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Mais tout travail au sens moderne est aussi intrinsèquement capitaliste car tout travail possède un second caractère social historiquement spécifique à la seule formation capitaliste. Phénomène sur lequel jamais ne se penche la critique traditionnelle du capitalisme et moins encore l'actuelle critique luddite (anti-industrielle) encore partiellement pertinente. Car ce même travail, quelque soient son but, sa spécificité qualitative, la spécificité des matières premières qu’il utilise et des produits qu’il crée, a aussi une deuxième face en tant que deuxième caractère social de ce même travail. Il a un autre caractère social en tant que médiation sociale (travail abstrait) historiquement spécifique à la seule société marchande-capitaliste, médiation sociale générale fondée dans les structures sociales profondes de la société capitaliste, et qui réflexivement par une relation mutuellement constituante entre la pratique et la structure profonde, constituent aussi une forme historiquement spécifique de richesse sociale (la valeur) sous la forme invisible et non empirique d'une médiation sociale fondée sur le temps de travail abstrait (structures de rapports sociaux où le travail abstrait s'objective, qui seront dynamiques et contradictoires et que l'on saisira par la catégorie de capital). Structurant la société car médiatisant les rapports sociaux, le travail est ici entendu comme l'activité qui est automédiatisante, c'est à dire que le travail existe pour le travail lui-même et non plus pour un but extérieur comme la satisfaction d'un besoin par exemple. « Le travail est le moyen pour une fin donnée par les structures aliénées constituées par le travail (abstrait) lui-même » (Postone, TTDS, p. 477). Les deux faces de tout travail sont en relation, ce qui fait que la signification de la face concrète du travail se transforme quand on la considère à partir de sa face abstraite. Le procès de travail (face concrète) n’est que l’ombre, le support, un mal nécessaire du procès de valorisation (face abstraite), en termes du procès de valorisation le travail est source de valeur. Le but du procès de production (dans sa double nature, à la fois procès de travail et procès de valorisation) n'est pas la satisfaction des besoins, mais la dépense de ce temps de travail abstrait constituant dans la structure de cette société ci, une forme de richesse sociale distincte de la richesse matérielle, la valeur. Et plus encore la valeur qui s'autovalorise : la médiation sociale qu'est le capital (catégorie que l'on ne peut réduire qu'à une simple forme de surplus social). Le travail est ainsi considéré comme l’objet véritable de la production, l'objet sacré autour duquel l'ensemble de la société s'organise, se produit et se reproduit, il faut le dépenser de manière boulimique, compulsive, c’est le caractère tautologique de la production marchande-capitaliste. La critique historique anarchiste en ce sens, en restant dans l'opposition non-hétéronome au capitalisme, entre travail et capital (schéma de la lutte des classes dans laquelle même Cornélius Castoriadis restera prisonnier), cherchera non pas à critiquer le travail comme intrinsèquement capitaliste, et donc à dépasser comme forme de structuration d'une société donnée, mais à l'affirmer positivement contre le capital. L'anarchisme (sauf dans quelques micro-courants, y compris actuels je pense à Non Fides) a toujours été un défenseur de la naturalisation du travail en tant que tel.
Pour illustrer cette réflexion jusqu'ici très théorique, rien de mieux que de prendre un exemple historique concret. « Les souvenirs de la guerre d'Espagne » d'Antoine Gimenez ont été publiés il y a quelques années par le collectif des Giménologues qui établit (et établit encore) un impressionnant travail de recherche historique constitué de notes biographiques passionnantes (le livre est épuisé mais il est intégralement consultable ici sur le site des éditions l'Insomniaque). Les souvenirs d'Antoine qui s'est battu au sein de la colonne Durruti sur le front d'Aragon entre 1936 et 1938 sont un exceptionnel témoignage de ce qui fut la plus belle tentative de subversion de la formation sociale capitaliste. Ci-dessous l'extrait de la postface écrit par les Giménologues qui tirent des « enseignements » sur la tentative révolutionnaire des anarchistes espagnols dans les collectivités agricoles d'Aragon et les entreprises autogérées à Barcelone (cf. le film de Ken Loach, « Land and Freedom » certainement le film le plus connu sur ce sujet). Car la révolution espagnole n'a pas été pour les anarchistes la seule lutte contre la barbarie fasciste franquiste, elle fut aussi l'expérimentation sociale de la subversion concrète du fonctionnement de la machine sociale capitaliste. Ce qui est donc intéressant dans cette postface c'est la leçon qu'ils en tirent pour nous aujourd'hui : qu'est-ce qui a été tenté tenté comme expérimentations dans ces mois révolutionnaires (jusqu'à l'été 1937 où la révolution est baignée dans le sang) et pourquoi les anarchistes ont échoué à subvertir la forme sociale de la vie capitaliste dans ces expériences ? Car on ne peut seulement répéter cette insupportable vérité qui est de dire que la révolution a été écrasée dans le sang par le fascisme. Avec ce sentiment de fraternité, il faut aussi revenir sur la théorie anarchiste qui a été appliquée en Aragon et à Barcelone dans les villages agricoles et les usines et voir ses limites afin dans garder des enseignements pour dépasser aujourd'hui la machine sociale capitaliste. Inspiré par le texte d'Anselm Jappe Quelques bonnes raisons pour se libérer du travail et plus largement par la critique de la valeur (wertkritik), théorie de la centralité du travail dans la seule société capitaliste, les Giménologues abordent ce qu'il en est du dépassement du travail dans la tentative révolutionnaire anarchiste. Et aujourd'hui comme hier, trop de courants anarchistes en restent toujours à dénoncer unilatéralement l'exploitation du surtravail/survaleur et les conditions du travail (le salariat étant surtout dénoncé pour être un rapport juridique de subordination, cf. l'autogestion libertaire), mais le travail en tant que tel est toujours ininterrogé, ce qui constitue encore l'angle mort de l'ensemble du mouvement salarié et de nos subjectivités rebelles qui se refusent à être emmurées. Cet extrait est alors des plus lucides pour les anarchistes d'aujourd'hui et plus largement pour ceux qui veulent une sortie de la forme de la vie présente, en cherchant à dépasser le travail.
Extrait de la postface du livre Les Fils de la nuit (Souvenirs de la Guerre d'Espagne) d'Antoine Gimenez & Les Giménologues, postface intitulée " RÉVOLUTION OU RÉFORME ? ", pp. 73-76 (517-520), consultable en PDF sur le site des éditions L'insomniaque.
Note : [1] Parce que la critique traditionnelle du capitalisme (y compris anarchiste) pensait que le rapport d’exploitation déterminait en dernière instance la structure profonde de ce qu'est le capitalisme, on a généralement compris le rapport de la classe capitaliste et de la classe ouvrière comme se trouvant au cœur de l’analyse du Marx de la maturité. Or Marx dans la logique de son argumentation décrivant l'existence du caractère spécifique d'une médiation sociale sous le capitalisme constituée par des formes sociales aliénées, on ne peut concevoir plus longtemps le rapport d'exploitation, c'est-à-dire les rapports de classe, comme le rapport social essentiel du capitalisme et plus encore comme rapport déterminant une force motrice du changement historique. Car ce rapport d'exploitation (rapport entre classes) est en réalité enraciné de diverses façons sur les profondeurs de la forme quasi objective de médiation sociale caractéristique du capitalisme qui le supporte. L'antagonisme social spécifique à la société capitaliste, est constitué socialement par la médiation sociale (cf. Postone, TTDS, chapitre « Classes et dynamique du capitalisme », p.461-476) .
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