Mulecte est une contrée où, d’après ce qu’on dit, demeurait anciennement certain très méchant prince qu’on appelait le Vieux de la Montagne (1). En quel pays demeuraient des hérétiques selon la loi sarrazine. Car ce nom de Mulecte veut dire « un endroit où demeurent des hérétiques » dans la langue des Sarrazins. De par l’endroit sont appelés les hommes Mulehetici (2), c’est-à-dire hérétiques de leur loi, comme les Patarini (3) parmi les Chrétiens. Et maintenant, vous conterai toute son affaire, selon que je, Messire Marco Polo, ai ouï conter à plusieurs hommes.
Le Vieux était appelé en leur langage Alaodin (4), et, avec tout le peuple qu’il commandait, était un fidèle de la loi de Mahomet. Si rêvait-il d’une méchanceté inouïe, assavoir comment il tournerait ses hommes en audacieux meurtriers ou spadassins, par le courage desquels il pouvait tuer qui il voudrait et être craint de tous.
Il habitait une très noble vallée entre deux très hautes montagnes ; il y avait fait faire le plus vaste et superbe jardin qui jamais fut vu. Il y avait abondance de toutes les bonnes plantes, fleurs et fruits du monde, et des arbres qu’il a pu trouver. Il fit faire les plus belles maisons et les plus beaux palais qui oncques fussent vus, car ils étaient tout dorés et décorés de toutes les belles choses du monde, et les tentures étaient toutes de soie. Il leur avait fait faire maintes charmantes fontaines, répondant aux diverses façades des palais, et toutes avaient dedans de petites conduites, où courait, en l’une vin, en d’autres lait, en d’autres miel et en d’autres l’eau la plus claire. Là habitaient les dames et damoiselles les plus belles du monde, lesquelles savaient très bien sonner de tous les instruments, chanter mélodieusement, danser autour de ces fontaines mieux que toutes autres femmes, et par-dessus tout, bien instruites à faire aux hommes toutes caresses et privautés imaginables. Leur rôle était d’offrir tous délices et plaisirs aux jeunes hommes qu’on mettait là. Il y avait multitude de nippes, literie et victuailles, et de toutes choses désirables. De nulle vilaine chose ne devait être parlé, et point n’était permis de passer le temps autrement qu’à jeux, amours et ébats. Ainsi ces damoiselles magnifiquement parées de soie et d’or allaient s’ébattant à toute heure dans les jardins et les palais ; car les femmes qui les servaient demeuraient enfermées et oncques n’étaient vues en plein air.
Le Vieux donnait à entendre à ses hommes que ce jardin était le Paradis ; il l’avait fait en telle manière qu’en son temps Mahomet fit entendre aux Sarrazins qu’iraient en Paradis ceux qui feraient sa volonté ; ils y trouveraient tous les délices et plaisirs du monde, autant de belles femmes qu’ils souhaiteraient pour leurs ébattements, et ces beaux jardins pleins de rivières de vin, de lait, de miel et d’eau, courant séparément à pleins bords. C’est pourquoi les Sarrazins de ce pays croyaient fermement que ce jardin fut le Paradis. Quant au Vieux, il voulait leur donner à entendre qu’il était un prophète et pouvait faire entrer qui il voulait au Paradis. Et en ce jardin n’entrait nul homme, fors seulement ceux de méchante vie dont il voulait faire ses satellites et assassins.
Au seuil de la vallée, et à l’entrée de ce jardin, il avait un château si fort et imprenable, qu’il n’avait peur de personne au monde ; on y pouvait entrer par un chemin secret ; et il était très diligemment gardé ; par d’autres endroits point n’était possible d’entrer dans le jardin, mais seulement par là. Le Vieux tenait près de lui, en sa cour, tous les fils des habitants de ces montagnes, entre douze ans et vingt, ceux du moins qui semblaient vouloir être hommes d’armes, et être preux et braves, et qui bien savaient par ouï-dire, selon Mahomet leur bien malencontreux prophète, que le Paradis était bâti de telle manière que je vous ai conté ; ils le croyaient en Sarrazins.
Et que vous en dirai-je ? Quelques fois le Vieux, quand il souhaitait supprimer un seigneur qui faisait guerre ou qui était son ennemi, il faisait mettre quelques-uns de ces jeunes gens dans ce Paradis, par quatre, ou dix, ou vingt ensemble, juste comme il voulait. Car il leur faisait donner breuvage à boire, par l’effet de quoi ils tombaient endormis aussitôt. Ils dormaient alors trois jours et trois nuits, et pendant leur sommeil, il les faisait prendre et porter en ce jardin ; c’était là, s’éveillant, qu’ils s’apercevaient qu’ils étaient.
Quand les jeunes gens, étant éveillés, se trouvent dans un si merveilleux endroit, et voient toutes ces choses que je vous ai dites, faites tout juste comme le dit la loi de Mahomet, et les dames et les damoiselles toujours à l’entour de chacun, tout le jour chantant, folâtrant et leur faisant toutes les caresses et grâces qu’ils peuvent imaginer, leur servant le manger et les vins les plus délicats, ravis en extase par tant de plaisirs et par les ruisseaux de lait et de vin, ils se croient vraiment en Paradis. Et les dames et damoiselles demeurent tout le jour avec eux, jouant, chantant et menant grande réjouissance, et ils font avec elles... à leur volonté ; si bien que ces jeunes gens ont là tout ce qu’ils veulent, et que jamais ne voudraient d’eux-mêmes en repartir. Le Vieux tient sa cour très belle et très grande et vit très noblement ; il fait croire à tous ces simples gens des montagnes qui vivent autour de lui qu’il est vraiment un grand prophète ; et ainsi croient-ils vraiment. Ce Vieux avait envoyé de ces jeunes gens prêcher en maintes places, à l’occasion de quoi bien des gens s’étaient convertis à sa loi.
Au bout de quatre à cinq jours, quand le Vieux veut en envoyer un en quelque lieu pour occire un homme, alors il fait derechef donner le breuvage à autant de jeunes gens qu’il veut ; et quand ils sont endormis, il les fait prendre et porter dans son palais, qui est en dehors du jardin. Et quand ces jeunes gens sont réveillés et se retrouvent hors de leur jardin, dans ce castel du Palais, ils en sont fort grandement émerveillés et n’en sont pas contents, car du Paradis d’où ils venaient, par leur volonté ils n’en fussent jamais partis. Ils vont alors devant le Vieux ; quand ils y sont, ils se comportent très humblement et s’agenouillent en gens qui le croient un grand prophète. Alors le Vieux leur demande d’où ils viennent, et ceux-ci disent, dans leur simplicité, qu’ils arrivent du Paradis. Ils disent en présence de tous que c’est en vérité le Paradis comme Mahomet l’a dit à leurs ancêtres ; lors contant tout ce qu’ils y ont vu, et comme ils ont grand désir d’y retourner. Les autres, qui oient cela sans y avoir rien vu, s’en émerveillent extrêmement et ont grand désir d’aller au Paradis, et plus d’un souhaite mourir pour y pouvoir aller, et attend ce jour avec impatience. Mais le Vieux leur répond : « Fils, c’est par le commandement de notre prophète Mahomet, car il fera entrer en Paradis celui qui aura défendu les serviteurs de la foi ; si vous m’êtes bien obéissants, vous obtiendrez cette faveur. » Et par ce moyen, il a tant inspiré à son peuple le désir de mourir pour aller en Paradis, que celui à qui le Vieux ordonne d’aller mourir en son nom, il se juge bien heureux, ayant la certitude d’aller en Paradis.
Et quand le Vieux veut faire occire un grand sire, il met à l’épreuve parmi ses Assassins ceux qui semblent les meilleurs. Il envoie dans les environs, mais à distance non trop grande, plusieurs des jeunes hommes qui ont été en Paradis et leur commande d’occire tel homme qu’il leur décrit. Ils y vont sur-le-champ et font le commandement de leur seigneur. Ceux qui en réchappent, ils retournent à la cour ; certains sont pris et massacrés après avoir occis leur homme. Mais celui qui est pris, il ne souhaite que mourir, pensant qu’il va bientôt rentrer en Paradis. Quand ceux qui se sont échappés sont retournés à leur seigneur, ils lui disent qu’ils ont bien achevé la besogne. Le Vieux leur fait grande joie et grande fête. D’ailleurs, il savait bien qui avait montré le courage le plus ardent, car il avait mandé secrètement des émissaires derrière chacun de ceux qui partaient, pour pouvoir savoir qui était le plus hardi et le meilleur pour occire son homme. De la sorte, nul homme n’échappait à la mort lorsque le Vieux de la Montagne la voulait. S’il arrivait que les premiers envoyés fussent occis avant d’avoir exécuté le commandement du Vieux, il en mandait d’autres et ainsi de suite jusqu’à ce que son ennemi fût tué. En outre, je vous dis très véritablement que plusieurs rois et barons lui faisaient des présents et étaient en bons termes avec lui de peur qu’il ne les fît occire (5).
Ainsi, je vous ai dit l’affaire du Vieux de la Montagne et de ses Assassins. Et vous conterai maintenant comment il fut détruit, et par qui. Et encore veux aussi vous dire de lui une autre chose, que j’avais laissée : je vous dis que ce Vieux avait choisi deux autres Vieux, qui lui étaient soumis, et observaient en tout ses manières et coutumes. L’un d’eux il envoie dans les régions de Domas et l’autre en Curdistan ; et pour puissant que fût un homme, s’il était ennemi dudit Vieux, point ne pouvait échapper à la mort. Mais laissons cela et venons-en à sa destruction.
Vrai est qu’environ l’an 1262 après la naissance du Christ, lorsque Ulau [Hulagu Khan], frère du Grand Kaan, soumit à ses lois tout l’Orient, ledit Ulau, cinquième sire de tous les Tartares du Levant, sachant les mauvaises actions que ce Vieux faisait, et ses coutumes, et aussi que le Vieux faisait dépouiller ceux qui suivaient la route, se dit en lui-même qu’il le ferait détruire. Adonc il prend de ses barons et les envoie au jardin et castel du Vieux avec grandes troupes ; ils assiègent le château bien trois ans avant que ne puissent le prendre, car il était si fort qu’on ne le pouvait emporter d’assaut. Et ne l’eussent même jamais pris tant qu’ils auraient eu de quoi manger, mais au bout de trois ans, ils n’eurent plus rien à manger. Alors, faute de vivre, ils furent pris, et fut occis le Vieux de la Montagne, qui avait nom Alaodin, avec tous ses hommes et tous ses Assassins ; toute la place fut détruite et laissée pour désert par les gens d’Ulau, sire de tous les Tartares du Levant, et il fit raser le château (6). Telle fut la fin de ce Vieux maudit, et depuis ce Vieux jus que à nos jours, il n’y a ni Vieux ni Assassins ; avec lui se finit toute la domination et les maux que les Vieux de la Montagne avaient faits anciennement.
(1) Le centre de la secte ismaélite, fondée en 1090 par Hassan Sabbah, se trouvait au château d’Alamut, au nord de Qazvin, en Iran, qui est le lieu décrit par Marco Polo. Les Occidentaux ont surtout connu, au cours des croisades, la branche syrienne de la secte, commandée par un représentant du grand-maître d’Alamut, qui portait le titre de Cheikh el Djebel, littéralement traduit comme le Vieux de la Montagne.
(2) De mulahida pluriel du mulhed (hérétique)
(3) Les patarini étaient des hérétiques habitant au 11ème siècle la Contrada dei Patarri, un quartier de Milan.
(4) Alaeddin, l’avant-dernier grand-maître ismaélite (1120-1255).
(5) Les renseignements fournis par d’Ohsson dans son Histoire des Mongols (tome 3) montrent déjà que l’initiation des adeptes de la secte était beaucoup moins superficielle que celle décrite par Marco Polo.
(6) La conquête des places fortes ismaélites par Hulagu date de 1256 et leur dernier grand-maître à cette date était Rukneddin, fils de l’Alaeddin cité plus haut.
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