jeudi 23 décembre 2010

Le génocide juif selon Moishe Postone

 Par Urbain Bizot
 
L'ensemble de l'article consacré par Postone au génocide juif commis par les nazis vise à expliquer celui-ci par la structure même de l'économie ; non pas en tant que traduisant des intérêts économiques, comme le prétend (faussement) le « marxisme », mais au sens où les catégories logiques de la marchandise et du capital sont l'inconscient de notre époque, et les cadres formels dans lesquels tout « se pense ». La Critique du travail marginal [de Jean-Pierre Baudet], publiée sur ce même site, parvenait à des conclusions similaires (§ 9 à 12, et § 28 à 30), à partir d'un phénomène sans nul doute nettement plus insignifiant (mais dans ce domaine, la taille n'est pas un critère, au point qu'on pourrait même être tenté de donner plus d'importance au phénomène le plus restreint, exactement comme Freud l'avait fait dans sa Psychopathologie de la vie quotidienne). La cohésion logique de la marchandise est un phénomène incontestable et universellement reconnu (qui fait par exemple dire à Postone, p. 69, que l'on ne peut abolir l'argent sans abolir de façon solidaire la totalité de la logique marchande, et donc le travail). Mais Postone va plus loin en affirmant à propos du génocide juif que « ni une explication fonctionnaliste du meurtre de masse ni une théorie de l'antisémitisme centrée sur la notion de bouc émissaire ne sauraient fournir d'explication satisfaisante au fait que, pendant les dernières années de la guerre, une importante partie des chemins de fer fut utilisée pour transporter les juifs vers les chambres à gaz et non pour soutenir la logistique de l'armée alors que la Wehrmacht était écrasée par l'Armée rouge. Une fois reconnue la spécificité qualitative de l'anéantissement du judaïsme européen, il devient évident que toutes les tentatives d'explication qui s'appuient sur les notions de capitalisme, de racisme, de bureaucratie, de répression sexuelle ou de personnalité autoritaire demeurent beaucoup trop générales » (p. 83). Or, la démonstration même qu'apporte ensuite Postone donne à penser que le problème ne se situe pas seulement entre le spécifique et le général, mais aussi et surtout dans le fait que ni les intérêts matériels, ni les idéologies manifestes ne régissent la pensée profonde d'une époque, mais que c'est bien plutôt la logique latente des concepts économiques. Postone le formule très clairement : « la critique faite par Marx comprend une dimension épistémologique qui traverse tout Le Capital mais qui n'est explicitée que dans le cadre de son analyse de la marchandise. L'idée que les catégories expriment à la fois des rapports sociaux « réifiés » spécifiques et des formes de pensée diffère essentiellement du principe courant de la tradition marxiste, qui conçoit ces catégories en termes de « base économique » et la pensée en termes de superstructure, dérivée d'intérêts et de besoins des classes » (p. 91). Se référant à Lukàcs, à Adorno et à Sohn-Rethel, Postone rappelle à juste titre que « ce mode d'objectivation des rapports sociaux est leur aliénation. Les rapports sociaux fondamentaux du capitalisme acquièrent une vie quasi objective qui leur est propre [...] Les catégories marxiennes expriment à la fois des rapports sociaux particuliers et des formes de pensée. Le concept de fétiche se réfère à des formes de pensée fondées sur des perceptions qui restent prisonnières des formes phénoménales des rapports sociaux capitalistes » (p. 91), ce qui permet en effet d'établir que :
 
§les juifs en tant que représentants du capital financier (international) ont permis aux allemands de projeter sur eux leur désir d'avoir à s'en prendre à un ennemi extérieur, exterritorialisé, et de ne pas devoir bouleverser leur propre monde et leur propre vie (ni le capital industriel allemand) pour s'extirper de la misère grandissante de la République de Weimar ; l'extermination des juifs sauvait la réputation du capital industriel (national), dans la mesure où « l'organisation du capital industriel paraît alors s'apparenter à celle de la corporation médiévale – l'ensemble social dans lequel il se trouve est saisi comme unité organique supérieure : comme communauté (Gemeinschaft), Volk, race » (p. 96) ;
 
§ les juifs devinrent une sorte de fétiche négatif n'acquérant « une vie quasi objective qui leur est propre » que pour la perdre aussi le plus vite possible ; leur « vie objective » devenant ainsi leur mort réelle ;
 
§ « quand on considère les caractéristiques spécifiques du pouvoir que l'antisémitisme moderne attribue aux juifs – abstraction, insaisissabilité, universalité et mobilité –, on remarque qu'il s'agit là des caractéristiques d'une des dimensions des formes sociales que Marx a analysées : la valeur » (ibidem) ;
 
§l'argent fonctionne comme une sorte d'abcès de fixation pour la logique marchande, la critique de l'argent permettant de sauver la marchandise elle-même, c.a.d. ce qui rend nécessaire l'existence de l'argent (« la tension dialectique entre valeur et valeur d'usage dans la forme-marchandise implique que ce "double caractère" s'extériorise matériellement dans la forme-valeur : en tant qu'argent (forme phénoménale de la valeur) et en tant que marchandise (forme phénoménale de la valeur d'usage). Bien que la marchandise soit une forme sociale qui comporte et la valeur et la valeur d'usage, le résultat de cette extériorisation est que la marchandise apparaît seulement dans sa dimension de valeur d'usage, comme purement matérielle, comme chose. L'argent apparaît donc comme le seul dépôt de la valeur, comme la manifestation de l'abstrait pur au lieu de se présenter comme la forme phénoménale de la dimension-valeur de la marchandise même », p. 92, ou encore : « … l'argent comme racine du mal. La dimension concrète existante lui est donc opposée de manière positive comme ce qui serait "naturel" ou ontologiquement humain et se situerait prétendument en dehors de la société capitaliste », p. 93).
 
La logique marchande exposée par Marx apparaît rigoureusement comme la chaîne signifiante le long de laquelle migre l'investissement libidinal, pour pasticher le terrain sur lequel Freud avait mis à jour les mécanismes d'inversion, de condensation et de déplacement qui permettent au sujet de se situer de façon conforme aux exigences de son désir (déplacement du problème social vers un problème « racial », condensation de la problématique marchande sur l'argent et le capital financier). Comme c'est en réalité la totalité de ce qui est exposé dans la chaîne qui pose problème, on peut constater que la chaîne offre elle-même les faux remèdes, en « redistribuant les cartes », quand le seul vrai remède serait au contraire de les abattre, dans tous les sens du terme. Les solutions offertes par la chaîne logique reviennent toujours à transformer ou à sacrifier une partie d'elle (pour rester dans le pastiche freudien : en organisant un Fort-Da entre marchandise et argent, entre valeur d'usage et valeur, pour toujours esquiver la partie mise en cause). C'est par définition ce qui lui permet de se reconstituer, et de s'adapter pour survivre : elle est un nœud gordien en progrès permanent, qu'il faut trancher.
 
On ne peut que se féliciter, en une époque d'« altermondialisme », de lire des lignes comme celles-ci : « mais le capitalisme se caractérise par des rapports sociaux médiatisés, objectivés dans des formes catégorielles dont l'argent est l'une des expressions et non la cause. En d'autres termes, Proudhon a confondu la forme phénoménale du capitalisme – l'argent en tant qu'objectivation de l'abstrait – avec l'essence du capitalisme » (p. 94). L'ultime refuge du capitalisme apparaît être le « concret » (concept devenu équivalent de « tangible », y compris chez Postone), quelle qu'en soit la forme (les racines, le pays, l'objet, la machine, le travailleur) : « ce qui n'est pas compris, c'est que, dans ce type d' "anticapitalisme" fétichisé, tant le sang que la machine sont vus comme principes concrets opposés à l'abstrait. L'accent positif mis sur la "nature", le sang, le sol, le travail concret, la communauté (Gemeinschaft) s'accorde sans problème avec une glorification de la technologie et du capital industriel » (p. 97). « Or, faire du concret une hypostase, identifier le capital à l'abstrait phénoménal, c'est affirmer une forme d' "anticapitalisme" qui tente de dépasser l'ordre social existant à partir d'un point de vue qui, en fait, lui reste immanent [...] L'abstrait et le concret ne sont pas saisis dans leur unité, comme parties fondatrices d'une antinomie pour laquelle le dépassement effectif de l'abstrait – de la dimension de la valeur – suppose le dépassement pratique et historique de l'opposition elle-même, ainsi que celui de chacun de ses termes » (p. 99).
 
Postone achève son analyse du génocide juif en Allemagne (dont nous n'avons retenu que les quelques traits qui nous intéressaient plus particulièrement, mais qui comprend bien d'autres pistes et aperçus) par un verdict audacieux : « L'usine capitaliste est un lieu où est produite la valeur, production qui, "malheureusement", doit prendre la forme d'une production de biens, de valeurs d'usage. C'est en tant que support nécessaire de l'abstrait que le concret est produit. Les camps d'extermination n'étaient pas la version d'horreur d'une telle usine – il faut y voir au contraire la négation "anticapitaliste", grotesque, aryenne, de celle-ci. Auschwitz était une usine à "détruire la valeur", c'est-à-dire à détruire les personnifications de l'abstrait » (p. 105). Il nous semble utile d'ajouter une nuance à cette interprétation par ailleurs parfaitement cohérente : c'est que cette négation se présentait au moins sous une forme strictement identique avec ce qu'elle niait. Le triomphe du capital était concrètement visible d'emblée dans ce qui affectait d'en être une négation. Ce qui veut dire à la fois que personne de sensé ne pouvait être dupe de ce mensonge, et aussi que la forme industrielle reste en toute circonstance la réalité phénoménale indépassable du capital.
 
Ajout :
 
[...] les traducteurs résument très bien l'une des qualités du livre de Postone en écrivant que « la méthode qu'il élabore ici peut être utilisée pour analyser de manière critique tous les anticapitalismes à tendance personnificatrice (ceux-ci ne contribuent jamais à détruire le capitalisme, ils ne font que participer à sa mutation) » (p. 19). Ceux en effet qui ne veulent à aucun prix prendre parti dans les luttes intestines du capital, au profit comme au détriment de ses sous-ensembles (capital privé / capital bureaucratique ; capital industriel / capital financier ; conglomérat industriel / petite entreprise ; commerce sauvage / commerce « équitable » ; travail hiérarchique / travail autogéré), en ont bien pris note, et ne l'oublieront pas. Le critère est assurément solide.
Depuis le début d'une nouvelle crise du capitalisme mondial depuis l'été 2007 rendant visible la crise profonde de la valeur, c'est-à-dire du travail abstrait, la conscience commune n'a su que dénoncer le vilain capitalisme financier, sa non-régulation et ce que l'on appelle ses « excès » (les traders, les actionnaires, les mégabanques, les paradis fiscaux, et bien sûr le vilain spéculateur, etc.) qu'au nom du capitalisme industriel, supposé sain, stable, responsable et pourvoyeur du sacro-saint travail. La dénonciation indignée (à gauche comme à droite) du méchant  « capitalisme de casino » n'était là que pour sauver l'honneur de la gentille, naturelle et éternelle « économie réelle ». Telle est aussi la croix de l'anticapitalisme fétichisé qui n'a pas fait mieux. Mais pour les dirigeants du monde entier la dénonciation était aussi une aubaine, elle détournait, canalisait et fixait la colère et la rage des peuples, et ils promirent tous et tous les crurent, une " moralisation " impossible du capitalisme (impossible car le problème que pose le capitalisme n'est pas une question de " morale "). Aujourd'hui nos parangons de vertu qui constatent que les dirigeants n'ont finalement pas tenu leur promesse, en appellent toujours naïvement et de manière complètement non pragmatique et irresponsable, à défendre le capitalisme de l'économie réelle contre le turbo-capitalisme des salles de marché. Ainsi depuis maintenant 4 ans de crise visible, les défenseurs comme les supposés opposants à la forme sociale de vie dans laquelle nous sommes comme pris au piège, opposent le concret (le travail, les emplois, l'industrie, l'économie dite réelle, les PME et PMI...) à l'abstrait (le capital fictif, les hedges funds, le capitalisme financier, les méchants actionnaires, etc.). En fait, les problèmes du capitalisme sont toujours ramenés au comportement de quelques-uns. Il n'est jamais question de mettre la lumière de la critique sur les structures sociales profondes perverses et fétichistes constituant des médiations sociales historiquement spécifiques à la seule formation sociale capitaliste, il s'agit toujours dans ce genre de doxa dominante à gauche comme à droite de dénoncer un simple degré d'immoralité (l'avidité, l'égoïsme, etc.) ou de " démesure " (désir de puissance, etc.) au sein de toujours les mêmes structures sociales profondes  que l'on naturalise toujours plus comme le seul horizon social possible. Cet inconscient social fétichisé opposant le concret à l'abstrait, qui se remet en selle à chaque crise toujours plus durable du capitalisme, doit être désormais expliqué tellement il est une constante pour la forme sujet au sein du capitalisme.
 
En fonction d'une " théorie du noyau du capitalisme " (Moishe Postone) on peut ainsi faire un parallèle entre la séquence de la crise du capitalisme de ces années 2000 et la crise du capitalisme des années 1930. En observant justement les invariants que l'on retrouve durant ces deux époques. Les structures profondes de la formation sociale capitaliste produisent toujours un inconscient social particulier qui pousse toujours à dénoncer l'abstrait au nom du concret, et le génocide juif avec la forme historiquement spécifique d'antisémitisme moderne (à distinguer de l'antisémitisme traditionnel sur plusieurs points) ne sont que le point d'aboutissement le plus horrible des catégories logiques de la marchandise et du capitaliste qui sont de véritables formes sociales au sein desquelles se meuvent les interactions individuelles. C'est dans ce cadre d'interprétation que Moishe Postone, historien et théoricien américain publia son article Antisémistisme et national-socialisme. Urbain Bizot du groupe des Amis de Némésis, revient ci-dessous sur cette interprétation profonde, et historiquement spécifique, du génocide juif, une compréhension du génocide qui ne saurait se contenter des explications habituelles fournies trop souvent par les historiens (explication en terme unilatéralement de bouc-émissaire, de logiques intentionnalistes - idéologiques - ou fonctionnalistes, etc.). Une théorie de la médiation sociale spécifique à la forme de vie capitaliste, ne peut qu'amener à repenser le génocide juif de manière historiquement spécifique à la société dans laquelle il a été mis en œuvre.
 

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