samedi 18 septembre 2010

Entretien avec Cajo Brendel sur le communisme de conseils

« Garde-toi de tout mythe ! »               
Cajo Brendel (1915-2007) a été membre du Groupe des communistes internationalistes des Pays-Bas avant la guerre, du Communistenbond Spartacus après 1945, puis du groupe Daad en Gedachte (Acte et pensée), de sa fondation en 1965 à sa disparition en 1997. Il a aussi participé à la constitution du réseau Échanges et mouvement en 1975 et y est actif depuis lors. La revue Echanges a publié nombre de ses articles, ainsi que ses souvenirs sur Le Groupe des communistes internationalistes en Hollande, 1934-1939, dans la brochure Pourquoi les mouvements révolutionnaires du passé ont fait faillite, d’Anton Pannekoek, parue en 1998. Revolution Times était un groupe de skinheads de Lübeck (voir Echanges n° 95, p. 48) qui publiait un fanzine du même nom et des brochures sous le pseudonyme de Red Devil. Selon R. H., de Bruxelles, que je remercie ici pour les informations qui m’ont aidé à élaborer l’ensemble de ces notes, ils ont formé les Unabhängige Rätekommunisten (Communistes de conseils indépendants) avec un autre groupe, Soziale Befreiung (Emancipation sociale) de Bad Salzungen. Site : http://www.geocities.com/raetekommu...

Cet entretien du groupe allemand Revolution Times avec Cajo Brendel, réalisé en décembre 1999, a été publié en janvier 2001 dans la brochure : Red Devil, Die Kronstadt-Rebellion. Alle Macht den Sowjets, nicht den Parteien ! (La révolte de Cronstadt. Tout le pouvoir aux soviets, pas aux partis !), Bibliothek des Widerstandes (Bibliothèque de la résistance), janvier 2001, p. 21-27.
Nous l’avons traduit dans Echanges n° 111 (hiver 2004-2005).
Red Devil : A ton avis, qu’est-ce qui expli­que l’appa­ri­tion des posi­tions com­mu­nis­tes de conseils, et com­ment pour­rais-tu briè­vement nous les prés­enter ?
Cajo Brendel : le com­mu­nisme de conseils n’est pas tombé du ciel. Il a pris forme peu à peu et s’est développé au fil du temps. Après l’enthou­siasme du départ pour la révo­lution russe, plu­sieurs marxis­tes d’Europe de l’Ouest ont com­mencé à émettre des cri­ti­ques. Parmi eux, Otto Rühle fut sans doute l’un des tout pre­miers témoins de la pra­ti­que bol­che­vi­que à avoir fait part de ses expéri­ences par écrit (1).
Le marxiste hol­lan­dais Gorter a aussi appar­tenu très tôt aux cri­ti­ques du bol­che­visme, mais son ana­lyse (1920) (2) ne s’appli­quait qu’à tel ou tel détail. Les atta­ques se firent plus nom­breu­ses d’abord à la suite des vives dis­cus­sions sus­citées par le soulè­vement de Cronstadt en 1921, puis lors­que, peu de temps après, l’action des bol­che­viks se concré­tisa dans la Nouvelle poli­ti­que éco­no­mique (3). Plus tard, à la fin des années 1920, s’y est ajouté un rejet total du capi­ta­lisme d’Etat ; enfin, au début des années 1930, appa­ru­rent d’autres diver­gen­ces, plus nom­breu­ses encore.
Selon moi, la théorie du com­mu­nisme de conseils a atteint un apogée pro­vi­soire en 1938 quand le marxiste hol­lan­dais Anton Pannekoek soumit le lénin­isme dans son entier à une inves­ti­ga­tion marxiste (4). Toutefois, le dével­op­pement du com­mu­nisme de conseils ne s’est pas arrêté là. Très loin de toute ortho­doxie ou de toute forme de dégén­ére­scence il conti­nue à se servir de la mét­hode de Marx pour mieux appréh­ender la réalité sociale.
R. D. : la théorie com­mu­niste de conseils qua­li­fie le KPD (Parti com­mu­niste alle­mand) et le SPD (Parti social-démoc­rate alle­mand) de « vieux mou­ve­ment ouvrier ». Un « nou­veau mou­ve­ment ouvrier » avec de « nou­vel­les orga­ni­sa­tions de clas­ses » étant en for­ma­tion. Où vois-tu les signes d’un tel « nou­veau mou­ve­ment ouvrier » et com­ment vois-tu les différ­ences entre le « vieux » et le « nou­veau » mou­ve­ment ouvrier ? N’existe-t-il aucune tra­di­tion révo­luti­onn­aire pour vous dont vous vous réc­la­meriez ou pour­riez vous réc­lamer ?
C. B. : la différ­ence entre le « vieux » et le « nou­veau » mou­ve­ment ouvrier - toutes concep­tions poli­ti­ques et théo­riques mises à part - réside en ce que le « vieux » mou­ve­ment ouvrier est un mou­ve­ment pour les ouvriers (dirigé par des poli­ti­ciens ou des savants) tandis que le « nou­veau » mou­ve­ment ouvrier (encore à peine sorti de ses langes) est un mou­ve­ment des ouvriers, c’est-à-dire des ouvriers eux-mêmes. Je ne pense pas que l’on puisse se réc­lamer des tra­di­tions. Je vois les signes (et j’insiste sur ce mot « signes ») d’un nou­veau mou­ve­ment ouvrier là où les tra­vailleurs se met­tent en grève « sau­vage » (comme on dit) abso­lu­ment sans cons­cience préconçue de son sens et de sa signi­fi­ca­tion, sans le sou­tien d’aucun parti ni syn­di­cat quels qu’ils soient. Et on pour­rait sans doute trou­ver des signes de même nature dans d’autres actions des ouvriers.
R. D. : « Le com­mu­nisme n’est pas une ques­tion de parti (5), mais la for­ma­tion d’un mou­ve­ment de masses auto­nome », tel était le titre d’un arti­cle du groupe français Le Prolétaire (6), qui par­ti­cipa à la ren­contre de Bruxelles en 1947 (7). Comment, à Daad en Gedachte ,vous situez-vous par rap­port à cette affir­ma­tion, et com­ment un tel « mou­ve­ment de masses auto­nome » peut-il, et même doit-il, naître ?
C. B. : un mou­ve­ment de masses est auto­nome s’il n’est convo­qué par aucune indi­vi­dua­lité ni orga­ni­sa­tion. Il surgit spon­tanément des rap­ports sociaux ou poli­ti­ques. Je suis abso­lu­ment d’accord avec l’affir­ma­tion du groupe Le Prolétaire.
R. D. : les com­mu­nis­tes de conseils ont par le passé cri­ti­qué éga­lement le fas­cisme et l’anti­fas­cisme et se sont refusé à pren­dre parti pour un camp ou pour un autre, la démoc­ratie ici ou le fas­cisme là. Comment vous situez-vous par rap­port au fas­cisme renais­sant en Europe ? Et com­ment vous situez-vous par rap­port au mou­ve­ment anti­fas­ciste ?
C. B. : le fas­cisme renais­sant en Europe ne prés­ente évid­emment pas dans tous les pays tout à fait le même caractère ni n’obéit aux mêmes causes. Toutefois, quelle que soit la forme qu’il revêt ou quel­les que soient ses causes on doit bien sûr le com­bat­tre ; mais je ne veux rien avoir à faire avec un combat au côté de la bour­geoi­sie.
R. D. : la plu­part des grou­pes poli­ti­ques cher­chent à inter­ve­nir dans les mani­fes­ta­tions, les grèves, etc. afin d’influen­cer ces mou­ve­ments dans telle ou telle direc­tion, ou au moins de pro­pa­ger leurs idées. Il y a eu à l’intérieur du com­mu­nisme de conseils des diver­gen­ces entre les « acti­vis­tes « et les « obser­va­teurs « . Quel est le point de vue des com­mu­nis­tes de conseils ? N’est-il pas erroné de rester passif face aux mou­ve­ments sociaux exis­tants ? Où vois-tu les tâches des com­mu­nis­tes de conseils avant et pen­dant les mou­ve­ments de masses et les luttes de clas­ses ?
C. B. : il est impor­tant de par­ti­ci­per aux luttes. MAIS... les inter­ven­tions des différents grou­pes d’avant-garde n’ont aucun sens. Au contraire. J’aborde ce sujet dans un arti­cle ci-joint (8). Je suis d’avis, depuis ma jeu­nesse, que l’on n’a rien à ensei­gner à la classe ouvrière, mais tout à appren­dre d’elle.
Comment ensuite se servir de ce que l’on a appris ? J’ai tou­jours agi dans ce cas conformément à une phrase de Marx extraite d’un de ses pre­miers textes, la Contribution à la cri­ti­que de la phi­lo­so­phie du droit de Hegel, où il écrit : « On doit contrain­dre à danser ces rap­ports pét­rifiés en leur chan­tant leur propre mélodie ! » (9). Je n’ai jamais dit à des grév­istes : « Vous devriez plutôt faire comme ci ou comme ça. » J’ai sim­ple­ment cher­ché à chaque fois à dis­cu­ter le sens de leurs actions. Ce n’est pas un com­por­te­ment passif.
R. D. : à qui s’adresse votre jour­nal Daad en Gedachte quand votre action poli­ti­que dimi­nue ? Quel rôle accor­dez-vous alors à votre jour­nal ?
C. B. : le groupe Daad en Gedachte s’est tou­jours adressé à tous ceux qui ont un point de vue cri­ti­que envers le « vieux mou­ve­ment ouvrier » et qui, soit voient déjà le chemin du « nou­veau mou­ve­ment ouvrier »soit le cher­chent.
R. D. : il y eut en 1947 une ren­contre inter­na­tio­nale entre com­mu­nis­tes de conseils et d’autres grou­pes inter­na­tio­na­lis­tes (10). S’agis­sait-il alors d’une ten­ta­tive de cons­truire une sorte d’Internationale des com­mu­nis­tes de conseils ou plus sim­ple­ment de nouer des rela­tions plus étr­oites entre grou­pes de plu­sieurs pays ayant des affi­nités ?
C. B. : je n’ai mal­heu­reu­se­ment pas pu à l’époque par­ti­ci­per à cette ren­contre inter­na­tio­nale, et ne détiens qu’un arti­cle à ce propos paru dans un heb­do­ma­daire com­mu­niste de conseils.
R. D. : la majo­rité du « vieux mou­ve­ment ouvrier » a condamné l’action des marins de Cronstadt. Trotsky a mini­misé les évé­nements de Cronstadt en les qua­li­fiant de « tragédie ». Comment vous situez-vous par rap­port à Cronstadt ?
C. B. : je n’ai pas du tout la même concep­tion de la rév­olte de Cronstadt que les bol­che­viks, Lénine, Trotsky, Staline ou qui que ce soit d’autre. Je l’ai tou­jours considérée comme le préc­urseur de la révo­lution prolé­tari­enne en Russie (11).
R. D. : com­ment vous situez-vous par rap­port aux tros­kys­tes et aux anar­chis­tes ? Vois-tu des points com­muns et des points de diver­gence ?
C. B. : ni oui, ni non. On peut définir le trots­kysme comme du lénin­isme, et le sta­li­nisme comme une variété de lénin­isme. Tous deux se fon­dent sur une inter­pré­tation erronée de Marx rés­ultant des rap­ports sociaux en Russie.
C’est bien sûr différent avec l’anar­chisme, quoiqu’il se trompe aussi sur Marx à de nom­breux égards. En outre, sa mét­hode de tra­vail est très éloignée de la mienne. Je suis cepen­dant d’accord avec l’anar­chisme lorsqu’il se dresse contre tout pou­voir d’Etat, qu’il se dise bour­geois ou prolé­tarien.
R. D. : com­ment se situent les com­mu­nis­tes de conseils par rap­port aux partis et aux élections ?
C. B. : les partis sont le fruit des révo­lutions bour­geoi­ses et sont indis­pen­sa­bles au capi­ta­lisme. Je ne par­ti­cipe jamais à une élection dans la société capi­ta­liste. Les seules élections aux­quel­les je pour­rais par­ti­ci­per, seraient celles pour les conseils ouvriers.
R. D. : les com­mu­nis­tes de conseils considèrent la révo­lution d’octo­bre 1917 en Russie comme une « révo­lution bour­geoise ». Donne-nous, s’il-te-plaît, quel­ques expli­ca­tions.
C. B. : la Russie était dans les années 1920 un pays où le ser­vage, c’est vrai, n’exis­tait plus et qui possédait cer­tai­nes indus­tries, mais ce pays n’en conser­vait pas moins dans l’ensem­ble les stig­ma­tes de la féo­dalité. Le tsar, l’église et la noblesse étaient au pou­voir, l’agri­culture était la bran­che prin­ci­pale de la pro­duc­tion, et la plus grande partie de la popu­la­tion appar­te­nait à la pay­san­ne­rie.
Si tant est qu’il y eût une bour­geoi­sie, elle n’était en rien com­pa­ra­ble à celle qu’il y avait en France au XVIIIe siècle, pénétrée de son impor­tance et cons­ciente d’elle-même. La tâche de la révo­lution, qui mon­tait depuis le début du XXe siècle en Russie, était de mettre fin au tsa­risme, de briser le pou­voir de l’église et de la noblesse. Il fal­lait pour cela iné­vi­tab­lement dével­opper de nou­veaux rap­ports de pro­duc­tion. La révo­lution russe devait donc accom­plir les mêmes tâches que la révo­lution franç­aise en son temps, mais dans des cir­cons­tan­ces qui n’étaient pas tout à fait les mêmes.
Considérant ce qui était à faire en Russie, on peut donc parler d’une révo­lution bour­geoise, qui cepen­dant, par suite de la fai­blesse de la bour­geoi­sie russe, fut une révo­lution où les tâches his­to­ri­ques de la bour­geoi­sie ont dû être accom­plies par une autre classe.
Personne ne l’avait mieux prédit que Lénine au début du XXe siècle. On peut lire dans un de ses pre­miers textes : « La révo­lution à venir sera une révo­lution bour­geoise, mais une révo­lution bour­geoise sans bour­geoi­sie (12). »
La révo­lution bour­geoise russe offre plu­sieurs points de com­pa­rai­son avec la révo­lution franç­aise du XVIIIe siècle. En France, le matér­ial­isme de l’époque avait servi d’arme dans la lutte contre la reli­gion, parce que celle-ci cons­ti­tuait la base de la puis­sance de l’église. Il en fut de même en Russie. Et ce matér­ial­isme avec lequel on a com­battu la reli­gion en Russie, que Lénine tenait pour le matér­ial­isme his­to­ri­que, était tout sim­ple­ment le matér­ial­isme français du XVIIIe siècle. Pannekoek l’a magis­tra­le­ment dém­ontré en 1938 (13).
On ne peut pas en faire le repro­che à Lénine. Ce sont les condi­tions russes qui l’ont conduit à inter­préter à la manière russe le matér­ial­isme développé par Marx et Engels dans des rap­ports capi­ta­lis­tes.
La révo­lution russe se dis­tin­gue aussi par autre chose que l’on retrouve éga­lement chez les révo­luti­onn­aires français. Avec tou­te­fois une légère différ­ence. Les Jacobins français avaient emprunté leurs modèles et leurs théories révo­luti­onn­aires à l’his­toire romaine ; les bol­che­viks, eux, ne tournèrent pas leurs regards vers l’anti­quité clas­si­que mais vers l’avenir prolé­tarien. En France en 1789 tout comme en Russie en 1917, l’image qui était dans les têtes ne cor­res­pon­dait abso­lu­ment pas à la pra­ti­que. En France, où l’on rêvait de liberté et d’égalité, on ne se ren­dait pas compte qu’il s’agis­sait de liberté juri­di­que et d’égalité devant la loi. Trotsky a écrit quel­que part : « On croyait ache­ver la révo­lution de Février, et on arri­vait en fait à Octobre » (14). En réalité, c’est le contraire qui est vrai : on croyait avan­cer sur le chemin du com­mu­nisme, et on fai­sait une révo­lution bour­geoise sans bour­geoi­sie.
Ce qui devait arri­ver, le capi­ta­lisme d’Etat, arriva, parce que la bour­geoi­sie était trop faible pour se cons­ti­tuer en classe diri­geante. Pour reve­nir à Lénine encore une fois, il avait raison quand il se déc­rivait comme un Jacobin (15) !
R. D. : il y a eu des ten­ta­ti­ves de publier des textes des com­mu­nis­tes de conseils en espe­ranto afin de sur­mon­ter l’étr­oit­esse des fron­tières de nations et de lan­gues. Comment vous situez-vous par rap­port à l’intel­li­gence et aux intel­lec­tuels ?
C. B. : les com­mu­nis­tes de conseils du Groupe des com­mu­nis­tes inter­na­tio­na­lis­tes ont publié des textes en espe­ranto au début des années 1930. Nous ne l’avons plus jamais refait après la deuxième guerre mon­diale ; nos textes et notre cor­res­pon­dance par­ve­nant dans des pays dont nous domi­nions plus ou moins les lan­gues.
Nous n’avons jamais douté de l’intel­li­gence des tra­vailleurs ; notre méfi­ance allait aux intel­lec­tuels qui appar­te­naient à la bour­geoi­sie ou à des grou­pes d’avant-garde.
R. D. : com­ment vous situez-vous par rap­port aux sym­bo­les du « vieux mou­ve­ment ouvrier » (par exem­ple le dra­peau rouge, la fau­cille et le mar­teau, L’Internationale, le poing levé, le terme « cama­rade », etc.) ?
C. B. : tout le groupe Daad en Gedachte, moi y inclus, n’avons jamais accordé beau­coup de valeur aux sym­bo­les. Notre intérêt s’est tou­jours porté sur ce qui était essen­tiel dans les grou­pes, les mou­ve­ments, etc., sur ce qu’ils signi­fiaient. Du reste, L’Internationale est depuis très long­temps chantée par les pires des réf­orm­istes ! Et bien d’autres sym­bo­les ont été gal­vaudés.
R. D. : quel­les ont été les réactions dans les dis­cus­sions en novem­bre 1998 en Allemagne lors­que tu y as fait des réunions et des confér­ences ?
C. B. : j’ai été très content des réactions de nom­breux audi­teurs. Ils étaient géné­ra­lement très objec­tifs et mon­traient qu’ils m’avaient par­fai­te­ment com­pris. A la seule excep­tion de deux mem­bres du CCI (16), qui n’étaient abso­lu­ment pas là pour dis­cu­ter et tenaient seu­le­ment - heu­reu­se­ment très briè­vement - un dis­cours de pro­pa­gande en faveur de leur propre orga­ni­sa­tion qui n’avait rien à voir avec le sujet de mon exposé. Ils ont par la suite publié un très long arti­cle dans leur jour­nal à ce propos où les men­son­ges ne man­quent pas.
R. D. : quel­les sont, à ton avis, les posi­tions com­mu­nis­tes de conseils qui ont été confirmées, et celles qui ont été infirmées, par l’his­toire et le passé ?
C. B. : je pense que la ques­tion de la confir­ma­tion ou non des posi­tions com­mu­nis­tes de conseils par l’his­toire n’a aucun sens. Il ne s’agit pas de plus ou moins bonnes posi­tions mais d’ana­lyse, d’une ana­lyse de la réalité où nous avons tou­jours à faire à un pro­ces­sus. Et l’ana­lyse atteint de meilleurs rés­ultats selon que le pro­ces­sus évolue.
R. D. : quel­les sont d’après toi les rai­sons pour les­quel­les le com­mu­nisme de conseils est resté jusqu’à aujourd’hui sans véri­table influence ? Qu’en est-il du mou­ve­ment com­mu­niste de conseils aujourd’hui ?
C. B. : si on par­tage les concep­tions des grou­pes d’avant-garde telles qu’elles s’expri­ment par exem­ple dans la devise lénin­iste : « Sans théorie révo­luti­onn­aire, pas de pra­ti­que révo­luti­onn­aire » (17), on peut penser que les idées du com­mu­nisme de conseils auraient pu avoir plus d’influence qu’elles n’en ont. La réalité est tout autre. En fait il n’y a aucune théorie pure de toute pra­ti­que ; la théorie s’appuie sur une pra­ti­que, c’est-à-dire des faits. Ce ne sont pas telle ou telle théorie ou tel ou tel point de vue qui influen­cent la réalité, mais le contraire. C’était aussi exac­te­ment la ligne de conduite de Marx et Engels. Je ne conçois pas le com­mu­nisme de conseils comme un « mou­ve­ment » au sens strict ; d’après moi, c’est le mou­ve­ment des tra­vailleurs qui est impor­tant, et celui-ci déc­oule de leur posi­tion sociale, qu’ils aient connais­sance des idées com­mu­nis­tes de conseils ou non. Ils ne lut­tent pas à cause de ces idées, mais parce que le capi­ta­lisme les y oblige.
R. D. : com­ment jugez-vous la situa­tion actuelle en tant que com­mu­nis­tes de conseils ?
C. B. : la situa­tion actuelle est bien évid­emment un moment d’un pro­ces­sus. Tout ce que je peux dire c’est que j’ai vu les luttes de clas­ses se modi­fier conti­nuel­le­ment depuis cin­quante ans. Pour pren­dre un exem­ple parmi tant d’autres, il y a cin­quante ans les occu­pa­tions d’usine étaient tout à fait différ­entes de celles d’aujourd’hui.
R. D. : com­ment vois-tu les pers­pec­ti­ves de la gauche à la fin du XXe siècle ? Les com­mu­nis­tes de conseils sont-ils intéressés à col­la­bo­rer avec d’autres grou­pes ? Si oui, dans quels domai­nes et sous quel­les condi­tions ?
C. B. : la rép­onse dépend natu­rel­le­ment de ce que l’on entend par « gauche » ? Si l’on entend par là tous ces grou­pes qui se considèrent comme l’avant-garde du prolé­tariat et se pren­nent pour ses édu­cateurs, la rép­onse est simple : il n’y a aucune pers­pec­tive ! Pour la classe ouvrière, au contraire, il y a une pers­pec­tive, que l’on en ait ou non une notion claire : c’est la révo­lution, que le capi­ta­lisme engen­dre iné­vi­tab­lement. En ce qui concerne les avant-gar­dis­tes, je ne vois pas l’uti­lité de col­la­bo­rer avec eux.
R. D. : par­lons de Marinus van der Lubbe. Il vou­lait tirer la classe ouvrière de son apa­thie en incen­diant le Reichstag (18) N’était-ce pas en quel­que sorte se sub­sti­tuer à elle ? Le KAPD (Parti com­mu­niste ouvrier d’Allemagne) avec son put­schisme, n’a-t-il pas lui aussi sou­vent agi à la place des tra­vailleurs ?
C. B. : je n’ai jamais douté des sen­ti­ments sincè­rement prolé­tariens de van der Lubbe. Ce qu’il atten­dait, ou espérait, de son action était à mon avis illu­soire. Quant au KAPD, je suis loin d’être cer­tain qu’il se soit sub­sti­tué à la classe ouvrière avec son soi-disant « put­schisme ». J’aime­rais bien que l’on me donne des exem­ples.
R. D. : qu’entends-tu par « action directe » ?
C. B. : à vrai dire je n’uti­lise jamais cette expres­sion. Je parle plutôt d’actes spon­tanés ou de ce qu’on appelle actions « sau­va­ges » ou grève « sau­vage ».
R. D. : que recom­man­de­rais-tu à des lec­teurs ou des lec­tri­ces convain­cus par tes expli­ca­tions ?
C. B. : tout ce que je pour­rais leur dire, c’est : « Laisse tomber toute illu­sion. Garde-toi de tout mythe. » C’est le fil rouge de ma pensée.
R. D. : Un der­nier mot...
C. B. : Je suis curieux de savoir ce que vous pensez de notre dis­cus­sion.
(Traduit de l’alle­mand.)
Sur le com­mu­nisme de conseils, voir aussi Le mou­ve­ment des Conseils ouvriers en Allemagne, par Henk Canne-Meijer (1938)
Notes
(1) Voir par exem­ple, la tra­duc­tion en français de deux arti­cles d’Otto Rühle « Moscou et nous » et « Compte rendu sur Moscou » (parus dans la revue Die Aktion en 1920), dans (Dis)conti­nuité n° 11, juin 2001, repris dans Jean Barrot/Denis Authier, Ni par­le­ment, ni syn­di­cats : les Conseils ouvriers !, éd. Les Nuits rouges, 2003, p. 139 et p. 147. Ainsi que deux textes plus tar­difs : Fascisme brun, fas­cisme rouge (rédigé en 1939, mais publié seu­le­ment en 1971 en alle­mand), éd. Spartacus, 1975 ; et « La Lutte contre le fas­cisme com­mence par la lutte contre le bol­che­visme » (arti­cle paru en anglais dans la revue amé­ric­aine Living Marxism, vol. 4, n° 8, sep­tem­bre 1939), dans Korsch/Mattick/Pannekoek/Rühle/Wagner : La Contre-révo­lution bureau­cra­ti­que, éd. 10/18, 1973.
(2) Voir en français : Herman Gorter, Réponse à Lénine sur « La Maladie infan­tile du com­mu­nisme », Librairie ouvrière, 1930 ; tra­duc­tion reprise par les éditions Spartacus sous le titre Réponse à Lénine. Lettre ouverte au cama­rade Lénine, 1979 ; et du même auteur, « Les Leçons des “Journées de Mars” » (1921) (Dernière lettre de Gorter à Lénine), in Denis Authier, Jean Barrot, La Gauche com­mu­niste en Allemagne 1918-1921, éd. Payot, 1976 (rééd. sous le titre Ni par­le­ment, ni syn­di­cats : les Conseils ouvriers !, éd. Les Nuits rouges, 2003). (NdT.)
(3) Après la rév­olte de Cronstadt, alors que la Russie man­quait cruel­le­ment de tous les pro­duits de base, Lénine impose au parti bol­che­vi­que la Nouvelle poli­ti­que éco­no­mique, en 1921, qui res­taure, entre autres mesu­res, la liberté rela­tive pour les pay­sans de vendre sur le marché une partie de leur pro­duc­tion. (NdT.)
(4) En 1938, Anton Pannekoek publiait en alle­mand, sous le pseu­do­nyme de John Harper, une cri­ti­que des concep­tions de Lénine après avoir lu son Matérialisme et empi­rio­cri­ti­cisme - publié en 1908 en russe mais seu­le­ment tra­duit en alle­mand et en anglais en 1927 - sous le titre de Lenin als Philosoph. Il en existe une tra­duc­tion franç­aise : Anton Pannekoek (John Harper), Lénine phi­lo­so­phe, éd. Spartacus, 1970. (NdT.)
(5) Cette expres­sion rap­pelle un arti­cle d’Otto Rühle, « La Révolution n’est pas une affaire de parti », paru ori­gi­nel­le­ment le 17 avril 1920, sous le titre « Un nou­veau parti com­mu­niste ? », dans la revue Die Aktion (1911-1932) animée par Franz Pfemfert (1879-1954). Voir Denis Authier, La Gauche alle­mande, éd. La Vieille taupe, 1973, p. 112-122 ; ou (Dis)conti­nuité, n° 10, mai 2001, pp. 93-97.
(6) Le Prolétaire - Organe du com­mu­nisme révo­luti­onn­aire était publié à la fin de la deuxième guerre mon­diale par les Communistes révo­luti­onn­aires (CR), des ex-trots­kys­tes liés aux Allemands et Autrichiens, eux aussi ex-trots­kys­tes, du groupe Revolutionäre Kommunisten Deutschlands (RKD), exilés en France et d’autres pays avant la guerre, qui ont mené une pro­pa­gande inter­na­tio­na­liste pen­dant celle-ci. Pour plus d’infor­ma­tions, voir Pierre Lanneret, Les Internationalistes du « troi­sième camp » en France pen­dant la seconde guerre mon­diale, éd. Acratie, 1995, pp. 68-71 ; et Courant com­mu­niste inter­na­tio­nal (Philippe Bourrinet), La Gauche com­mu­niste d’Italie, 1991, pp. 197-198. (NdT.)
(7) Des petits grou­pes de plu­sieurs pays ayant main­tenu des posi­tions inter­na­tio­na­lis­tes pen­dant la deuxième guerre mon­diale éprouvèrent le besoin de se réunir pour renouer des contacts face au raz-de-marée chau­vin qui suivit la vic­toire des Alliés. Une confér­ence inter­na­tio­nale eut lieu à cet effet à Bruxelles les 25 et 26 mai 1947, où des grou­pes et indi­vi­dua­lités de sen­si­bi­lités poli­ti­ques différ­entes des Pays-Bas, de Belgique, de Suisse, de France et d’Italie furent invités par le Communistenbond Spartacus. Voir Courant Communiste International (Philippe Bourrinet), La Gauche hol­lan­daise, s.d., pp. 271-276. (NdT.)
(8) Je n’ai pas pu dét­er­miner de quel arti­cle il s’agit. (NdT.)
(9) Contribution à la cri­ti­que de la phi­lo­so­phie du droit de Hegel.Textes (1842-1847), cahier Spartacus n° B33, avril-mai 1970, p. 52. (NdT.) « Introduction », tra­duc­tion dans Karl Marx,
(10) Voir note 8.
(11) Voir l’arti­cle de Cajo, « Kronstadt : Proletarischer Ausläufer der rus­si­schen Revolution » (Cronstadt, préc­urseur prolé­tarien de la révo­lution russe), dans J. Agnoli, C. Brendel, I. Mett, Die Revolutionäre Aktionen der rus­si­schen Arbeiter und Bauern (Les Actions révo­luti­onn­aires des ouvriers et pay­sans russes), Karin Kramer Verlag, 1974. (NdT.)
(12) Je n’ai pas pu retrou­ver cette phrase exacte dans les écrits de Lénine. On lira tou­te­fois Deux tac­ti­ques de la social-démoc­ratie dans la révo­lution démoc­ra­tique, un texte de 1905, où cette idée trans­pa­raît clai­re­ment. Les écrits de Lénine exis­tent chez plu­sieurs éditeurs. (NdT.)
(13) Voir note 5. (NdT.)« Introduction », tra­duc­tion dans Karl Marx,
(14) Je n’ai pas pu dét­er­miner la pro­ve­nance de cette cita­tion. (NdT.)
(15) Voir plu­sieurs pas­sa­ges dans Que Faire ? (1902) et dans Un pas en avant, deux pas en arrière (1904). (NdT.)
(16) Courant com­mu­niste inter­na­tio­nal ; groupe qui publie en France le men­suel Révolution inter­na­tio­nale et une revue théo­rique tri­mes­trielle, La Revue inter­na­tio­nale. Le CCI déc­line ses écrits en plu­sieurs pays et plu­sieurs lan­gues. (NdT.)
(17) « Sans théorie révo­luti­onn­aire, pas de mou­ve­ment révo­luti­onn­aire. « , inQue faire ?, Ed. socia­les/Ed. du pro­grès, 1979, p. 46. (NdT.) Lénine,
(18) Voir en français Marinus Van der Lubbe, Carnets de route de l’incen­diaire du Reichstag, éd. Verticales, 2003 ; et « Deux textes d’Anton Pannekoek », PANNEKOEK : “L’acte per­son­nel” ; “La des­truc­tion comme moyen de lutte” in Echanges n° 90, prin­temps-été 1999, p. 61. (NdT.)

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