on dit aussi des pièces en magasin. La disponibilité à se mobiliser soudainement pour satisfaire toute exigence de tout employeur est la valeur ajoutée du pigiste et du travailleur précaire.
« Être disponible » : l’expression signifie que l’horizon temporel du pigiste est en permanence bouché par la possibilité, par l’éventualité d’un emploi. La vie des salariés à l’emploi discontinu doit se soumettre à cette éventualité.
« Il y a un truc qui m’énervait à mort : le week-end en télé. On savait qu’il y avait besoin d’un CDD – c’est systématique –, et on nous prévenait le vendredi pour le samedi. Tu te dis : pourquoi ? Outre le fait que c’est pour maintenir une certaine dépendance, que tu dois dire oui du jour au lendemain – pendant combien d’années tu acceptes ou pas d’annuler ton week-end... Moi, c’est un truc qui m’a toujours rendue folle. » (une journaliste pigiste dans l’audiovisuel et la presse écrite).
La pige imprévisible, la pige qui arrive à la dernière minute, s’appelle en jargon pigiste la « pige pompier » car si personne ne peut prévoir le départ d’un feu, l’incendie est toujours possible. Il faut donc être prêt à intervenir 24 heures sur 24 et se préparer à l’intervention. Mais le seul feu envisageable dans l’économie néolibérale est celui d’un emploi.
« Oui, c’est vrai, il y a la ′′pige pompier′′. J’ai plein d’expériences de canards pour lesquels j’ai bossé, c’est la même chose à chaque fois. Je proposais des sujets, on me disait non, et puis on me rappelait à 14 heures en me disant : ′′ Es-tu libre à 16 heures pour faire tel truc ? ′′ Donc soit on teste ta réactivité soit on te donne un truc pourri que personne ne veut. C’est vraiment un bizutage. Après on te donne des trucs chiants, il y a une vraie progression. Ce qui n’exclut pas le côté pompier ; faire des trucs au dernier moment, c’est notre valeur ajoutée en tant que pigistes. » (un journaliste pigiste en presse écrite).
La disponibilité, le fait d’être toujours connecté au réseau, de n’être jamais off, est motivée par la peur d’être oublié, par la peur de la concurrence d’autres pigistes plus disponibles, plus soumis aux exigences de la mobilisation à l’emploi.
« On a toujours la peur de ne rien trouver après, de perdre les contacts. C’est vraiment ça, l’histoire du portable toujours allumé, de jeter la caméra si mon portable sonne. C’est vrai qu’on a toujours ce truc-là que, si je m’arrête, ils vont m’oublier. Si je pars une semaine en vacances, est- ce que ce ne serait pas un stagiaire qui va me piquer ma place ? Ou un autre pigiste qui va montrer sa tête et qui va être plus super que moi... C’est clair, je pense que le lien de subordination, c’est vraiment ça : on se sent obligés d’être tout le temps disponibles. » (un journaliste reporter d’images).
La peur d’être oublié, la crainte de perdre les contacts se double de la culpabilité de ne pas faire tout ce qu’il faut pour être disponible. Peur et culpabilité sont les deux passions stratégiques du gouvernement néolibéral des conduites. Elles fonctionnent aussi bien au niveau macro que micro en politique.
« Ce qui est pénible, en étant pigiste, c’est que dans la tête, tu n’es jamais off, quoi. On culpabilise quand on n’est pas sur un ordinateur… » (un journaliste pigiste en presse écrite).
Ici, la disponibilité est un comportement indubitablement contraint. Mais il s’agit d’une contrainte qui vient à la fois de l’extérieur et de l’intérieur. L’impératif catégorique de l’économie se double d’un impératif subjectif que le pigiste impose à lui-même – à ses engagements, à ses projets. Les modalités d’assujettissement et de contrôle ont changé radicalement Aujourd’hui, le sujet est fabriqué, convoqué et mobilisé pour supporter les coûts économiques et existentiels de l’emploi précaire et discontinu.
La sollicitation de la responsabilité individuelle, dans une situation où il n’y a pas de choix, puisque il n’y a pas d’alternatives, affecte, on s’en doute, négativement la subjectivité. C’est parmi les salariés à l’emploi discontinu qui subissent de façon encore plus aiguë l’injonction à être sujet responsable, entrepreneur de soi, qu’on peut constater la déception et la frustration qu’engendre l’échec de ce programme d’émancipation mensonger.
L’organisation de l’emploi discontinu, les conditions de précarité, les styles de vie qu’ils impliquent sollicitent sans discontinuité la subjectivité individuelle de chacun. L’individu doit négocier sans cesse avec soi-même. Il doit arbitrer continuellement entre son moi et son surmoi économique (« Est-ce que je travaille ou est-ce que je prends des vacances ? Est-ce que je branche le téléphone et me rends disponible à toute sollicitation ou est-ce que je coupe la communication et me rends indisponible ? Est-ce que je réponds à la convocation de Pôle emploi ou pas ? Et à mon prochain rendez-vous de suivi individuel, je dis la vérité ou je triche ? »). L’individu isolé, face à une organisation du travail qui semble posséder la puissance d’un fait naturel, est renvoyé non seulement à la concurrence avec les autres (« On fait des remplacements, donc on espère toujours que – c’est hyper pervers –, tu espères que les autres seront un peu malades dans la rédaction et, voilà, on arrive avec une bonne grippe et on la diffuse. »), mais aussi à la concurrence avec soi-même. La décision, le choix, l’autonomie dont chacun est supposé être porteur, finissent par créer un être coupé de tout agencement social, apeuré et coupable.
Cette négociation permanente avec soi est la modalité spécifique de contrôle propre aux sociétés néolibérales. Comme dans le système fordiste, la norme demeure extérieure, elle est toujours produite par le dispositif socio-économique, mais elle se manifeste comme si l’individu était sa source, comme si elle venait du sujet lui-même.
Comme le dit un réalisateur au RSA, cité dans le texte sur le suivi individuel, il faut que l’ordre et le commandement viennent de l’individu lui-même, car « c’est bien toi qui commande ! », car « c’est bien toi le patron de toi-même ! ». L’injonction à être sujet, à se donner des ordres, à négocier en permanence avec soi-même, produit ce que Alain Ehrenberg a défini comme la « fatigue d’être soi ».
La promesse d’autonomie que la rupture des temps réguliers et circulaires semblait annoncer n’est pas tenue. Elle est renversée en son contraire, comme l’énonce une journaliste pigiste de la presse écrite : « La liberté d’hybride, il y a une espèce de contradiction dans ce sentiment d’autonomie... Et en même temps l’autonomie est cassée... On ne profite pas pleinement de cette liberté ».
L’appauvrissement économique n’est qu’une face de la précarisation, l’autre face est l’appauvrissement de la subjectivité. L’organisation et le quadrillage du temps produisent une misère et une fragilité de la subjectivité dès l’instant où elle se soumet, volontairement ou non, aux nouvelles techniques de management.
Le pigiste est soumis à un chantage et sa capacité de dire non est très limitée. S’il ne répond pas à la demande, s’il n’est pas disponible, la sanction ne tarde pas.
« Si tu es malade ou si tu dis non parce que tu as un mariage ou peu importe, tu te retrouves rétrogradé sur le planning. Être rétrogradé signifie quand même que ton téléphone sonne moins souvent, les effets sont immédiats. Besoin d’être en permanence en capacité de dire oui ! Être disponible, quasiment la veille pour le lendemain. Enfin, pour ce que j’ai vécu à France 3, et c’est pareil à France Info. C’est presque ça... la veille pour le lendemain ».
« Même malade, on va travailler. On espère que la dame qu’on voit en face de nous, qui a déjà deux mômes... Allez, le troisième... Ha, ha ! [Rires] Parce qu’on ne fait que des remplacements de congés de maternité ou de maladie ; ce sont les deux choses, et après... Vacances, honnêtement... Quand tu veux vraiment, c’est du plaisir... Mais cela n’existe presque pas ».
Être disponible ne signifie pas seulement être mobilisable, mais aussi être disponible pour faire ce que les permanents rechignent à faire ou refusent.
« Ça change quand tu es en CDD, tout ce qui est actu super chaude, actu difficile, tout ce qui est hommes politiques, tout ce que les CDI ne veulent plus faire – ils ont raison ! –, c’est pour nous. Grosso modo, je me suis retrouvé la semaine dernière à faire quatre reportages dans la même journée. Ça, ce n’est pas bon, ce sont des trucs illégaux, mais ce n’est pas trop grave. J’ai été JRI sur trois sujets et rédacteur pour un quatrième sujet, parce qu’une autre Région avait besoin d’un sujet qui se déroule dans la Région. Logiquement, je n’aurais pas dû accepter, parce qu’on a quand même des plafonds horaires ; je crois douze heures maximum... Eh bien ! J’en ai fait quinze ou seize. Le lendemain, on est sur la scène à 8 heures ; ça, c’est pour qui est en CDD... En tant que JRI, tu portes quand même dix kilos sur l’épaule, sur trois-quatre heures. Cela a été quand même un cas exceptionnel, de faire quatre reportages pendant une journée, mais ça veut dire trois- quatre heures avec une caméra sur l’épaule... Maladie, pour moi, ça ne veut plus rien dire. Honnêtement, c’est le coup de fil qui compte ».
Les pigistes, comme tout salarié à emploi discontinu, essayent d’organiser une temporalité par ailleurs en permanence déstructurée par l’organisation du travail centrée sur l’emploi précaire. La structuration de ces temporalités fragmentées, imprévisibles, hétérogènes, constitue un surplus d’investissement subjectif qui pèse sur les épaules du salarié.
« Tu ne peux pas travailler après 20 heures, c’est physique, je n’arrive plus... Les week-ends, ça devient difficile. Mais voilà, après on se met des règles, personnellement, individuellement. Mais il y a toujours cette idée que, nous, on n’est jamais en vacances, on n’est jamais en week-end. Si tu arrives à bien gérer, ça va. Oui, c’est un avantage [d’être pigiste] ; sinon, c’est pénible ».
Le travail précaire représente un point de vue privilégié à partir duquel on peut critiquer la prétendue société du temps libre. Dans les faits, la société néolibérale n’offre aucun temps libre : le temps est colonisé, les heures sont saturées. S’il n’est pas rempli par l’emploi, le temps est occupé par la consommation, les médias, les produits culturels. La libération du temps reste à faire. Elle est un processus, un résultat, un objectif à atteindre. L’astreinte consiste, nous l’avons vu, d’abord dans l’impossibilité de dire non aux propositions d’emploi. Pour autant, il est néanmoins possible au pigiste de dégager du temps libre, qu’il consacrera à ses projets personnels. Hélas, comme son temps d’emploi commandé, ses temps de travail choisis sont morcelés, arrachés à l’emploi et à sa disponibilité qu’il suppose.
« Sauf, quand même, une petite note en bémol. Une des difficultés qu’on a est de trouver le jour – le fameux temps libre – ensemble. La grande difficulté est qu’on n’a pas le choix de notre temps libre. Voilà. Notre temps libre, il est imposé par les rédactions ».
Comme en témoignait un intermittent dans la recherche précédente, les plages de temps libre sont découpées à l’intérieur d’une même journée. Elles ne s’étalent plus sur des durées cohérentes, selon la régularité et la circularité des rythmes fordistes. Le morcellement du temps est pratiqué à l’intérieur de chaque journée de façon variable et imprévisible. Les intermittents comme les pigistes remplissent ces heures, ces jours ou ces vacances de l’emploi pour mettre en œuvre des projets personnels.
« Moi, j’essaye, et, bon, c’est mon cas, je m’éclate sur ce que je fais, et E. m’a beaucoup aidé là- dessus. Je suis en train de monter un film entier de deux heures et quinze minutes, que j’ai financé moi-même, que j’ai tourné moi-même et que j’ai monté presque en couple avec E. L’avantage, c’est que, quand tu es pigiste, tu sais que tu vas avoir du temps libre pour avancer sur d’autres projets, et peut-être qu’un jour sur ce film-là... Peut-être qu’il te permettra un jour, s’il est vendu... »
« Honnêtement, quand je faisais encore mes études, j’ai été à la fois surveillant et éducateur sportif spécialisé. Je gagnais presque 2 000 euros par mois, que je ne gagne plus maintenant en tant que pigiste... Voilà, je le fais aussi par passion ; il y a la passion du terrain. Temps libre, c’est un cas à part, parce que je veux absolument faire sortir ce film... Ça fait deux ans, à part six jours de congés à l’étranger, dans ma famille, je n’ai jamais pris un week-end, pas une grasse mat... Ah ! Pour la vie sociale... Et en nombre d’amis, ça fait beaucoup moins. Mais, ça ne m’a pas fait arrêter de faire des ′′ménages′′ [des piges alimentaires]  ».
« Par exemple, planifier des vacances est extrêmement compliqué, parce que tu dois réussir à caler une date où seront finies les choses qu’on a en cours. Et même si on se prend deux semaines de vacances, évidemment, lorsqu’on revient, le lendemain matin, on n’a pas forcement de commandes. Donc, c’est assez difficile à gérer. Il faut réussir – pendant les temps où on n’a pas de commande effective –, justement, à bosser sur les projets pour essayer de les vendre ».
Comment les dispositifs d’assurance-chômage précarisent le temps chez les intermittents
Dans la partie de l’étude portant spécifiquement sur les intermittents, nous constatons que le nouveau protocole induit aussi une perte de repères temporels. Il est impossible à l’intermittent de prévoir, de se projeter dans l’avenir, d’anticiper. Les sujets s’installent dans un éternel présent, un présent sans profondeur, aussi bien du point de vue économique que sur celui de la production et de l’existence. On peut reprendre la proposition de Laurence Parisot, présidente du Medef, et dire que ce n’est pas seulement l’emploi qui devient précaire, mais aussi l’amour, la vie qui deviennent précaire.
Les temporalités précarisées ne sont pas seulement celles de l’emploi et de l’indemnisation, ce qui était prévisible. Ce sont aussi les temps du repos, les temps de formations, les temps de ne rien faire, les temps pour soi, les temps du travail bénévole et gratuit qui s’émiettent, s’éparpillent et se dispersent. La précarisation est transversale et déstabilise tous les temps de la vie.
En même temps que les emplois deviennent rares, de courte durée, mal rémunérés, on constate qu’augmente la pression de la part des institutions pour que l’intermittent investisse du temps dans sa recherche ou dans la création de son propre emploi. Ainsi, comme pour ceux qui ont "droit au RSA" (c’est à dire en dépendent), les incitations, directes ou indirectes, à se déclarer autoentrepreneur sont en augmentation continue.
Le cas du nouveau protocole est exemplaire de la manière dont les réformes néolibérales introduisent une précarisation du temps, une perte de repères temporels qui rejaillissent directement sur les pratiques de production et qui affectent en profondeur la subjectivité.
La réforme des Annexes 8 et 10 du régime général d’assurance-chômage : les trois piliers techniques qui alimentent la précarisation du temps.
1. La fin de l’annualisation et le raccourcissement de la période de référence
La période de référence est la période au cours de laquelle un intermittent doit avoir effectué au minimum 507 heures de travail pour ouvrir des droits à l’assurance-chômage.
Depuis 2003, il n’y a plus de période de référence fixe. Elle coulisse au gré des emplois de l’intermittent. Par ailleurs elle est passée de 365 jours à 304 jours ou à 319 jours.
Ces deux modifications font des ravages, car elles ne prennent pas en compte un élément essentiel des pratiques culturelles : une certaine saisonnalité des productions qu’elles soient du domaine du spectacle vivant ou de celui du spectacle enregistré. En effet, il y a moins de tournages en hiver, la saison des théâtres se déroule de septembre à mai et la saison des spectacles de rue d’avril à octobre. Ainsi un intermittent qui travaille dans le secteur du spectacle de rue, s’il ouvre des droits en novembre, passera quasi systématiquement quatre à cinqmois sans travailler et aura épuisé au moins la moitié de son capital de jours indemnisables lorsque commencera la saison des spectacles de rue. Il sera un peu comme les paysans du Moyen Âge ne parvenant pas à faire la jointure entre deux récoltes. Il lui faudrait travailler 507 heures en quatre mois, ce qui est aussi impossible que de faire pousser du blé dans le même temps. Il aura donc toute chance de se retrouver en fin de droits avant d’être en mesure d’en ouvrir de nouveaux. La conséquence de ces deux changements est la perte de l’horizon de la temporalité. Beaucoup d’intermittents disent comme celui-ci :
« En douze mois, cela devenait de plus en plus difficile, d’avoir 507 heures mais en 304 ou en 319 jours, je n’y arrive pas et je n’arrête pas de rentrer et de sortir du système. Comme je n’ai pas droit au RSA et que l’AFD [1], on n’y a droit qu’une fois dans sa vie, je reste souvent trois ou quatre mois sans revenus. Alors, non seulement je me mets à accepter des boulots que je n’aurais jamais acceptés avant, soit parce que ce n’est pas intéressant soit parce que c’est trop mal payé. Mais aussi, je suis tout le temps angoissé ».
2. La façon dont s’écoule le capital de jours indemnisables
Lorsque l’intermittent ouvre des droits, il obtient un capital de 243 jours indemnisables. Le système d’indemnisation d’avant le protocole de 2003, reposait sur un principe mutualiste résumé par l’axiome : « un jour non travaillé est un jour indemnisé ». Ce n’est actuellement plus le cas, et les 243 jours indemnisables s’écoulent plus ou moins rapidement, suivant que l’on travaille peu ou beaucoup. On ne connaît pas le moment où l’indemnisation va s’arrêter, ce qui entraîne une précarisation flagrante des conditions de vie et du temps.
D’abord, tout le monde ne sait pas quand il va travailler dans les mois à venir. Mais ensuite, quand bien même parviendraient-ils à anticiper leur calendrier, tous les intermittents ne connaissent pas la règle de calcul à appliquer pour connaître le nombre de jours indemnisés dans le mois donc l’ampleur du glissement de leur date de fin de droits.
Beaucoup ne savent donc pas quand ils arriveront en fin de droits ni exactement quelle somme ils vont percevoir de l’allocation chômage à la fin du mois, s’ils ont travaillé.
« Je suis arrivé en fin de droits, j’étais persuadé d’avoir les heures pour ouvrir les droits, mais Pôle emploi me dit que les dernières heures que j’ai faites en mars ne comptent pas pour mon ouverture de droits car elles arrivent après ma fin de droits. Pourtant, sur le relevé d’indemnisation de février, ils me disaient qu’il me restait 10 jours à percevoir et j’ai travaillé le 9 et le 10 mars. Maintenant ils me disent qu’en fait il ne me restait que 7 jours à percevoir et alors je me retrouve sans rien, car j’ai déjà eu l’AFD la dernière fois. Pouvez-vous me confirmer ça ? »
3. La fin de la prise en compte des heures effectuées au régime général
Avant 2003, il était possible de cumuler des heures de régime général et des heures d’intermittence pour une ouverture de droits en Annexes 8 ou 10. Cette disposition permettait de faire des petits boulots pour compléter une fin de mois et aussi d’obtenir une indemnisation chômage. Cette disposition n’existe plus. Cependant, la commission de la Coordination, recevant les intermittents pour les conseiller sur les Conséquences de l’application du protocole (CAP), constate que de plus en plus de gens exercent à côté des métiers hors du champ de l’intermittence (dans la restauration, dans la vente, etc.).
Non seulement, ces heures ne sont pas prises en compte, mais Pôle emploi s’en sert pour ouvrir abusivement des droits au régime général, pour une durée moindre (122 jours, en général) et à un taux beaucoup plus bas. Ce n’est pas seulement l’indemnisation qui est dévalorisée, c’est l’ensemble du temps de l’intermittent qui se trouve par ce tour de passe- passe dévalué.
Aux yeux de l’assurance-chômage, les temps de l’emploi ont des valeurs hétérogènes. Ils ouvrent à des droits différents, le temps de l’emploi intermittent, assurant des droits au chômage plus favorables que les temps de l’emploi non intermittent. Pôle emploi utilise tous les moyens pour déclasser le temps de l’emploi des intermittents, au lieu d’aligner le temps de l’emploi qui ouvre des droits au régime général sur le premier, comme le demandaient les coordinations d’intermittents pendant les grèves de 2003.
« Je suis régisseur de plateau, c’est ma première ouverture de droits. En août j’ai travaillé un mois aux impôts, en novembre j’avais plus de 507 heures, je suis allé déposer une demande d’allocation chômage. Ils m’ont ouvert des droits au régime général (122 jours à 23,90 euros) à compter de fin août, en disant qu’à ce moment-là j’y avais déjà droit. Mais moi je ne leur ai rien demandé ! »
La précarisation des temporalités hors emploi
Ces temporalités ne sont pas considérées comme des temps d’emploi et pourtant elles constituent les ressources qui le rendent possible.
1. Le temps du travail personnel
De plus en plus, les temporalités dédiées à l’emploi « alimentaire » (et à sa recherche) empiètent sur d’autres temporalités, notamment celles du travail personnel. Avant, il y avait une régularité de l’horizon temporel, une période de référence d’un an égale à la période d’indemnisation, ainsi les intermittents avaient la possibilité de prévoir, de s’organiser, de programmer leur temps de travail personnel. L’imprévisibilité et l’incertitude liées à la précarisation du temps poussent à accepter des emplois que l’on aurait pu refuser, mais handicape le travail personnel. Une violoniste nous disait : « Je suis obligée d’accepter tout ce qui se présente et je n’ai plus le temps de travailler mon instrument. Et je deviens de moins en moins performante, de moins en moins apte à faire un remplacement au pied levé, donc à avoir du travail ».
2. Le temps de la formation permanente
Les intermittents ont moins de temps pour suivre une formation permanente. L’intermittent qui n’a plus que 304 jours ou 319 jours pour faire ses 507 heures, va logiquement hésiter à sacrifier 3 ou 4 semaines de sa période d’indemnisation pour suivre un stage. En effet, les jours passés en formation ne gèlent pas l’indemnisation. En conséquence de quoi quatre semaines de stages réduisent la période de référence d’autant. Ce n’est plus en 304 ou 319 jours que l’intermittent devra faire ses heures, mais en 276 ou 291 jours. A contrario, si l’on n’est pas indemnisé par Pôle emploi et que l’on suit une formation dite « professionnalisante », les heures vont compter pour la prochaine ouverture de droits.
« De novembre à décembre, j’ai effectué une formation permis poids lourd et super lourd en plan de formation. Cette formation a été financée en majorité par l’Afdas [2]. Durant cette formation les Assedic m’ont indemnisé. Lors de ma déclaration à Pôle emploi des dates de ma formation, j’ai demandé si une partie des heures compteront comme temps de travail. On m’a répondu que seulement le tiers des heures compteront. Et maintenant que j’ai fait la formation, ils me disent que non parce que j’étais indemnisé. Cela m’a pris du temps, et maintenant, je n’arriverai pas à avoir mes heures avant la fin de mon indemnisation. »
3. Le temps de prendre soin de soi et des autres
De plus en plus d’intermittents viennent à la permanence CAP [3] pour avoir des renseignements, aussi bien sur le congé maternité, les arrêts maladie et les indemnités de la Sécurité sociale que sur les conséquences de ces arrêts de travail sur leurs allocations chômages.
« Je suis intermittente (comédienne échassière) et enceinte de 4 mois. (...) En lisant les conditions d’ouverture des droits sur le site Ameli [le site de la Caisse primaire d’assurance maladie], j’ai réalisé que bien qu’ayant cotisé à la sécu depuis plus de 10 ans je ne remplis pas les conditions nécessaires à l’ouverture de droits. (...)
Je suis allée, ce matin, à la Sécu et l’agent qui m’a reçue m’a annoncé que mon dossier allait être refusé. Je suis allée sur votre site, cela m’a rendu un peu d’espoir, mais je ne suis pas certaine d’avoir bien compris les données. Que pensez-vous de ma situation ? Ai-je des droits ? Si oui, comment puis-je les faire valoir efficacement ? De plus, que se passe-t-il après le congé maternité ? J’ai entendu dire que si le congé maternité n’était pas indemnisé par la Sécu, il ne serait pas pris en compte par Pôle emploi ».
C’est en effet le cas. Il arrive donc que des intermittents, pour cause de maladie ou de maternité se trouvent sans aucun revenu. Certains, sachant qu’ils ne seront pas indemnisés par la Sécurité sociale, préfèrent faire le choix de ne pas déclarer leurs arrêts de travail à Pôle Emploi afin de continuer ainsi de percevoir leurs allocations chômage. D’autres le font pour pouvoir continuer à être disponible pour un éventuel engagement et ne pas perdre tout lien avec le milieu en courant le risque que leur état de santé s’aggrave. D’autres, non indemnisés par la Sécu, vont demander à leur médecin d’écourter la durée de leur arrêt afin de retrouver leurs allocations chômage, avec les conséquences que l’on peut imaginer pour leur santé.
4. Les rythmes de la création
Le nouveau protocole pousse les intermittents à produire plus dans des délais plus courts. L’accélération et l’intensification des rythmes de création se font aux dépens de sa qualité.
« On est obligés de produire de plus en plus, mais on n’a pas toujours l’inspiration. Je suis un peu à sec. On n’est pas une machine à produire. On ne peut pas être tout le temps dans la création. Il faut du temps pour se renouveler et la nécessité d’accélérer la production tue la possibilité de se renouveler... Il y a, depuis 2003, la panique de travailler n’importe où et n’importe comment... Je suis obligée de faire trois créations par an » (une danseuse).
Comme le disait une intermittente, le temps de s’arrêter, le temps de sortir, d’aller voir d’autres spectacles, le temps de ne rien faire, le temps de faire autre chose se réduit ou disparaît. Ces temporalités non immédiatement productives constituent pourtant les conditions de toute création.
5. Le temps d’expérimenter
Le raccourcissement du temps dans lequel « on peut faire ses heures », entraîne la diminution de l’activité gratuite, du travail bénévole qui permettait souvent de faire des « choses plus intéressantes que de courir les cachets alimentaires ». La réduction de la période de référence entraîne une diminution du temps soustrait à l’emploi et à la recherche d’emploi. C’est autant de moins pour l’expérimentation, le travail choisi, l’activité désintéressée, les temps vides, qui, il faut le reconnaître, étaient, en grand partie financés par les allocations chômage.
« Pour trouver des choses intéressantes à faire, il faut chercher dans les bords. Mais dans les marges, il n’y a pas d’argent et nous n’avons plus le temps de travailler gratuitement ou mal payé. J’ai travaillé au noir sur un film d’une réalisatrice dont je suis les projets depuis longtemps et ça m’a pris dix semaines, pendant lesquelles je n’ai pas cherché du travail... Dans les nouvelles conditions d’indemnisation dixsemaines sans être déclarée, c’est beaucoup...Ce n’est plus possible » (une réalisatrice et monteuse).
Il n’y a plus de temps pour « travailler gratuitement », pour « essayer des trucs », pour rendre service à des amis, pour s’engager dans des « projets risqués » qui n’ont pas trouvé de financement.
« Il est de plus en plus difficile d’avoir du temps. Je ne peux pas payer mes acteurs, car je ne suis pas subventionnée. Pour pouvoir travailler dans ces conditions, il faut du temps que les personnes qui travaillent avec moi mettent à disposition gratuitement. Maintenant, les gens qui veulent êtres indemnisés ont de moins de moins de temps pour faire des projets non rémunérés. Ils travaillent ailleurs pour faire leurs heures, mais ils tiennent à travailler avec moi, mais pour ça il faut du temps... » (une metteuse en scène).
6. Les temps de la « création »
« La part la plus sublime de la création, et la plus impossible à cerner, même par tâtonnements, je veux dire le temps, se trouve là emprisonnée dans les réseaux de sordides intérêts marchands. »
Kafka
Sous l’aimable euphémisme de « professionnalisation », les politiques culturelles visent à normaliser le temps de la production artistique de la même façon que les politiques sociales visent la normalisation du temps de chômage, en le réduisant exclusivement à la recherche ou à la formation en vue d’un éventuel emploi. Ce que la logique du capitalisme néolibéral appelle « temps morts », ce sont en réalité les temps vivants, les temps de l’invention. Cette conception du temps est une contradiction majeure du capitalisme cognitif, du capitalisme culturel, des industries créatives, de la prétendue société de la connaissance ; en considérant les « temps non finalisés » comme « temps morts », elle brise son ressort : la création. La chasse à ces temps de suspensions, aux temps vides, aux temps d’hésitation, font que « on n’est jamais dans le présent de la création », c’est-à-dire que l’intermittent ne dispose plus de ce temps où l’inattendu peut se produire, l’invention advenir, mais dans un présent vide où l’artiste est invité à reproduire sans cesse ses mêmes recettes. Dans cette logique, on comprend que les artistes aient des carrières rapides, calquées sur le modèle du show business, basées sur une idée, une trouvaille répétée ensuite ad nauseam, jusqu’à son remplacement par un autre « plus jeune, plus fou » comme le dit la chanson.
La précarisation du temps (l’invasion du temps de l’emploi, la disponibilité aux demandes des producteurs, la subordination aux obligations administratives, la disparition progressive de la multiplicité des temporalités de l’intermittence) rejaillit directement sur le travail, sur la qualité artistique ou du moins sur l’engagement nécessaire dans un travail. Au lieu d’être impliqués dans le présent, au lieu de vivre dans le risque délibéré de la création, les intermittents ici réunis en ateliers subissent une temporalité qui est celle de l’emploi, celle de l’administration et de l’indemnisation.
« Avec toutes ces contraintes économiques et culturelles (introduites depuis 2003), avec toutes ces exigences, tu n’es à aucun moment dans le présent. Dans l’écriture, j’ai regardé mon emploi du temps, je n’ai jamais eu 15 jours d’affilée, où je pouvais me consacrer uniquement à l’écriture. Il y a toujours un dossier à rendre, un visuel à envoyer, un budget à finir, un rendez-vous administratif... 20 000 petits machins qui font que... » (un metteur en scène).
« Et c’est quelque chose qui s’accentue... On est de moins en moins dans le présent et de plus en plus dans la projection » (une comédienne).
« Et de plus en plus lointaine. L’écart qui se crée entre le présent et l’avenir rend les choses de plus en plus fragiles... » (une danseuse).
« Ce n’est pas le présent de ce que tu es en train de faire qui peut avoir du sens pour le marché, c’est quelque chose qui doit venir, qui n’est pas encore là... C’est un truc infernal » (une comédienne).
« Toutes ces contraintes te font sortir du moment présent. Or, s’il y a une spécificité du spectacle vivant, c’est bien que c’est une pratique du présent, que ce soit dans les répétitions ou les représentations... Le rôle du présent dans le vivant, c’est essentiel. Mais, c’est comme si le “ici et maintenant” était en train de se réduire, de disparaître, même pour les interprètes... Alors que tu es en train de travailler à une chose, tu dois penser à la suite, que ce soit comme interprète ou comme porteur de projets. Un travail qui se projette dans un autre travail futur, c’est comme s’il n’existait pas. On se projette tout le temps. Si dans les mois qui suivent, tu n’as rien de prévu, comment vas-tu faire ? Il faut se dépêcher de trouver un contrat, formuler un projet, en parler autour, etc. Et la sensation du présent, ce qui se vit dans le présent, se réduit de plus en plus » (une autre comédienne).
Un cameraman pigiste, nous rapporte la même expérience, vécue pendant un reportage :
« Le téléphone... le téléphone ne s’éteint jamais plus, c’est comme ça, pendant le tournage. J’arrête aussi la caméra pour aller répondre au téléphone, pour signer pour une semaine de contrat ».
Si son téléphone demeure allumé, si son attention demeure en alerte pour autre chose que pour le travail pour lequel il est payé, on peut se demander : que regarde-t-il dans l’œilleton de sa caméra ? Quel type d’images produit-il ? Des images déconnectées du réel, saturées de sa préoccupation, de ne pas perdre une possibilité d’un emploi.
Ce pigiste porte sa disponibilité à l’emploi sur lui, avec son téléphone allumé dans sa poche. Le téléphone portable est le dispositif technologique de la disponibilité, que, dans certaines entreprises la direction fournit gratuitement aux cadres afin de les savoir toujours connectés, toujours mobilisables. Ici, ce n’est même pas une injonction, mais une nécessité du salarié pour l’emploi discontinu qu’il assure lui-même.
Le manque de temps dans la production, la précarisation existentielle, les impératifs de production, entraînent une standardisation, des contenus et des formes, des créations.
« Ce qui s’est précarisé, ce ne sont pas seulement les intermittents, mais toute la chaîne de production... Les formes, les manières de filmer, les manières de monter se rétrécissent, s’uniformisent... Les façons de faire, de penser, de raconter se normalisent, s’homogénéisent de plus en plus... » (une réalisatrice et monteuse).
La précarisation et le morcellement du temps rejaillissent aussi sur les modalités de production. Le changement des règles d’indemnisation, oblige les intermittents à optimiser leur emploi du temps. Les resserrements actuels des budgets consacrés à la culture ne sont pas sans conséquences non plus. Les temps morcelés deviennent une caractéristique de la façon de travailler de nombreuses compagnies et des intermittents.
« J’ai l’impression qu’il y a de plus en plus de travail au long cours. Des gens rentrent dans un projet qui dure un an, deux ans. Quand il y a du fric, on peut faire des choses, dégotter une semaine de résidence, puis on arrête et on se revoit si quelqu’un d’autre trouve les moyens d’être ensemble. Des projets très étendus dans le temps, pas forcément avec des temps de travail effectif plus longs. L’intérêt, c’est qu’il y a des temps de maturation entre les sessions de travail – mais sans aucune garantie qu’il y aura un prochain temps de travail. Je croise de plus en plus de gens qui sont dans des espèces de nomadisme sur un projet. Ils vont d’un lieu à un autre lieu, de résidence en résidence, pas forcément avec de l’argent – déjà, s’il y a un lieu, un accueil, c’est pas mal. Ce qui est corrélatif à cela, c’est que l’on voit de plus en plus des ′′étapes′′ de travail parce que les équipes ont des processus de travail qui durent deux ans, trois ans. Cela pose la question : qu’est-ce que c’est que montrer une étape de travail ? Même avant le protocole de 2003, ça me posait un problème. Mais c’est peut-être une autre discussion... ».
Le temps de création dont parlent les intermittents est un temps suspendu. C’est un temps qui interrompt le cours du temps chronologique, pour ouvrir à une durée, à une temporalité qui est celle de la création politique, sociale ou esthétique. Le présent dont se sentent privés les intermittents réunis en atelier n’est pas sans durée, comme saint Augustin l’observait déjà, le présent comme durée contient la coexistence des temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. Les politiques néolibérales assèchent ce présent non chronologique, le siphonnent de tous ces possibles et de ses promesses pour le convertir en un présent chronologique, un présent qui est la répétition infinie du même.
L’accélération du temps, produite par l’application du protocole (plus de contrats, plus d’emplois, plus de cachets dans un délai de temps réduit), implique un appauvrissement du temps. Dans ce sens strict, nous pouvons affirmer que les temporalités néolibérales sont antiproductives. Le capitalisme « cognitif », les industries créatives, de la même manière les nouvelles méthodes de gestions des chômeurs et de ceux ayant droit au RSA sont, à la lettre, des systèmes d’antiproduction, puisqu’ils ne connaissent et n’acceptent qu’une temporalité : le temps de l’emploi ou de sa recherche.
Chassé-croisé temporel des intermittents et des permanents
Dans l’audiovisuel, on observe un chassé-croisé des pratiques des emplois exigées des intermittents et de celles exigées des permanents. Les permanents doivent désormais se soumettre à l’injonction de disponibilité, à la souplesse et à l’adaptation propre jusqu’alors à l’emploi discontinu. Dans le même temps, les intermittents se retrouvent, nous l’avons vu, à être disponibles en permanence, avec ou sans emploi.
« Dans le secteur audiovisuel, il y a une évolution très clairement perceptible du côté des permanents. Autrefois les permanents compensaient la fixité du travail par un certain confort, une régularité de salaire et des modalités d’emploi qui leur permettaient d’organiser leur vie relativement à l’avance, en particulier pour ceux qui avaient une vie de famille, des enfants, etc. Or, depuis quelques mois, on leur impose le même rythme, la même instabilité qu’aux intermittents. C’est-à-dire que dans la plupart des boîtes dans lesquelles je bosse, on leur annonce le vendredi soir quel sera le planning de la semaine suivante. En plus, on leur impose des cadences infernales, comme finir à 3 heures du matin, recommencer le lendemain et le surlendemain à faire des implantations à 5 heures du matin en ne respectant pas les rythmes de sommeil, etc. Or, les intermittents, quand ils n’ont pas envie de faire un boulot, ils ont toujours la ressource de dire qu’ils ne sont pas libres parce qu’ils ont un autre engagement. C’est un moyen de dire non sans se brouiller avec l’employeur, avec même le petit gain lié au fait d’apparaître comme quelqu’un de très demandé. C’est ce que me disait un collègue permanent qui craque complètement à cause des rythmes qu’on lui impose : “Toi, au moins, tu peux toujours dire que tu n’es pas libre. Nous, on ne peut absolument rien dire”. Donc ils subissent totalement la chose. Et moi qui suis intermittente et qui passe d’une boîte à une autre, je les vois, je parle avec eux et je constate qu’ils décrivent tous la même souffrance. Une souffrance de permanents ».
Dans l’audiovisuel, les entreprises « grignotent du temps » à leurs salariés. Les heures qui autrefois faisaient partie de la journée de travail (le temps du voyage, des préparations) sont systématiquement sorties du calcul du temps de travail. Ces temporalités « non directement productives » ne sont plus rémunérées, mais, deviennent à la charge de l’intermittent. Autrefois les déplacements étaient prévus avec une marge de confort. Aujourd’hui l’aller et le retour d’un tournage se fait la même journée, afin d’économiser une nuit d’hôtel et les défraiements afférents. On rogne sur les temps de récupération ou de pause :
« Pour les CDI les dimanches sont payés 25 % de plus et ils donnent droit à une journée de récupération. Historiquement la transcription pour l’intermittence était jusqu’ici : puisqu’il n’est pas question pour un intermittent de journées de récupération, on vous paie les dimanches doubles. Souvent, les intermittents eux-mêmes ne connaissent pas l’origine de cette norme salariale. Donc quand on leur dit : “Les dimanches doubles, c’est trop, c’est exagéré, 150 % c’est déjà bien”, certains sont tentés de dire oui... De plus, les techniciens non ′′artistiques′′, depuis toujours, ont opté pour une autre position : ils ont accepté les dimanches à 25 % comme les permanents, sans bénéficier de l’équivalent de la récupération. Là, les employeurs ont proposé 150 % pour tout le monde, en se disant les techniciens vont être contents, et chez les “artistiques”, les traitements étant divers et inégaux depuis toujours, certains vont trouver cela avantageux, être intéressés à accepter ».
« Cette nouvelle convention, tente de calquer la journée de l’intermittent sur celle du permanent et de lui appliquer les règles qui encadrent la permanence : par exemple, le permanent n’est pas payé pour se rendre de chez lui à son lieu de travail, donc idem pour nous, l’intermittent ne serait plus rémunéré sur ce qu’ils définissent comme un temps de trajet. Ce n’est qu’un exemple, mais il y en aurait plein d’autres du même type à citer, concernant les temps de déplacement, de voyage, etc. ».
Double travail
Le nouveau protocole avec ses règles compliquées et ses nombreux pièges, requiert une attention et une vigilance accrues. Il faut dégager tout du temps pour suivre l’évolution de la réglementation et pour s’assurer de ses droits.
« La brièveté de la période d’indemnisation, décalage, glissement, tout ça... engagent à être constamment vigilant aux évolutions de son dossier. Cela devient une occupation parallèle qui demande un certain savoir-faire. Quand on ′′ s’y connaît en protocoles ′′, on vous appelle pour vous demander des renseignements. Par exemple : un directeur de structure qui m’emploie comme enseignante m’appelle expressément pour que je lui explique le numéro d’objet, comment il doit déclarer ses ateliers dorénavant...Je lui conseille de demander aux Assedic ou à son syndicat, il dit qu’il préfère passer par moi, je suis sûrement plus au courant puisque je suis la première concernée... Une activité qui prend du temps, comme travailler ».
Pour les salariés-employeurs les nouvelles règles d’octroi des subventions, la nécessité de répondre aux exigences para-artistiques des bailleurs de fonds, l’empilement des diverses démarches administratives de contrôles quantitatifs, font exploser le temps dédié à l’administration.
« En quelques années le temps du travail administratif a plus que doublé, je passe un temps fou à rédiger, deux fois par an, des rapports d’activités, à remplir des papiers pour des subventions, à contrôler la comptabilité... Quand on a commencé, ce temps était une fraction négligeable du temps de création proprement dit, maintenant il sont à part égales » (un metteur en scène).
« Ce que j’ai pu vérifier, c’est que plus je travaille, moins je gagne. Je voulais tout arrêter, ça ne menait nulle part, et c’est pour ça que j’ai pris un travail d’administration à côté » (une danseuse).
En conclusion, la gestion du temps constitue donc une partie importante de la préoccupation des intermittents comme des pigistes : le fait de « travailler tout le temps » a comme première conséquence le fait que « on n’a plus le temps ». Cette contention du temps investi dans un emploi, nous l’avons vu antiproductif, détermine contrairement au slogan « Travailler plus pour gagner plus », à la fois un appauvrissement économique et un appauvrissement subjectif. Ce resserrement conditionne à son tour la pratique artistique qui s’uniformise et s’appauvrit.
Dette objective et dette subjective, des droits sociaux à la dette) issus d’une recherche collective sur la précarité et ses enjeux.
Notes:
[1] Allocation de fin de droits : c’est un vestige du fonds mis en place par le gouvernement, en 2004, suite au mouvement. Elle est censée « rattraper » les intermittents qui n’ont pas 507 heures en 304 ou 319 jours, mais qui les ont en 365 jours. C’est une allocation d’un montant forfaitaire de 30 euros, qui est allouée pour une durée qui varie selon des critères d’ancienneté dans l’indemnisation. Les critères en sont tellement restrictifs que peu d’intermittents en bénéficient.
[2] L’Afdas est tout à la fois Opca (Organisme paritaire collecteur agréé), Opacif (Organisme paritaire collecteur agréé gestionnaire du congé individuel de formation) et direction de la formation des intermittents du spectacle.
[3] CAP : conséquences de l’application du protocole Unedic ; accueil et d’information sur le régime d’assurance-chômage des intermittents du spectacle.

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