Debord était un piètre germaniste et sa rencontre avec Henri Lefebvre est fondamentale. C'est le principal intérêt de ce texte.
Concept de « spectacle » chez Guy Debord et critique de la valeur
Une parole de scandale dont on n’a pas fini d’entendre parler. La notion de spectacle, dont les situationnistes ont fait le concept critique le plus connu, est une notion équivoque. Sa banalité apparente a été beaucoup dans le fait, qu’il soit employé par nombre de coquins qui s’autorisent de Debord en toute inconscience ou en toute imposture. Le comble de ces impostures qui sont les plus conscientes, étant qu’on va attribuer aux situationnistes et à Guy Debord, au déni de l’évidence et des déclarations explicites de Guy Debord, une haine des images. Je cite quand même, par exemple, l’avis qu’il donne en tête de son Panégyrique : « Les tromperies dominantes de l’époque sont en passe de faire oublier que la vérité peut se voir aussi dans les images. » Et on sait, on le verra tout à l’heure, que Debord n’a jamais méprisé l’usage des images. Mon propos ne sera pas pourtant de préciser la théorie situationniste du spectacle. Il sera beaucoup plus modeste. Enfin, en même temps, plus modeste et plus ambitieux. Modeste parce qu’il va se limiter à situer le concept situationniste de spectacle. Ambitieux parce qu’il prétend en marquer le développement, en articulant l’analyse du spectacle à l’analyse de la marchandise. Je rappelle que la société du spectacle est désignée comme « société spectaculaire-marchande ». Guy Debord lui donne une consistance critique rigoureuse, mais, c’est en tout cas l’hypothèse que je voudrai vous proposer, il ne va pas au bout du chemin. Alors, est-ce que ce terme de spectacle serait une banalité de base ? Est-ce qu’il n’y a pas exagération à y voir un concept, un concept de l’analyse critique ?
Alors c’est vrai, le spectacle n’est pas sorti de la cuisse toute armée de Guy Debord, ni de sa gueule de bois un jour de migraine, à l’instar de certains récits de la naissance de la fille de Zeus. Le concept de spectacle a été introduit dans le rapport sur les situations en 1957. C’est un texte à l’origine de la fondation de l’Internationale Situationniste, qui d’ailleurs est réédité dans les éditions Mille et une nuits. Et la première occurrence de la notion de « spectacle » est à propos du dramaturge allemand Brecht. Je cite Guy Debord, c’est à la page 28 de l’édition Mille et une nuits, c’est à la page 696 dans la réédition par Fayard de la totalité des revues situationnistes : « Seule l’expérience menée à Berlin par Bert Brecht nous est proche, par sa mise en question de la notion classique de spectacle. » La signification de cette proximité revendiquée est donc claire. Ce qui intéresse Guy Debord, c’est l’effort que fait Brecht, pour casser l’illusion théâtrale par ce qu’on appelle la distanciation. Au rebours de l’ambition théâtrale d’obtenir l’identification du spectateur aux personnages mis en spectacle, il y a la volonté de donner la conscience de cet écart entre le spectacle et la vie réelle, et de faire du spectacle non pas un instrument de désengagement de la vraie vie, mais au contraire même un outil permettant d’intervenir mieux encore dans la réalité. Il y a presque de la pédagogie et même de l’intervention dans la conception brechtienne du théâtre. Ça c’est la première occurrence. Il y en a une deuxième, encore plus explicite, c’est à la page 699 de la réédition chez Fayard : « il est facile de voir à quel point est attachée l’aliénation du vieux monde, au principe même du spectacle, la non-intervention. » Est ici introduite la notion d’aliénation qui fonctionne comme une définition de l’illusion théâtrale. Et l’idée que le vieux monde, est le monde de la dépossession de soi au profit de l’identification illusoire dans les personnages du spectacle. Je dirai rien de particulièrement situationniste dans tout cela, même si la première
thèse de la Société du spectacle, prend cette observation comme point de départ : « tout ce qui était directement vécu, s’est éloigné dans une représentation ». Rien de particulièrement situationniste apparemment. D’ailleurs il sera dans les premières années de l’Internationale, assez peu question de la notion de spectacle. Ce qui deviendra d’ailleurs un concept central, est dans un premier temps, un peu laissé un peu de côté. Les situationnistes sont davantage préoccupé par l’expérimentation ludique, la dérive, l’urbanisme unitaire. C’est à partir du numéro 4 de l’Internationale situationniste, numéro de juin 1960, que la notion de spectacle va être systématiquement cette fois, utilisée comme un concept critique. Et il n’est pas indifférent de préciser le moment. Cette reprise de la notion de spectacle, est le moment dans lequel cette notion va peu à peu devenir un véritable concept critique.
Ce moment est d’abord celui de la fréquentation par Guy Debord et Raoul Vaneigem, du philosophe Henri Lefebvre. On sait que cette amitié fut brève et violente. Et dura approximativement de 1959 à 1962, et qu’elle fut beaucoup dans ce qu’on peut appeler le marxisme de Guy Debord. Pour être juste d’ailleurs, il faut préciser que ce marxisme de Guy Debord, est redevable non seulement à Henri Lefebvre, mais aussi au groupe réuni autour de la revue Socialisme ou Barbarie. J’ai parlé de Lefebvre, il serait bien sûr réducteur d’identifier aux seuls ouvrages publiés par lui, ce que Guy Debord a appris. La curiosité intellectuelle et la familiarité de l’auteur de la Critique de la vie quotidienne, livre important pour les situationnistes publié par Henri Lefebvre en 1961, cette curiosité intellectuelle et cette familiarité avec la langue allemande de Henri Lefebvre, permettent d’imaginer qu’il a fait profiter de manière informelle, ses amis de ses connaissances d’auteurs qui à la date étaient en France largement inconnus. On peut parler de Theodor Adorno, on peut parler de Gunther Anders, on peut parler de Georg Lukacs, on peut parler de Karl Korsch, il est vrai quelques uns de ces auteurs d’un marxisme que l’on pourrait parlé d’hétérodoxe, ont été également publié par la revue Arguments de Kostas Axelos, qui à l’époque était lue attentivement par les situationnistes. Je parle de l’amitié d’Henri Lefebvre et je pense que cette amitié fut importante, on sait que Lefebvre et Debord se sont appropriés chacun pour leur compte, ce qui avait sans doute été le produit commun de leurs longues discussions, ce qui a d’ailleurs donné des accusations réciproques anecdotiques ou misérables, de copie et de plagiat. Il n’empêche que la relation paradoxale que Henri Lefebvre a entretenu jusqu’à la fin de sa vie avec le marxisme traditionnel et son organisation politique n’est pas sans analogie avec le rapport paradoxal de Guy Debord avec le marxisme. Je rappelle tout de même que Henri Lefebvre, même s’il a été un philosophe marxiste turbulent, qui a, à plusieurs reprises pris ses distances avec le parti communiste, a finalement été un auteur du parti communiste, revendiqué comme tel, édité par lui, donc une relation qui pendant plus d’une dizaine d’années a été une relation d’amour/haine, en même temps écart avec le marxisme traditionnel, et pourtant il y avait une cohérence de la pensée d’Henri Lefebvre avec des pans entiers de ce marxisme traditionnel. Henri Lefebvre avait voulu maintenir une orthodoxie quant à la représentation marxiste de la société capitaliste et des luttes de classes. Et pourtant et en même temps, il revendiquait un développement moderne de la théorie de Marx. Et c’est vrai que quand je parle d’une analogie avec ce rapport paradoxal, de Guy Debord avec le marxisme, je préciserai dans quelques minutes, à quel point, en dépit du fait que Guy Debord ait donné les moyens théoriques de rompre radicalement avec le marxisme traditionnel, avec la vision de la tradition que le mouvement ouvrier avait laissé, et bien Guy Debord ne s’est jamais départi d’une solidarité prolétarienne finalement très gauchiste avec la classe ouvrière. J’ai parlé d’Henri Lefebvre, un autre auteur est important. La reprise critique de la notion de spectacle s’effectue ensuite au moment où les travaux de Joseph Gabbel sur l’analogie entre aliénation mentale et aliénation politique, aboutissent à la publication de sa thèse, très importante, qui sera publié aux éditions de Minuit dans la collection d’Arguments justement, sous le titre de La fausse conscience. Publication en 1962. L’ouvrage de Joseph Gabbel est important parce qu’en élaborant la notion marxiste d’aliénation au moyen des apports de la psychiatrie, l’auteur met en évidence l’intérêt des notions connexes de réification, de fétichisme, tant pour l’analyse des formes sociales de l’aliénation que pour ses formes psychotiques et singulièrement pour la schizophrénie. Joseph Gabbel estime d’ailleurs que la part la plus importante de la pensée de Marx, n’est justement pas ce que la tradition en a retenu et dont à son avis il n’y a rien à conserver. Joseph Gabbel s’est à plusieurs reprises exprimé sur ce sujet. Je donne un seul exemple dans son essai sur Communisme et dialectique qui est publié en 1958. Joseph Gabbel écrit, explique que le problème Lukacs, Lukacs justement, pose dans toute son acuité celui rapports des marxismes qui ne sauraient être que dialectiques et de sa réalisation étatique, c’est donc le problème général de l’incompatibilité des rapports du marxisme et du communisme qui se trouve posé à travers son cas personnel.Joseph Gabbel estime que ne peut être utilisé de Marx que sa théorie de l’aliénation. C’est là qu’il voit le seul marxisme authentique. Et c’est la raison pour laquelle, lui pour sa part se revendique du marxisme, et conteste que soit considérés comme marxistes les tenants de l’interprétation traditionnelle de Marx. Pour lui, Gabbel l’explique à la page 7 de La fausse conscience : « Marx apparaît comme l’un des fondateurs de la psychologie politique ». Pour lui, il l’écrit à deux reprises dans exactement les mêmes termes, à la page 7 et 237 de La fausse conscience, ce qui prouve que pour lui c’est important, pour lui donc, le marxisme est une théorie de la pensée délirante. Et on ne peut penser qu’à ce que disait Michel Henry que le marxisme était la somme des contre-sens sur la pensée de Marx (1). En se revendiquant du marxisme, quoique d’un marxisme ouvert, et en désignant paradoxalement le marxisme traditionnel ou orthodoxe dit dogmatique, comme un exemple parfait de pensée réifiante et réifiée, Joseph Gabbel était au coeur des débats qui agitaient à la date différents groupes qui s’attachaient à évaluer, à réévaluer l’intérêt de la pensée de Marx. La question de l’évaluation de l’usage qu’en faisaient les marxistes, qu’ils soient au pouvoir ou pas, était au centre des débats. Quelle fonction du marxisme dans les sociétés du « socialisme réel » ? Et si le marxisme dans son usage étatique n’était pas le marxisme authentique, quel était celui-ci ? Dans tous ces débats la notion d’aliénation était un enjeu stratégique. En effet si elle recoupait la question de l’importance à accorder aux écrits de jeunesse de Marx, ainsi que la question de la scientificité de ses écrits de maturité, elle constituait un outil d’analyse du fonctionnement idéologique des sociétés y compris du « socialisme réel », ce qui vient légitimement susciter la méfiance de leurs défenseurs.
Je me suis un peu attardé sur ce qu’il en était de cette mêlée critique des années qui étaient entre le milieu des années 50 et le début des années 60, et il y a lieu de se demander, pourquoi alors que la discussion était animée dans tous ces cercles critiques, dans tous ces groupes, pourquoi les situationnistes ont voulu maintenir et donner une consistance de concept critique, à la notion de spectacle ? En effet on peut considérer que cette notion était une première manière intuitive peut-être de vouloir saisir des phénomènes que le marxisme prétend saisir avec les concepts de l’aliénation, du fétichisme, de la réification. Les situationnistes prétendaient intervenir dans la culture, dans l’art, en tout cas dans la première époque de leur action, c’est-à-dire dans ce que la tradition marxiste désigne comme les superstructures idéologiques ou culturelles, là où la lutte des classes se manifeste par la lutte contre les formes aliénantes de la culture et pour une culture participant à l’émancipation, ce projet dont la formulation générale correspond apparemment au projet situationniste. On pouvait imaginer une marxisation de la notion de spectacle qui serait devenue une version beaucoup plus moderne, plus puissante des concepts de l’aliénation, du fétichisme, de la réification. Cela n’est pas le choix qu’ont fait les situationnistes. Une réponse pourrait être qu’ils avaient la conviction, conviction un peu hautaine, de constituer une théorie qui, je cite, proposition de Guy Debord « avertissement » dans la troisième édition française pour la Société du spectacle, avertissement qu’il a rajouté lors de la réédition chez Gallimard en 1992, je cite : « Les situationnistes avaient la conviction de constituer une théorie qui aura été la première à définir avec exactitude les conditions générales de l’histoire présente ». Leur propos n’était donc pas d’en faire l’aggiornamento de la théorie critique de Marx, mais au contraire, qui intégrait ce que Marx et d’autres éventuellement, j’ai évoqué Henri Lefebvre, j’ai évoqué Joseph Gabbel, ce que d’autres pouvaient lui apporter. Processus que les situationnistes ont présenté de manière explicite. J’en veux pour preuve ce qu’écrit Mustapha Kayati dans le n°10 de l’Internationale Situationniste, pages 54-55, je cite : « Nous utilisons des concepts déterminés déjà utilisés par les spécialistes mais en leur donnant un contenu nouveau. Le mot aliénation par exemple, un des concepts clé pour la compréhension de la société moderne ». Une autre réponse serait qu’en faisant le choix d’élaborer la notion de spectacle en concept critique et de le faire hors du calme des bibliothèques et du débat du colloque, les situationnistes se sont donnés les moyens de l’aiguiser à l’occasion des multiples modalités de la pratique radicale. En cela, ils n’ont pas agi en philosophes, mais en stratèges. J’ai encore rappelé tout à l’heure, la réponse de Debord à Agamben : « je ne suis pas un philosophe, je suis un stratège ». En cela il reprenait le geste de Marx, plutôt que la théorie marxiste, en cela ils ont à la hauteur de leur ambition, et même au-delà de leur ambition je pense, réinventer la théorie radicale.
Le spectacle est en fait un concept paradoxal. L’essai de 1966, « Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande » manifeste que le spectacle est devenu la catégorie critique centrale de la théorie situationniste. Publié dans le n°10 de la revue, c’est-à-dire en mars 1966, il témoigne de l’intense activité de l’Internationale. Guy Debord et Raoul Vaneigem sont en train de rédiger leurs livres de théorie, comme Guy Debord, et dans quelques mois, ici même, le scandale de Strasbourg fera connaître à la France entière la misère en milieu étudiant. Dans cet essai on lit ceci, c’est à la page 9 de l’essai « Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande », on peut le lire à la page 421 de l’édition Fayard : « Le spectacle est universel comme la marchandise, mais le monde de la marchandise étant fondé sur une opposition de classe, la marchandise est elle-même hiérarchique. L’obligation pour la marchandise et donc pour le spectacle, qui informe le monde de la marchandise d’être à la fois universel et hiérarchique, aboutit à une hiérarchisation universelle. Mais du fait que cette hiérarchisation doit restée inavouée, elle se traduit en valorisation hiérarchique, inavouable parce qu’irrationnelle dans un monde de la rationalisation sans raison. » A la lecture de ce texte on y entend la greffe des concepts du marxisme sur la théorie situationniste. Celle-ci prétend maintenant à la rigueur. Elle introduit les concepts de marchandise, de lutte des classes. La société capitaliste moderne d’ailleurs, la société du spectacle, est en rigueur, désignée comme société « spectaculaire marchande ». Et pourtant, à bien y regarder, cette greffe de marxisme est équivoque. Première citation : « La marchandise est hiérarchique. Cette hiérarchie désigne naturellement le fait que, entre les deux aspects de la marchandise que sont la valeur d’usage et la valeur d’échange, seule la valeur d’échange présente de l’intérêt pour le cycle capitaliste, et donc que la valeur d’échange est le maître, et la valeur d’usage le négligeable serviteur ». Il est vrai que Guy Debord préfère une métaphore plus guerrière, je cite Société du Spectacle thèse 46 : « la valeur d’échange est le condottiere de la valeur d’usage. » En soulignant que cette hiérarchie inavouée est au service de l’inavouable mouvement de la valorisation capitaliste, l’essai formule exactement la thèse de Marx, que le mouvement du capital est le mouvement d’un « sujet automate » qui passe sans fin de la forme argent à la forme marchandise, et de la forme marchandise à la forme argent, mouvement dans lequel bourgeois et prolétaires ne sont que des agents de fonction. Le terme de « sujet automate » est un terme qui dans la tradition marxiste en particulier française, n’est pas connu. En effet, on trouve dans l’édition allemande du Capital le texte (traduit par Joseph Roy) : « Dans la circulation A-M-A’ [argent, marchandise, davantage d’argent], marchandise et argent ne fonctionnent que comme des formes différentes de la valeur elle-même, de manière que l’un est la forme générale, l’autre est la forme particulière, et pour ainsi dire dissimulées dans la marchandise, forme particulière la valeur est dissimulée. La valeur passe constamment d’une forme à l’autre, sans se perdre dans ce mouvement. » Joseph Roy coupe ici la phrase allemande. La phrase allemande continue : « c’est ce qu’on appelle la transformation de la valeur en sujet automate ». La notion de « sujet automate » n’est pas indifférente. Cela veut dire en clair que le seul sujet capitaliste c’est la valeur, qu’il n’y a pas de prolétariat-sujet ou de bourgeoisiesujet. Marx est explicite à ce sujet. Et la volonté d’identifier le prolétariat en sujet qui serait destiné à devenir pour soi alors qu’il était en soi, ou d’une classe capitaliste, les bourgeois, qui seraient eux-aussi les sujets, c’est on va dire une vision hégélienne, dont Marx a l’époque du Capital s’est débarrassé. On pourrait d’ailleurs lire à cet égard Michel Henry qui là-dessus a des pages très précises. Je continue. Le spectacle informe ce monde de la marchandise, le spectacle oeuvre à la cohérence idéologique de ce monde de la marchandise. La formulation est originale, elle intègre la notion de spectacle, mais le phénomène d’autres auteurs ont contribué à le faire connaître, je pourrai par exemple évoquer Max Weber ou bien Karl Mannheim, qui si Debord n’a pas lu lui-même il a surement entendu parler d’eux par Henri Lefebvre, mais on pourrait également citer Emile Durkheim et son analyse de l’idéologie.
Donc, première citation qui est effectivement conforme à la pensée de Marx. La marchandise est hiérarchique, quand on va jusqu’au bout de l’analyse de la marchandise par Marx, on aboutit à l’identification du mouvement de la valeur comme sujet automate et on aboutit donc à cette espèce de dépréciation des deux pôles de ce mouvement et des agents de fonction qui les incarnent de manière empirique, comme étant quelque chose comme une erreur. Erreur qui en revanche constitue la vulgate du marxisme traditionnel. Marxisme traditionnel qui date de plus d’un siècle, partait de la première observation de la misère, de l’opposition de classe. Deuxième citation : « le monde de la marchandise est fondé sur une opposition de classe ». Cette formule qui est également extraite de l’extrait de l’essai cité, elle contredit la formule précédente. Car pour Marx, ce n’est pas l’opposition de classe qui fonde le monde de la marchandise, c’est au contraire le monde de la marchandise qui fonde l’opposition de classe. Encore une fois, bourgeois et prolétaires ne sont que des agents de fonction du cycle de la valorisation. Et on touche là à l’équivoque de la critique situationniste de la marchandise et de la notion de spectacle. Une équivoque que l’Internationale partage d’ailleurs avec l’ensemble du marxisme traditionnel, y compris dans ses courants hétérodoxes. J’ai tout à l’heure presque paraphrasé Georg Lukacs.
Ce qui est en question ici c’est le fétichisme de la marchandise. En prenant pour cible la société de la marchandise, société spectaculaire, société spectaculaire-marchande, l’Internationale Situationniste ne s’est pas trompée d’ennemi. Le paradoxe en revanche, c’est que par son refus radical du travail et son refus radical du spectacle, elle se donnait aussi les armes pour en faire une critique radicale. Une critique à partir de la racine. Et de ces armes, l’Internationale Situationniste n’a pas évalué toute sa portée. Quand je parle de refus radical du travail, je pense par exemple au slogan « Ne travaillez jamais ». Slogan tracé parait-il par Guy Debord en 1953 rue de Seine et qui lui était particulièrement cher, puisqu’il le reproduit dans le tome second de ses Panégyriques (1997 chez Fayard). L’Internationale Situationniste n’a pas été conséquente, elle s’est donnée les armes d’une critique radicale de la société spectaculaire-marchande, mais elle a maintenant la position traditionnelle qui fait de la lutte des classes le phénomène premier et la circulation des marchandises le phénomène second. En quelque sorte elle a reculé devant l’analyse du fétichisme de la marchandise, l’analyse de la forme valeur, l’analyse de son emprise sur la totalité sociale, ce qui l’aurait amené à critiquer toutes les catégories fétiches secrétées par la forme valeur. Or, seule la critique de la forme-valeur est susceptible de donner la clé des formes spectaculaires et de déterminer la réalité de ces formes.
Illusion, réalité… Dans les textes situationnistes, la teneur de réalité du spectacle n’est pas toujours dépourvue d’ambiguïtés. La force d’attraction de l’interprétation psychiatrisante de l’aliénation n’a sans doute pas facilité les choses. De même, dans une brochure qui fut publiée ici même il y a plus de quarante ans, on peut lire ceci (p. 10 de la brochure De la misère en milieu étudiant):« La mise en spectacle de la réification sous le capitalisme moderne impose à chacun un rôle dans la passivité généralisée, rôle qu’il assumera en éléments positifs et conservateurs dans le fonctionnement du système marchand ». Un appel de note permet à l’auteur de préciser que « ces concepts de spectacle, de rôle, etc., sont employés dans le sens situationniste ». Mais ce « sens situationniste » ne permet pas vraiment de déterminer s’il s’agit ici d’une illusion théâtrale ou d’une emprise réelle. En revanche, on peut dire que le marxisme traditionnel, dans sa méfiance de l’analyse du fétichisme de la marchandise, est lui, très conséquent. On connaît la célèbre mise en garde de Louis Althusser qui recommandait de ne surtout pas commencer la lecture du Capital avec le chapitre sur la marchandise, premier chapitre. Chapitre trop difficile, chapitre trop périlleux et de n’y venir qu’après avoir lu tout le reste, ou peut sans faut. On pourrait voir là la déformation universitaire vulgaire de la conception schématique du marxisme dont le résumé pédagogique attribué à Staline est l’exemple canonique. Je fais bien sûr allusion à la petite brochure publiée en 1938 Matérialisme historique et matérialisme dialectique, je ne m’attarde pas, Michel Henry fait de cette déformation une analyse décisive.
Il est clair qu’en comprenant le mouvement de la valeur et l’emprise de la forme valeur, on risquait d’élucider la lutte des classes comme une lutte interne au mouvement du capital, et le renversement d’un des pôles de ce mouvement comme une simple redistribution spectaculaire des rôles au sein d’une formation sociale toute aussi capitaliste. Ce qui donné pour comprendre la nature des sociétés du socialisme réel des outils autrement performants que les notions de « déformation bureaucratique » ou de « dégénérescence révisionniste ». Je lis à la thèse 17 de la Société du spectacle de Guy Debord la phrase suivante : « le spectacle est le capital à un tel degré d’accumulation qu’il devient image ». Dans sa concision, cette proposition de Guy Debord condense le concept de spectacle. En la développant on met en évidence ce qui est en même temps la force de ce concept mais aussi sa faiblesse. En quoi il se réapproprie la critique radicale par Marx du fétichisme, et en quoi il permet une interprétation idéalisante du fétichisme… Est-il nécessaire de souligner que cette interprétation idéalisante du fétichisme n’est que l’autre face de l’interprétation objectiviste ? Est-il nécessaire de souligner que l’opposition de l’une à l’autre de ces deux faces est précisément le cercle vicieux dans lequel le marxisme traditionnel reste enfermé ?
Les premières occurrences du concept de spectacle mettent l’accent sur la séparation. Séparation entre le spectateur et le spectacle, séparation entre la vraie vie et la vie spectaculaire, séparation réelle entre les spectateurs qui n’ont de liens que par et dans le spectacle. Ces formulations justes n’évitent pas que l’on comprenne comme la désignation d’un écart entre ce qui est réel et ce qui est illusion, entre ce qui est de la terre et ce qui est du ciel, entre ce qui est vérité sensuelle et ce qui est croyance religieuse, ce qu’il en est du spectacle. Et l’interprétation du spectacle n’a pas évité ces interprétation somme toute très marxistes. Le développement de la proposition de Guy Debord en revanche permet de renouer avec la conception critique, celle de Marx, et de retrouver un concept que la tradition marxiste, elle, n’a pas retenu. Je cite un fragment de la thèse 4 de la Société du Spectacle de Guy Debord : « le capital n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social médiatisé par des images ». Cette formulation est démarquée du Capital de Marx et elle rappelle une connaissance de base : le capital n’est pas une chose mais un rapport social, ce n’est pas une somme d’argent, mais de la valeur représentée sous la forme d’argent qui entre dans un cycle où elle va se transformer pour se représenter sous forme de marchandise, pour se transformer encore et se représenter de nouveau sous la forme d’argent. Mais au cours de ce cycle, elle aura augmenté. Et elle aura augmenté grâce à la force de travail humain qui aura été dépensée.
Pardonner moi ce rappel schématique, nous allons voir qu’il est essentiel pour comprendre la thèse de Debord, de repartir de l’analyse de la marchandise. En effet, voir une marchandise quelconque comme un produit particulier, c’est se faire une illusion. Parce ce produit, que produit la dépense de travail humain, ce n’est pas un produit particulier présentant une valeur d’usage, c’est un produit général, c’est de la valeur qui se présente dans un produit particulier comme la valeur d’échange de ce produit particulier. En fait, la réalité de la marchandise c’est ce qu’on ne voit pas : c’est la cristallisation du travail humain en valeur. Et ce qu’on voit de la marchandise, c’est une illusion. C’est un objet d’intérêt négligeable du point de vue de la valeur. D’ailleurs cet intérêt négligeable est de plus en plus négligé, puisque l’intérêt réel, la valeur d’usage, est de plus en plus faible dans les marchandises aujourd’hui. On peut formuler cela en disant que le travail humain, tel qu’il se manifeste dans la production des marchandises, n’a d’intérêt, entendons-nous, intérêt pour le sujet automate dont j’ai rappelé qu’il était le seul sujet, qu’en tant qu’il se cristallise en valeur, en valeur invisible. On parlera de « travail abstrait » non parce qu’il n’est pas réel, il n’y a rien de plus réel au contraire, ni parce qu’il serait immatériel, il peut être au contraire extrêmement matériel (ça c’est une illusion que certaines idéologies pos-modernes cultivent que le travail abstrait et le travail immatériel désigneraient la même réalité, c’est faux). En fait, il est abstrait parce qu’on ne le voit pas : on peut parler d’abstraction réelle, dans la mesure où il s’agit de quelque chose d’abstrait et qui pourtant n’est pas un objet de pensée, mais une véritable réalité sociale. Alors j’ai introduit la notion d’abstraction réelle qui est sans doute étrangère à beaucoup, qui n’est pas utilisée dans la tradition française. La notion d’abstraction réelle a été introduite par Alfred Sohn-Rethel, un philosophe allemand scandaleusement méconnu en France, je crois qu’il n’y a quasiment rien de traduit en français de lui, il y a eu quelques années un petit fragment qui a été traduit dans une revue qui n’existe plus, dans la forme de l’époque. Alfred Sohn-Rethel a introduit l’idée d’abstraction réelle dans un essai de 1961, actuellement non traduit en français et qui s’appelle Forme marchandise et forme de pensée 2. Une fois de plus, pardonnez cette longue digression, en fait cela n’en est pas une, je ne me suis pas écarté de l’élucidation par Guy Debord du concept de spectacle.
En définissant le spectacle comme une condensation imagée du capital, Debord va à l’essentiel, il le définit comme une accumulation d’images, dont la vérité est aussi invisible qu’est invisible la vérité de la marchandise et dont la réalité est aussi réelle qu’elle. Ce qui au rebours de toutes les compréhensions idéalisantes du spectacle comme des vessies dont il faudrait se détourner, comme un tissu d’illusions dont il faudrait rejeter comme de la poudre aux yeux qu’il faudrait secouer, considère le spectacle comme la manifestation très réelle du capital et le lieu très concret de la guerre sociale. On est à cent lieux d’une conception de la représentation comme opposée à la réalité, et susceptible de se détourner d’elle. Le spectacle c’est le capital dans son abstraction réelle, il n’est pas la superstructure idéologique d’une base réduite à la pratique économique, ça c’est la vulgate de la tradition marxiste, et ça donne une consistance inattendue à Lautréamont. Je cite Lautréamont, Poésie 2, 1870 : « Les idées s’améliorent, le sens des mots y participe, le plagiat est nécessaire, le progrès l’implique, il sert de près la phrase d’un auteur, se sert de l’expression, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste » Je précise tout de même que cette citation constitue littéralement la thèse 207 de la Société du spectacle. Le spectacle ne désigne par un niveau idéologique surplombant comme une brume la réalité sociale, le spectacle est une abstraction réelle de cette réalité sociale. Et la lutte dans la culture, comme les situationnistes désignaient au commencement leur action, n’a pas moins de consistance que la lutte salariale. Marx chez Lautréamont, le plagiat et la pratique situationniste du détournement n’ont pas moins de consistance que l’activité syndicale. Ce qui justifie que les situationnistes se considéreront comme plus à leur place à côté des ouvriers qu’à côté des artistes, puisque ceux-ci croyant même par leur position de spécialiste à la pseudo-réalité spectaculaire de l’art, restent aveugles à la vérité de son abstraction réelle qu’on ne rend visible qu’à la dépouiller de ses oripeaux, en la révélant pour ce que c’est, de la marchandise. Thèse 193 de la Société du spectacle : « la culture est devenue intégralement marchandise »
Situationnistes encore un effort !
J’ai voulu montrer que l’élaboration du spectacle comme concept critique en s’appuyant sur l’analyse de Marx de la marchandise, permettait aux situationnistes de formuler de la société une critique totale, et je rappelle la phrase de Guy Debord : « le spectacle est universel comme la marchandise », et bien les situationnistes ne sont pas allés au bout de cette élaboration. Chose que j’ai désigné comme une inconséquence, dans la mesure où en même que cette critique radicale que permet le concept de spectacle, la théorie situationniste affirmait aussi le refus inconditionnel du travail. Malheureusement, ce refus du travail, ce juste refus du travail, a surtout été déployé dans la direction d’une revendication romantique, en sous-estimant la force subversive qu’il a dans la théorie. En effet, le refus du travail si on l’élabore à partir de
l’analyse de la marchandise (dont on ne sort pas), prend la consistance du refus non pas de l’activité humaine, mais de la dépense capitaliste de force de travail humaine qui permet la valorisation de la valeur. Le travail en vérité c’est cette abstraction réelle qui constitue le travail abstrait. Et refuser le travail, c’est refuser d’entrer dans le cycle de la valorisation capitaliste. Faire l’éloge du travail au contraire, c’est faire l’éloge de l’apparence trompeuse que prend le travail abstrait dans son effectuation particulière de production d’une marchandise particulière dont l’utilité réelle est indifférente à la valeur. A cet égard, la distribution du produit du travail est indifférente au cycle capitaliste, elle ne remet pas en cause la forme valeur. La lutte salariale et la lutte des classes se manifestent donc dans cette perspective, comme un phénomène secondaire, interne à la structure fétichiste de la forme valeur.
Que penser du concept situationniste de spectacle ? Et bien je dirai qu’il aura été le premier pas vers ce qu’on pourrait appeler un post-marxisme, un post-marxisme dont la tâche serait de constituer la théorie critique radicale de la dernière société de la préhistoire fétichiste de l’humanité. De Marx à Debord, puis de Debord à Marx, et après.
(1) Michel Henry, Marx, Gallimard,2009 (1976)
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