mardi 16 août 2011

L'HOMME UNIDIMENSIONNEL

 Extraits de la préface à l'édition française, 1967.


J'ai analysé dans ce livre quelques tendances du capitalisme américain qui conduisent à une « société close » close parce qu'elle met au pas et intègre toutes les dimensions de l'existence, privée et publique. Deux résultats de cette société sont d'une importance particulière, l'assimilation des forces et des intérêts oppositionnels dans un système auquel ils s'opposaient dans les étapes antérieures du capitalisme, et l'administration et la mobilisation méthodiques des instincts humains, ce qui rend ainsi socialement dirigeables et utilisables des éléments explosifs et « antisociaux » de l'inconscient. La puissance du négatif, largement incontrôlée aux stades du développement antérieur de la société, est maîtrisée et devient un facteur de cohésion et d'affirmation. Mieux que jamais auparavant les individus et les classes reproduisent la répression subie. Car le processus d'intégration se déroule, pour l'essentiel, sans terreur ouverte la démocratie consolide la domination plus fermement que l'absolutisme; liberté administrée et répression instinctuelle deviennent des sources sans cesse renouvelées de la productivité. Sur un tel fondement la productivité devient destruction, destruction que le système pratique « vers l'extérieur » à l'échelle de la planète.

La société close sur l'intérieur s'ouvre vers l'extérieur par l'expansion économique, politique et militaire. Là également, c'est la totalité qui est en mouvement : dans cette totalité la distinction conceptuelle entre les affaires et la politique, le profit et le prestige, les besoins et la réclame n'est plus guère possible. On exporte un « mode de vie » ou celuici s'exporte luimême dans la dynamique de la totalité. Avec le capital, les ordinateurs et le savoirfaire, arrivent les autres « valeurs » : rapports libidineux à la marchandise, aux engins motorisés agressifs, à l'esthétique fausse du supermarché.
Ce n'est pas le matérialisme de cette forme de vie qui est faux, mais la nonliberté et la répression qu'elle recèle réification totale dans le fétichisme total de la marchandise. Il devient d'autant plus difficile de percer cette forme de vie que la satisfaction augmente en fonction de la masse de marchandises. La satisfaction instinctuelle dans le système de la nonliberté aide le système à se perpétuer. Telle est la fonction sociale du niveau de vie croissant dans les formes rationalisées et intériorisées de la domination.

C'est dans l'instinct de liberté non sublimé que plongent les racines de l'exigence d'une liberté politique sociale; exigences d'une forme de vie dans laquelle même l'agression et la destruction sublimées seront au service de l'Eros, à savoir construction d'un monde pacifié. Des siècles de répression instinctuelle ont recouvert cet élément politique de Eros : la concentration de l'énergie érotique dans la sensualité génitale barre la transcendance de l'Eros vers les autres « zones » du corps et vers son milieu ambiant, elle barre sa force sociale révolutionnaire et formatrice. Là où aujourd'hui la libido est déployée comme une telle force, elle doit servir le processus de production agressif et ses exigences elle s'intègre dans la valeur d'échange. Par ailleurs règne l'agression de la lutte pour l'existence à l'échelle individuelle, nationale, internationale, cette agression determine le système des besoins.

C'est pourquoi il est d'une importance qui dépasse de loin les effets immédiats que l'opposition de la jeunesse contre la « société d'abondance » lie rébellion instinctuelle et rébellion politique. La lutte contre le système, qui n'est portée par aucun mouvement de masse, qui n'est impulsée par aucune organisation effective, qui n'est guidée par aucune théorie positive, gagne dans cette liaison une dimension profonde qui compensera peutêtre un jour le caractère diffus et la faiblesse numérique de cette opposition. Ce qui est recherché ici son élaboration conceptuelle n'est qu'au stade d'une lente gestation est davantage et autre chose qu'une société fondée sur d'autres rapports de production (bien qu'une telle transformation de la base reste une condition nécessaire de la libération) : il s'agit d'une société dans laquelle les nouveaux rapports de production) et la productivité développée à partir d'eux, seront organisés par les hommes dont les besoins et les buts instinctuels seront la « négation déterminée » de ceux qui règnent dans la société répressive; ainsi les besoins non sublimés, qualitativement différents, donneront la base biologique sur laquelle les besoins sublimés pourront se développer librement. La différence qualitative se manifesterait dans la transcendance politique de l'énergie érotique, et la forme sociale de cette transcendance serait la coopération et la solidarité dans l'établissement d'un monde naturel et social qui, en détruisant la domination et l'agression répressive, se mettrait sous le principe de réalité donc la paix ; avec lui seulement la vie peut devenir son propre but, c'est à dire devenir bonheur.

Pour la première lois dans son histoire, le système rencontre des forces résistantes qui ne sont pas « de sa propre nature »; ces forces ne lui livrent pas un combat concurrentiel pour l'exploitation sur son propre terrain, mais signifient, dans leur existence même, dans leurs besoins vitaux, la négation déterminée du système le contestant et le combattant en tant que tout.
La chance de l'avenir dépend de l'arrêt de l'expansion productive et profitable (politiquement, économiquement, militairement) ; ensuite les contradictions encore neutralisées dans le processus de production du capitalisme pourraient éclater en particulier la contradiction entre la nécessité économique d'une automation progressive entraînant le chômage technologique et la nécessité capitaliste du gaspillage et de la destruction systématiques des forces parasitaires, entraînant l'accroissement du travail parasitaire.
L'expansion qui sauve le système, ou du moins le fortifie, ne peut être arrêtée que par un contremouvement international et global. Partout se manifeste l'interpénétration globale : la solidarité reste le facteur décisif, ici aussi Marx a raison. Et c'est la solidarité qui a été brisée par la productivité intégrante du capitalisme et par la toutepuissance de sa machine de propagande, de publicité et d'administration. Réveiller et organiser la solidarité en tant que besoin biologique de se tenir ensemble contre la brutalité et l'exploitation inhumaines, telle est la tâche. Elle commence par l'éducation de la conscience, du savoir, du regard et du sentiment qui saisissent ce qui advient le crime contre l'humanité.

Herbert Marcuse

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