Assange et WikiLeaks ne sont pas parfaits – mais leurs récentes révélations ont porté un coup sérieux à la prérogative du secret.
Les scandales internationaux – dernier exemple en date: la divulgation de télégrammes diplomatiques par le site WikiLeaks – nous sont utiles: ils lèvent le voile sur les rouages secrets de nos gouvernements. Bien plus efficace qu’un livre d’instruction civique, qu’un ouvrage de révisionnisme historique, qu’un discours politique ou qu’une série de reportages d’investigation, le scandale international démasque présidents et rois, commandants militaires et simples troufions, secrétaires du cabinet et diplomates, chefs d’entreprises et banquiers, fabricants d’armes et marchands de canons; nous montre à quel point ces individus peuvent être incapables, menteurs et faux jetons.
Les documents diffusés par WikiLeaks prouvent par exemple que les secrétaires d’Etat américains se moquent éperdument des conventions internationales, qui interdisent l’espionnage au sein des Nations Unies. La secrétaire d’Etat Hillary Clinton et, avant elle, Condoleezza Rice ont enfreint ces conventions méthodiquement et de façon répétée pour prendre le dessus sur leurs interlocuteurs. Et elles l’ont fait par écrit! Clinton qualifie aujourd’hui l’opération vérité de Julian Assange d’«attaque» contre l’Amérique, tout en excusant ses entorses pour le moins désinvoltes aux conventions internationales; voilà qui résume tout ce qu’il y a à savoir de la diplomatie des Etats-Unis.
L’été dernier, WikiLeaks avait déjà montré que l’armée américaine mentait lorsqu’elle disait ne pas recenser le nombre de personnes tuées en Irak; la presse avait pourtant demandé à avoir accès à cette information un nombre incalculable de fois. En Amérique, l’histoire des scandales est aussi celle des institutions et des individus dont la perfidie, lorsqu’elle est mise à nue, dépasse tout ce que nous avions pu imaginer.
A chaque fois que le scandale émerge – Charles Rangel et son affaire de corruption, la crise des subprimes, l’affaire Valerie Plame, les crimes de Jack Abramoff et de Randy Cunningham, les frasques de Bernie Kerik, le waterboarding, les condamnations de Ted Stevens, la grâce présidentielle pour Marc Rich, Webster Hubbell qui décide de plaider coupable, l’imbroglio Monica Lewinski, l’affaire Iran-Contra, la grâce présidentielle dans l’affaire Iran-Contra, le fiasco des savings-and-loan, la BCCI, etc. – nous sommes atterrés de découvrir à quel point notre gouvernement peut-être à la fois indigne et corrompu.
L'électrochoc
Ces scandales à répétition ne devraient plus nous étonner –et pourtant, ils finissent toujours par nous surprendre. Pourquoi? Est-ce parce que, lorsque le scandale retourne le gazon de nos hypocrisies (et que nous apercevons toutes les petites bestioles qui grouillent en dessous), nous sommes heureux de voir nos dirigeants venir promptement tasser la terre; heureux de les voir rétablir notre innocence pastorale, et de les entendre nous jurer d’une voix mielleuse que ces vils malfaisants ne sont que des cas uniques, isolés, et qu’ils seront punis comme il se doit? Notre éducation nous condamne-t-elle à voir le fonctionnement du monde sous un angle désespérément naïf? Est-ce tout simplement un défaut d’attention?
L’organisation de Julian Assange – et les autres sources d’informations de ce type – ont valeur d’électrochocs; elles nous tirent de cette apathie. Certes, Assange est un égocentrique prétentieux; les mauvaises coupes de cheveux et la grandiloquence sont ses marques de fabrique. Et de fait, il agit souvent sans envisager toutes les répercussions potentielles de ses actes. Mais si vous pensez qu’une personne odieuse et colérique ne mérite pas d’être entendue, j’aimerais vous présenter deux bons milliers de journalistes de ma connaissance…
Le concept même de WikiLeaks est plus effrayant que tout ce que les documents que l’organisation a pu diffuser, ou que tout ce qu’Assange a réalisé au cours de sa carrière: il restaure notre méfiance envers les institutions qui contrôlent nos vies. WikiLeaks nous rappelle qu’à tout moment, un dossier criminel digne d’être diffusé peut être pioché dans une base de données, que ce soit au Pentagone ou au département d’Etat. Assange semble avoir fait de Wall Street sa prochaine cible: selon DealBook (le blog économique du New York Times), WikiLeaks aurait désormais la Bank of America en ligne de mire. Assange l’avait déjà annoncé à demi-mot; en 2009, il déclarait à Computerworld qu’il détenait cinq gigaoctets de données issues du disque dur d’un cadre de la BoA; interrogé par Forbes ce mois-ci, il a dit vouloir dévoiler un véritable «écosystème de corruption». Dans une récente interview accordée à Time, il a réaffirmé son intention de vouloir s’en prendre aux banques.
Un coup sérieux à la prérogative du secret
Les révélations militaires et diplomatiques devraient donc laisser place au dossier financier. Wall Street est une cible bien différente; les entreprises visées ne pourront masquer leur incompétence et leurs fautes à coup d’accusations hypocrites – prétendre qu’Assange représente une menace pour la sécurité nationale, qu’il a violé l’Espionage Act de 1917, que ses actes sont passibles de la peine capitale… Mais je suis sûr qu’ils invoqueront le secret industriel, le copyright, le droit à la vie privée – en somme, tout ce qui pourra faire office de poudres aux yeux. Ils imiteront Clinton – plutôt que de défendre leur comportement, ils choisiront d’attaquer les méthodes et les pratiques d’Assange.
Comme le soutenait récemment The Economist, «le secret est un outil indispensable à la sécurité nationale et à la conduite d’une diplomatie efficace.» Mais il est également une «prérogative qui peut être employée pour dissimuler les méfaits de l’État permanent et de ses agents privilégiés».
Assange et WikiLeaks ne sont pas parfaits – mais leurs récentes révélations ont porté un coup sérieux à la prérogative du secret. Certes, ces fuites rendent service aux alliés, aux adversaires et aux ennemis des Etats-Unis; ce qu’on dit moins, c’est qu’en en forçant l’Amérique à répondre de ses actes, WikiLeaks lui a fait le plus beau cadeau de tous. Comme le disait I.F. Stone, «tous les gouvernements mentent – mais lorsque les hauts fonctionnaires d’un pays se mettent à fumer le haschich qu’ils refourguent, le désastre est assuré.»
Traduit par Jean-Clément Nau
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