mardi 7 décembre 2010

La domination du travail abstrait

(Texte publié dans la revue trimestrielle Critiques de l’économie politique, nouvelle série n° 1, « Travail et force de travail », pp. 19-49, octobre-décembre 1977, éd. François Maspero.)           
Le travail est-il une réalité si simple ? A première vue, il semble qu'on soit en présence d'un donné anthropologique irréductible. Les hommes ne doivent-ils pas travailler pour subsister ou pour améliorer leurs conditions de vie ?
Ces évidences, toutefois, s'effritent assez vite sous les doigts lorsqu'on s'interroge sur les modalités et les finalités possibles de l'activité humaine. Il y a des sociétés qui n'ont jamais cherché à majorer leur consommation, et donc leur production. Il y a des sociétés qui attribuaient plus d'importance à des activités religieuses ou rituelles et à différentes formes de festivités qu'à la production matérielle proprement dite. Il n'est même pas certain que la production, au sens où nous l'entendons, ait toujours été une réalité palpable, distincte des autres manifestations de la vie sociale dans un nombre très important de sociétés précapitalistes. Le travail n'est donc pas une réalité aussi naturelle qu'on veut bien le dire. Il n'a aujourd'hui une telle importance et un caractère aussi universel qu'en fonction de l'importance et de l'universalité de la production (d'une production sans cesse élargie de biens matériels et de services).
Mais cette importance de la production — la production pour la production — est elle-même difficile à saisir. Son autonomisation par rapport aux autres activités sociales ne s'explique pas simplement par référence aux contraintes de la production et de la reproduction de la vie. La croissance démographique de l'humanité n'explique, à tout prendre, des phénomènes comme la production de masse que dans des théories particulièrement mécaniques et déterministes. Avant d'avancer de telles hypothèses, ne faut-il pas se demander pourquoi la population augmente au lieu de stagner ? Et pourquoi l'élargissement de la main-d'œuvre disponible est en soi considéré comme souhaitable, pour ne pas dire indispensable ? La réponse qui vient le plus immédiatement à l'esprit est que la société privilégie la production de richesses en tant que moyen d'augmenter les satisfactions de ses membres et leur sentiment de contrôler leur environnement. Mais les notions de satisfaction et de maîtrise sont elles-mêmes ambiguës. De quelle satisfaction pour quels individus est-il question ? De quelle maîtrise sur l'environnement naturel et social s'agit-il ? On ne peut commencer à comprendre tous ces problèmes que si l'on part du fait primordial que la production dans la société d'aujourd'hui n'a pas pour but la consommation immédiate, mais l'accumulation de valeurs qui permettent de différer et de diversifier les jouissances qu'on peut attendre des produits matériels et des services. La production concrète est en quelque sorte le vecteur d'une production abstraite de satisfactions futures et universelles. La cristallisation de la valeur d'échange dans la monnaie donne la possibilité de disjoindre production et consommation dans le temps et dans l'espace, et cela sur une très grande échelle. Dans la société capitaliste moderne, on ne produit pas dans le but d'augmenter au maximum les valeurs d'usage disponibles, on produit le plus possible de valeurs d'usage afin de réaliser le maximum de valeurs sur le marché.
Jean-Marie Vincent
Ce texte du philosophe Jean-Marie Vincent a été publié dans la revue trimestrielle Critiques de l’économie politique, nouvelle série n° 1, « Travail et force de travail », pp. 19-49, octobre-décembre 1977, éd. François Maspero. Scannérisation inédite par le site Arbeit Macht Nicht Frei

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