dimanche 24 avril 2011

Théorie vs pratique ?

 L'élan vers une démocratie radicale (1) et vers des « alternatives » au système de production et d'échanges capitaliste, qui sont les « raisons d'agir » de la militance actuelle, rejettent l'élaboration et la confrontation théorique au nom d'un « praticisme » radical confinant parfois à de l'anti-intellectualisme sous couvert d'anti-élitisme. Le pragmatisme se voit ainsi érigé en rempart contre les idées dont l'interprétation post-moderne en font les causes des dérives totalitaires. Mais ce culte pour une sacralisation de l'agir « concret », du faire envers et contre tout, protège-t-il pour autant de l'avant-gardisme ? Prémunit-il le mouvement social de l'impuissance, de la paresse politique ?
 
L'idée peut se déployer selon deux formes qui ne sont pas exclusives l'une de l'autre : avoir l'idée de ce que recouvre la réalité, aboutir à une représentation de ce qui détermine un fait, une situation, ou bien, imaginer une réalité qui pourrait être tout autre, concevoir et projeter quelque chose à réaliser selon un « devoir être », une utopie à inaugurer dans un futur plus ou moins proche (2). Selon que l'on aborde une possibilité d'émancipation sociale conséquemment à l'une ou l'autre de ces formes idéelles, ou l'on s'astreint à une vision et une praxis programmatique d'un cheminement ordonné vers une pseudo-libération, ou bien on s'efforce de faire agir la liberté en tâchant d'échapper à la norme aliénante d'une situation jugée insupportable par une compréhension de ce qui la rend insupportable. Dans le premier cas, l'idée est utopie, séparée d'une réalité ne correspondant pas à un modèle idéal, à la théorie spéculative (3), dans le deuxième, l'idée est coexistante à la situation d'où elle émerge, la théorie critique découlant des phénomènes qui caractérisent le cours de celle-ci mais surtout des contradictions qui lui sont consubstantielles (contradictions de classes, de genres, de nature dans le capitalisme) et à plus forte raison des tentatives faites pour les dépasser.
 
Au sein d'une situation où le sentiment d'injustice, d'inadéquation entre l'aspiration à la liberté et la réalité d'aliénations dé-structurantes, sont ressentis par une partie de ses habitants plus ou moins durement, ou bien l'esprit s'évade en un futur, un « autre futur », censé pouvoir répondre aux justes aspirations des opprimés, ou l'intelligence (4) est mis au service d'une critique visant à comprendre les fondements et le sens de cette situation et à forcer son dépassement par des actes de conscience et de rébellions qui paraissent en découler logiquement mais qui en sont plus exactement, à l'inverse, les éléments épars de causalité. Le sens de cette rébellion, d'actes politiques impliquant la situation dans son universalité (c'est à dire dans son entièreté, dans ce qui caractérise un état d'être au monde d'une structure sociale donnée), est de faire apparaitre le point d'inconsistance qui se cache sous la logique déterministe (et donc donnée comme juste) qui imprime son sens à la situation. L'exploitation du prolétariat et de la nature est juste si on les considère du point de vue (ayant une consistance, une logique en soi) du capitalisme, mais cette exploitation est aussi son point d'inconsistance au regard des exploités (car engendrant un sentiment d'injustice et un désir de dépassement de la situation vécue). La critique théorique est à ce point fondamentale car elle permet d'atteindre une radicalité pouvant être à même de se situer au sein d'un agencement social en fonction de catégories qui se donnent comme autant d'expressions de son propre fonctionnement (travail, marchandise, valeur, démocratie, Etat,...pour le capitalisme par exemple).
 
La théorie critique se déploie alors comme un acte imprévisible de la situation remettant en cause ses fondements même, une singularité qui introduit une rupture dans l'ordre normalisé. Elle implique donc une participation effective à cette situation car elle s'élabore au fil d'un engagement concret qui pousse fortement à se constituer en une minorité par rapport à une majorité, ou légalité, instituant le « sens commun ». La théorie, tout comme la pratique qui lui est coextensive, en tant qu'actions de révolte visant à transformer une situation de non-liberté, est l'expression radicale d'une liberté qui ne saurait être négociable conformément à la légalité en cours dans la situation. Elle ne s'oppose donc effectivement pas à la pratique, car dans ce cas l'une se nourrit de l'autre comme d'actions visant à mettre à jour ce point d'inconsistance, cet intolérable sur lequel repose entier la dynamique d'aliénation caractérisant un état systémique en proie à des crises sociales du fait des injustices qu'il génère.
 
Il peut donc être handicapant pour un mouvement social de minimiser la portée possible de la théorie critique, comme s'il fallait concentrer uniquement ses efforts militants sur une pratique d'élaborations d'alternatives (5) afin d'atteindre en un temps toujours plus lointain (et ce n'est pas là la moindre des contradictions de l' « alternativisme »), un état postérieur de réalisation d'un « monde meilleur ». Cette idée même d'état mène à celle d'État, et donc à celle de pouvoir. Occulter la nécessité d'une radicalité dans une dynamique sociale de dépassement d'une situation, soustrait le mouvement social issue initialement d'une lutte de classes (et dans l'optique de dépasser les contradictions de classes, de genres, ...) de la compréhension profonde des causes de son aliénation et l'entraine le plus souvent (comme le démontre les dérives de l'altermondialisme) vers des positions de revendications qui peuvent être tout à fait gérables par l'ordre dominant (voire lui offrir une opportunité de profiter du génie d'invention et d'adaptation des classes exploitées afin de tâcher de trouver un nouveau souffle à sa logique d'accumulation du capital)(6). La plupart des coopératives, des mutuelles, en fournissent des exemples (tout comme les « luttes de classe » réduites à des positions revendicatives gérée par le mouvement ouvrier des syndicats et partis de gauche). Une attitude centrée sur des revendications partielles, tout comme celle conditionnant la validité de tout acte transformateur à son adéquation à un programme pour la réalisation d'une utopie (théorie séparée), implique d'une certaine façon un renforcement du pouvoir, valide sa nécessité, diffuse sa présence, même (si ce n'est surtout), sous couvert d'un accroissement de la démocratie. Une théorie qui s'alimente des pratiques, du mouvement concret de rébellions et de tentatives de dépassement d'une situation devenue insupportable, atteint les causes de l'établissement des pouvoirs au coeur de nos vies et par là même nous apporte la compréhension fondamentale d'une dynamique dont la tendance est de nous entrainer vers toujours plus de dominations, de coercitions et de contrôle social (compréhension de ce que représente le concept de travail dans le capitalisme par exemple).
 
Nous devons composer avec l'existant, l'analyser, se confronter à lui plutôt que le fuir, le comprendre afin d'avoir une vision des mécanismes de son auto-reproduction (et des actions et rôles de ses agents). Construire pas à pas une utopie dont l'essence serait de faire « changer le monde en changeant nos vies et nos pratiques » implique le plus souvent de ne pas parvenir à dépasser le paradigme économique dominant notre situation caractérisée par l'emprise capitaliste sur nos vies. Notre puissance sociale de dépassement de cette situation ne pourra provenir que d'une rupture politique émanant d'actes théoriques et pratiques ne cherchant pas à négocier une quelconque reconnaissance, une place dans l'ordre juridique de la domination. Notre révolte ne saurait être négociable, et nos actes d'insubordination (anti-travail, sabotage, coulage, mouvements insurrectionnels, élaboration de « communes », désobéissances, …) irréductibles à un désir d'intégration de nos consciences et créations à un système qui pue la mort ! 
                                                                                                                                                                                Max L'Hameunasse
 
 
1 - « Le démocratisme radical défend l'action citoyenne, la démocratie directe ou participative, la maîtrise de nos conditions d'existence, défend l'Etat, Etat social et Etat-nation pour certains, simplement "régulateur" pour d'autres. Il lutte contre le primat et la " sauvagerie " de l'économie, la mondialisation libérale, la suprématie de la finance. Il regrette l'époque où le capitalisme était si beau sous le keynésianisme et le service public. Enfin il veut construire une alternative au capitalisme qu'il appelle "libéralisme" ou "mondialisation". Il veut un capitalisme "réel", avec des usines où se rencontrent de vrais travailleurs et de vrais investisseurs si conscients de leur responsabilité sociale que l'on ne pourrait plus les appeler "capitalistes". Il rêve d'entrepreneurs-citoyens dans des entreprises-citoyennes exaltant le labeur de travailleurs-citoyens sous la tutelle bienveillante et protectrice de l'Etat démocratique-participatif régulant la distribution équitable de la plus-value citoyenne. Il fréquente les couloirs des ministères et les cours des squats. Il propose son expertise aux grandes organisations internationales et anime les campings anarchistes.
Une seule chose l'effraie, que le prolétariat abolisse l'Etat, la démocratie, le capitalisme (productif) donc se nie, car il aime le travailleur en tant que travailleur et la plus-value en tant que surtravail. Il aime l'exploitation car il aime tant la lutte des classes qu'il voudrait qu'elle ne prenne jamais fin, c'est sa raison d'être, c'est le mouvement perpétuel de l'alternative et de la critique sociale... » « Démocratisme radical, une définition. » texte sur le site anticitoyennisme
2 – Une théorie utopique repose sur des présupposés ontologiques, des globalités qui outrepassent les réalités diverses des situations. Le libéralisme politique en est une qui assoit sa vision du monde sur la primauté et la prépondérance supposée de la guerre de tous contre tous au sein des rapports sociaux humains, quelqu'en soit la forme de société.
3 – La spéculation théorique pousse vers une abstraction se déconnectant le plus souvent de la réalité sociale.
4 -« Fonction mentale d'organisation du réel en pensées chez l'être humain, en actes chez l'être humain et l'animal. » définition du CNRTL
5 – Dans un texte, Deun propose deux définitions d'alternatives recouvrant deux niveaux radicalement différents d'engagement : les alternatives d'encastrement ou de subsistance. Ce texte peut être lu ici 
6 – Mes propos ne sont pas de dénigrer ou rejeter en bloc les réalisations dites « alternatives » (d'encastrement comme dirait Deun) mais un des rôles de la théorie critique est justement d'en faire ressortir les limites quand à leur possibilité de dépassement réel du capitalisme (en communiquant sur ce que paraît être vraiment le capitalisme et ses possibilités de récupération car les échecs patents de certaines de ces réalisations en fournissent hélas trop souvent la démonstration : voir à ce sujet les articles sur « Sortir de l'économie » au sujet des AMAP, des SEL, ...).

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