vendredi 17 septembre 2010

Taxe Tobin et nationalisme keynésien : une mixture indigeste.

Par définition, les prix Nobel d’économie ne peuvent avoir aucune pensée émancipatrice. L’idiot spécialisé James Tobin qui a été nobélisé en 1981 ne fait pas exception. Sa proposition est particulièrement inepte et ne parvient pas à se traduire dans les faits bien qu’elle circule depuis un certain temps. Cette proposition vise à domestiquer, dans le sens du bon vieux capitalisme industriel à la protestante, la superstructure financière qui s’est détachée de l’économie réelle, en taxant d’un pour cent – rien que ça ! – la spéculation sur les monnaies afin de ramener le beau capital-argent vers l’investissement créateur de postes de travail dans les moulins fordistes qui, désormais, tournent à vide – de sorte que l’ilote de l’économie de marché puisse continuer à gagner sa bière à la sueur de son front.
Les conceptologues préposés à la création de “travail” ne spéculent jamais que sur la bassesse de l’esclave salarié, au lieu de saisir l’occasion qu’offre la crise de la “société de travail” pour porter un coup libérateur au moins verbal en dénonçant comme une coercition absurde l’éternelle ergothérapie au service de la fin en soi capitaliste (1). Ce ne sont pas des postes de travail qu’il nous faut, mais une utilisation radicalement différente des forces productives, une utilisation qui échappe à la rationalité de l’économie d’entreprise : depuis longtemps, les forces productives pourraient rendre possibles une grande quantité de temps libre et une vie décente pour tous.
Indépendamment de son but misérable, cette vilaine petite construction technico-financière se révèle totalement insoutenable, même sur le plan objectif. Comme toutes les élucubrations d’épicier qui portent sur le sujet, la proposition Tobin confond systématiquement la cause et l’effet. On fait comme si la rareté des investissements dans l’économie réelle et le chômage de masse étaient les produits du capitalisme de casino, du capitalisme de spéculation. En réalité, le rapport est complètement inversé : c’est parce que l’accroissement de productivité dû à la troisième révolution industrielle (la micro-informatique) à partir des années 80 a dépassé l’expansion des marchés et a rendu non rentables les investissements dans l’économie réelle créateurs de postes de travail, que le capital-argent afflue vers les marchés financiers et engendre des bulles spéculatives toujours plus importantes.
Le problème se révèle donc être la limite interne du capital “productif” même, qui, dans son mouvement aveugle, médiatisé par la concurrence, a rationalisé le “travail” à grande échelle et se montre ainsi dans toute son absurdité. La fièvre spéculative ne fait que rendre manifeste cette contradiction interne du mode de production existant, tout comme la fièvre du corps ne fait que signaler la maladie sans en indiquer la cause.
En tant que mesure sectorielle, la taxation financière n’attirerait pas le capital-argent vers l’investissement dans l’économie réelle, elle n’aboutirait qu’à une transformation à l’intérieur même de la spéculation. Quant à une action concertée et plus large visant à l’arrêt administratif de la spéculation, elle provoquerait en un clin d’oeil l’effondrement du “capital fictif” – effondrement de toute façon programmé. Même les doux rêveurs tendance réalisme (2) qui soutiennent le projeticule Tobin s’apercevraient alors que toute leur construction ne s’appuie pas sur de solides écus, mais sur une énorme bulle de savon.
La taxe Tobin ignore également tout du rapport précaire existant entre les centres capitalistes et la périphérie dans le contexte de la suraccumulation structurelle mondiale. L’Europe de l’Est, l’Amérique latine, l’Asie et l’Afrique sont depuis longtemps dépendantes de l’afflux permanent du capital-argent extérieur pour pouvoir seulement continuer à simuler leur participation au marché mondial. La pression spéculative sur les taux de change des pays de la périphérie n’est, elle aussi, que l’effet et non la cause de cette situation de toute façon intenable à la longue.
La taxation de la spéculation financière mettrait seulement hors d’usage le mécanisme de régulation des taux de change et bloquerait ainsi l’afflux du capital-argent. C’est manifestement le but recherché quand les apologistes de la taxe Tobin vantent la possibilité alors redonnée aux États d’abaisser ” indépendamment les uns des autres ” les taux d’intérêt afin de relancer l’économie. Naturellement, cela ne s’appliquerait qu’aux exportateurs de capital net (3): on suggérera donc aux ” créditeurs allemands ” de bien vouloir rester au pays et d’investir leur capital-argent de manière honnêtement patriotique.
Certes, ce dernier cri du social-nationalisme keynésien reste à bon droit sans écho, car ce n’est pas l’humanisme qui guide les fonds d’investissement vers les pays lointains, ce n’est rien d’autre que la poussée à la valorisation de l’argent qui ne trouve plus à se réinvestir sur place de façon rentable. La taxe Tobin ne sera jamais mise en place parce que les acteurs du marché financier et les banques centrales savent pertinemment qu’une intervention aussi naïve ne ferait qu’accélérer grandement l’inéluctable crise financière mondiale. Mais cela fournira le prétexte aux défenseurs de la taxe de crier – en compagnie du super-parrain malaisien Mahathir (4) – au complot fomenté par les spéculateurs et les juifs.
 
En réalité, ce réformisme particulièrement mal ficelé du type “De l’argent, il y en a !” et qui s’appuie sur une mathématique d’école primaire a une signification purement idéologique et il conduira à un résultat fort différent du résultat escompté : porter la conscience sociale à une compréhension irrationnelle de la crise et livrer des boucs émissaires au parti philistin local, ensauvagé et interclassiste du “travail”.
Traduction Luc.Mercier.
 
Notes :
 
(1) Le capitalisme est une fin en soi, il est production pour la production, auto-valorisation de la valeur. Sous le capitalisme, la production est en effet totalement déconnectée des besoins : le travail sert de vecteur à la valorisation, et les produits sont des supports de valeur avant d’être des biens d’usage. Cf. par exemple “Subordination réelle du travail au capital”, in ” Matériaux pour l’”Économie” “, OEuvres économiques II, Marx, Pléiade (ndt).
(2) Lohoff parle de Realo-Traumtänzer comme on parle de Realo-Grünen, les Verts réalistes (ndt).
(3) Les pays qui exportent plus de capital qu’ils n’en importent.
(4) Ancien Premier ministre de Malaisie (ndt).
Post-scriptum 2003 par Luc Mercier (co-traducteur du livre de Postone).
Le texte qui suit date du printemps 1999, d’une époque donc où la spéculation boursière de la dite new economy approchait de son apogée. Le krach boursier qui a commencé un an plus tard est venu renforcer la critique du concept de la taxe Tobin, qui s’exprime dans ces lignes. Ceux qui pensent que, par le biais d’un contrôle des marchés financiers, on pourrait retransformer le ” capitalisme de casino ” en un capitalisme réglementé de façon quasi keynésienne n’ont pas compris le caractère structurel et les causes profondes du processus de crise auquel on assiste actuellement au niveau mondial. Les marchés financiers et leurs bulles spéculatives ne sont pas la cause de la crise. Au contraire, crédit et spéculation (le ” capital fictif ” chez Marx) ne servent qu’à ajourner provisoirement celle-ci. C’est pourquoi le crash de la new economy a été suivi par une récession mondiale. Et c’est aussi pourquoi les gouvernements ne prélèvent plus (comme au cours des années 90) de l’argent sur les marchés financiers, mais qu’à l’inverse ils injectent des liquidités au moyen de taux d’intérêts peu élevés dans l’économie mondiale afin de la faire redémarrer. Il n’y a guère de chances que cette opération réussisse, fût-ce à moyen terme. Le processus de crise ira au contraire en se renforçant irrémédiablement et en accélérant ainsi la précarisation générale. Il est temps de dire adieu aux illusions politiques, telles que la taxe Tobin, et de comprendre que, premièrement, le capitalisme touche à ses limites absolues et que, deuxièmement, la question de son nécessaire dépassement doit être posée d’une façon entièrement nouvelle.
Post-scriptum 2010 : Dix ans plus tard, la critique de la taxe Tobin dans ce texte reste toujours pertinente. Par contre la mouvance de la critique de la valeur est très divisée sur le rôle que fait jouer Ernst Lohoff aux forces productives au détour d'une phrase de son texte (je ne sais pas si aujourd'hui sa position a évolué après la publication récente en Allemagne du livre de Moishe Postone qui critique complètement cette idée très marxiste traditionnelle qui fait des forces productives industrielles le dépassement du capitalisme). Il est certain que cette position pour plusieurs amis de la critique de la valeur reste encore dans le vieux schéma sur l'existence d'une contradiction fondamentale entre les forces productives (naturalisées et comprises comme base transhistorique) et les rapports sociaux capitalistes réduits simplement au marché et à la propriété privée, c'est-à-dire réduits au mode de distribution de l'éternelle essence de toute société humaine que serait le sacro-saint travail (et sa forme dérivée, le mode industriel de production). Il reste là dans ce texte de Lohoff, l'idée que finalement le capitalisme nous a bien servi, et qu'il faut le dépasser en se réappropriant en partie son résultat. Et c'est là encore un peu la position actuelle du groupe Krisis. Cette position complètement inaboutie n'était pas absente du Manifeste contre le travail, ce qui forme son évidente limite pour plusieurs amis de la critique de la valeur, comme Anselm Jappe, etc. Il ne suffit pas d'un adieu à la mythologie du prolétariat comme principe hétérogène au capitalisme, mais également d'un adieu au mode de production industriel qui est bel et bien la " matérialisation adéquate du procès de valorisation " (Postone, p 502)Je cite ici Postone mais seulement pour renvoyer plus amplement à son livre : «  Bref, selon Marx, la grande industrie n'est pas un procès technique qui est utilisé aux fins de la domination de classe et qui s'oppose de plus en plus à cette forme de domination ; la grande industrie, telle qu'elle s'est constituée historiquement, est bien plutôt l'expression matérialisée d'une forme abstraite de domination sociale : la forme objectivée de la domination des hommes par leur propre travail. La production industrielle à grande échelle est intrinsèquement capitaliste - le " monde de production spécifiquement capitaliste, la machinerie, etc., devient le maître véritable du travail vivant " (Marx, Un chapitre inédit du Capital, p. 129) » (Postone, TTDS, p. 510). Le travail comme activité socialement auto-médiatisante historiquement spécifique à la seule formation sociale capitaliste, médiatise ces formes de rapport social historiquement spécifique que sont la marchandise, le travail abstrait et la valeur (Postone, p. 342). La théorie de la synthèse sociale par le travail ne peut qu'aboutir qu'à une critique négatrices des " forces productives " comme de leur prétendue naturalité. La critique de la valeur est donc aussi un adieu au travail concret, à la valeur d'usage, et à leur forme développée le mode industriel de production, qui ne sont que des formes sociales modernes que l'on rétroprojette abusivement sur les formations sociales précapitalistes. La critique de la valeur ne peut aller que de pair avec une critique anti-industrielle (même si ce qui existe notamment en France sous ce nom, est caricatural et théoriquement très peu abouti), car le mode de production industriel est intrinsèquement la matérialisation du sujet automate qu'est la valorisation de la valeur (capital) et de sa forme de domination indirecte, impersonnelle et abstraite.
  
 
 

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