jeudi 6 janvier 2011

« La rage de la classe moyenne »

Ci-dessous en format PDF, le texte « La rage de la classe moyenne » de Karl-Heinz Lewed, membre du groupe allemand Krisis, au sujet du débat islamophobe lancé en Allemagne par Thilo Sarrazin. Merci beaucoup à Paul Braun pour la traduction de ce texte.  
 
Membre du SPD, Thilo Sarrazin était membre du directoire de la Deutsche Bundesbank (la banque centrale allemande) depuis le 1er mai 2009. Il a quitté ce directoire le 1er octobre 2010, révoqué après le tollé déclenché par la parution de son ouvrage anti-musulmans : « L'Allemagne court à sa perte » (rentrée littéraire 2010 en Allemagne). Thilo Sarrazin qui parlait déjà de « gène juif », a multiplié les attaques racistes contre les immigrés musulmans (7,3 millions d'immigrés légaux en Allemagne), sur le coût des prestations sociales, leur taux de natalité élevé, leur responsabilité dans ce qui serait un « déclin » de l'Allemagne (voir l'article du 30 août 2010 Un responsable de la Banque centrale allemande fait scandale dans le journal Le Monde).
 
Avec la crise du capitalisme de ces dernières années, des verrous ont désormais sauté selon Karl-Heinz Lewed qui interprète l'islamophobie au travers de la critique de la valeur : les processus de personnification de la domination impersonnelle, indirecte et abstraite spécifique aux formes de vie et de socialisation capitalistes (cf. Moishe Postone) sont bel et bien au rendez-vous. Partout en Europe et à l'ombre de la crise, on a ainsi vu refleurir comme le relève Lewed, une interprétation culturaliste de la délinquance. Il suffit de penser pour le cas français à cette argumentation culturaliste dans le livre de Hugues Lagrange, « Le déni de la culture ». On pourrait dénoncer ce racisme sans faire de lien avec une critique de la société capitaliste, comme le font souvent les discours anti-racistes de la gauche ou d'une certaine droite républicaine. On ne peut pourtant pas réduire des phénomènes comme l'antisémitisme moderne, le racisme ou des processus de brutalisation, à des formes pré-modernes d'un autre âge, c'est-à-dire à de simples restes des temps obscurs que les Lumières n'auraient pas encore éclairées de leurs milles feux et autres splendeurs. Il serait douteux aussi de réduire ces phénomènes à un résidu transhistorique invariant au sein de l'humanité, les réduire ainsi à une nature humaine transhistorique, un quasi principe ontologique qui se déploierait comme une loi dans l'histoire. Certes, il y a toujours eu des logiques identitaires et une disqualification de l'Autre comme étant le « barbare » qui pouvait déjà être le Perse pour le Grec du Ve siècle avant J.-C. Pourtant, les formes de vie et de socialisation propres à chaque société configurent et colorent des formes et des logiques distinctes de conflictualité, de rejet de l'autre, de racisme, de brutalisation, d'antisémitisme et de barbarie. Pour la critique de la valeur, à la suite de l'interprétation de l'antisémitisme moderne par Postone, le racisme moderne doit être compris de manière historiquement spécifique et non de manière générale et transhistorique (comme dans les thèses antiracistes générales fleurant toujours bon l'humanisme abstrait des grands principes). C'est-à-dire qu'il doit être compris comme corrélatif (comme l'autre face d'une même médaille) des formes de vie et de socialisation capitalistes, car le racisme moderne, spécifique à une société capitaliste-marchande, à la différence des formes de racisme (ou de rejet de l'autre) de sociétés non-modernes, est structuré complètement par la logique du travail abstrait, de la concurrence, de la compétition, et de la logique d'évacuation des individus superflus pour la machine sociale de l'auto-valorisation. Le rejet de l'Anglais par les Français de la Guerre de Cent Ans, n'aurait rien à voir dans sa logique constitutive avec le type de racisme moderne spécifique aux sociétés capitalistes plongées dans une guerre économique féroce et aux flux migratoires particuliers que la logique de la valeur institue. Et cela se déroule aujourd'hui non pas seulement à une échelle européenne comme au XIXe siècle et dans la première partie du XXe siècle (du temps où par exemple l'Italien ou l'Espagnol en France étaient les boucs émissaires, cf. dernièrement le livre de G.Noiriel sur le massacre d'Aigues-Mortes), mais à l'échelle d'une interdépendance sociale capitaliste mondialisée, c'est-à-dire à l'échelle d'une société marchande mondiale. Le racisme n'est pas ici un résidu d'un autre âge comme on pourrait le penser, il n'est en fait pour Karl-Heinz Lewed que l'autre visage de la modernité capitaliste, où dans le jeu de chaises musicales du travail, de l'argent, et de la survie équipée au sein d'un capitalisme mondialisé, l'homme réduit à un prestataire de travail abstrait, est devenu « réellement » (c'est-à-dire au sein de ses formes de vie et de socialisation capitalistes) un loup pour l'homme. Si le racisme existe encore et non pas la paix perpétuelle de Kant, ce n'est pas parce que la modernité capitaliste n'aurait pas avancée suffisamment vite, mais parce qu'il est comme les traces de boue que celle-ci laisse sur son propre passage. Ainsi pour le groupe Krisis, la critique présente du racisme moderne, si elle se veut véritablement à la hauteur des enjeux et des risques modernes de barbarisation que la logique coercitive et totalitaire de la valeur fait peser désormais sur l'ensemble de l'humanité, elle doit nécessairement se hisser à la hauteur d'une théorie critique négative de la société capitaliste-marchande.  
La rage de la classe moyenne

S’il est vrai que depuis le Krach de la «nouvelle économie», les promesses grandiloquentes de mode de vie postmoderne se sont petit à petit dissipées pour laisser place à des risques toujours plus menaçants, l’effondrement actuel de l’économie mondiale nous confronte à une nouvelle réalité de crise. L’exclusion hors du système des rapports de travail salarié, tant au niveau réel que formel, ne touche plus uniquement les «classes inférieures», mais avance inlassablement vers le «ventre mou» de la classe moyenne. Dans le processus de crise du travail abstrait, la «production séculaire de déchets humains» (Zygmunt Bauman), c’est-à-dire l’exclusion d’humains inutiles au processus de la valorisation, ne s’arrête pas devant la classe moyenne, même si celle-ci aime à se raconter une autre histoire. Il n’est donc pas étonnant qu’un sentiment irrationnel de menace continue à frayer son chemin et domine de plus en plus l’air du temps en proposant des réponses régressives face à l’exclusion sociale.
 Karl-Heinz Lewed

 

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