mardi 18 mai 2010

Berlin le 17 juin 1953

Thèse:111  Guy Debord : La Société du Spectacle
"A ce moment du développement, le titre de propriété de la bureaucratie s'effondre déjà à l'échelle internationale. Le pouvoir qui s'était établi nationalement en tant que modèle fondamentalement internationaliste doit admettre qu'il ne peut plus prétendre maintenir sa cohésion mensongère au delà de chaque frontière nationale. L'inégal développement économique que connaissent des bureaucraties, aux intérêts concurrents, qui ont réussi à posséder leur «socialisme» en dehors d'un seul pays, a conduit à l'affrontement public et complet du mensonge russe et du mensonge chinois. A partir de ce point, chaque période stalinienne dans quelques classes ouvrières nationales, doit suivre sa propre voie. S'ajoutant aux manifestations de négation intérieure qui commencèrent à s'affirmer devant le monde avec la révolte ouvrière de Berlin-Est opposant aux bureaucrates son exigence d'«un gouvernement de métallurgistes», et qui sont déjà allées une fois jusqu'au pouvoir des conseils ouvriers de Hongrie, la décomposition mondiale de l'alliance de la mystification bureaucratique est, en dernière analyse, le facteur le plus défavorable pour le développement actuel de la société capitaliste. La bourgeoisie est en train de perdre l'adversaire qui la soutenait objectivement en unifiant illusoirement toute négation de l'ordre existant. Une telle division du travail spectaculaire voit sa fin quand le rôle pseudo-révolutionnaire se divise à son tour. L'élément spectaculaire de la dissolution du mouvement ouvrier va être lui-même dissous..."
On est en pleine guerre froide entre l'Est et l'Ouest. A l'Ouest se poursuit la politique d'intégration de l'Allemagne de l'Ouest dans le système de défense occidental, face à la puissance soviétique. Et politiques et médias se déchaînent contre le "régime de Pankow" – ainsi qu'on appelle la RDA. On réclame des élections libres dans toute l'Allemagne, comme préalable à la réunification du pays.
A l'Est, on dénonce sans relâche les "revanchards" et "militaristes" d'Allemagne de l'Ouest. Mais depuis la fin de la guerre, la politique soviétique oscille entre deux objectifs : œuvrer pour une Allemagne démilitarisée et unie ou, à défaut, faire de la zone soviétique un bastion avancé, intégré dans la sphère d'influence soviétique, face à l'Ouest.
En mars 1952, le gouvernement soviétique propose aux pays occidentaux des négociations en vue d'une Allemagne démilitarisée et unie. Refus des Occidentaux, qui considèrent qu'il ne s'agit que d'une manœuvre des Soviétiques et pour qui la priorité est de toute façon l'intégration de la RFA dans le système de défense occidental.
Pour Moscou, un virage tactique s'impose alors : il faut renforcer l'Etat est-allemand, y créer, comme à l'Ouest, des forces armées. Et les dirigeants de RDA, Walter Ulbricht en tête, obtiennent de Moscou le feu vert pour y lancer la "construction du socialisme". Cette politique, dont les deux aspects principaux sont la priorité accordée au développement de l'industrie lourde et une collectivisation accélérée, s'accompagnent de mesures contre les classes moyennes, contre les églises. Mais elle se traduit surtout par une dégradation des conditions de vie de toute la population. Le mécontentement grandit. Le flot ininterrompu de gens qui fuient la RDA s'accroît sensiblement (plus de 110 000 de janvier à mars 1953), ce qui aggrave encore la situation économique. Et le 28 mai 1953, le gouvernement décrète une augmentation des normes de production d'au moins 10 %, ce qui va entraîner une perte substantielle de salaire pour les ouvriers. Des mouvements de protestation se multiplient dans les entreprises.
Moscou prend vite conscience de la dégradation de la situation. La politique d'Ulbricht, outre qu'elle annihile toute perspective de créer une Allemagne unie et démilitarisée, risque de mener à la catastrophe. Le 2 juin, les dirgeants soviétiques convoquent la direction est-allemande au Kremlin et lui intiment l'ordre de mettre en veilleuse la "construction du socialisme" et de revenir à une politique plus mesurée. Aussitôt, à Berlin, on s'exécute et on lance un "nouveau cours" en revenant sur différentes mesures prises les mois précédents. Mais l'augmentation des normes dans les usines est maintenue. Et le 16 juin au matin, le journal syndical Tribüne la justifie encore.

L'insurrection 

C'en est trop. Dans la matinée du 16, les ouvriers du bâtiment de la Stalinallee se mettent en grève et partent en manifestation dans la ville. Ils arrivent devant le siège du gouvernement et demandent à parler à Ulbricht et à Grotewohl (le premier ministre), qui ne se montrent pas. Petit à petit, la pression monte. Un mot d'ordre de grève générale est lancé pour le lendemain. En début d'après-midi, les autorités annoncent que l'augmentation de la productivité est bien une nécessité, mais qu'il était erroné d'en décider autoritairement. Insuffisant. Et trop tard. Les gens sont informés des événements de la journée par les radios occidentales, et notamment par RIAS (Rundfunk im amerikanischen Sektor). Le lendemain, mercredi 17 juin, le mouvement fait tache d'huile et s'étend, à Berlin comme dans toute la RDA : grèves (96 usines en grève à Berlin, représentant 25 500 grévistes), manifestations (90 000 personnes à Berlin), auxquelles viennent participer des Berlinois de l'Ouest, attaques contre des bâtiments officiels, drapeaux rouges déchirés, etc. Les revendications ne se limitent plus maintenant aux questions de salaire. On exige des élections libres et l'unification de l'Allemagne. Ce qui n'était la veille qu'un mouvement de protestation prend des allures d'insurrection. L'Etat est-allemand semble sur le point de s'écrouler. Ses principaux dirigeants se réfugient à Karlshorst, au siège du commandement soviétique.  Face à l'incapacité de la direction est-allemande à maîtriser la situation, l'Union soviétique reprend les choses en main. En fin de matinée, les chars soviétiques convergent vers le centre de Berlin. A 13 heures, l'état d'urgence est proclamé à Berlin (de même que dans la plus grande partie de la RDA). Tout rassemblement est interdit. La frontière avec les secteurs occidentaux est bouclée. Les transports en commun (métro et S-Bahn) ne circulent plus entre l'Est et l'Ouest. Le couvre-feu est instauré de 21 heures à 5 heures du matin. Petit à petit, l'ordre est rétabli.  Lors des affrontements à Berlin, 14 personnes sont tuées : 8 suite à des tirs le 17 juin (3 Berlinois de l'Est et 5 Berlinois de l'Ouest), 5 les jours suivants (4 Berlinois de l'Est, 1 Berlinois de l'Ouest). Un Berlinois de l'Ouest est exécuté après un procès expéditif. Pour l'ensemble de la RDA, on compte 55 morts.         

Bertold Brecht : Die Lösung
Nach dem Aufstand des 17. Juni
Ließ der Sekretär des Schriftstellerverbands
In der Stalinallee Flugblätter verteilen
Auf denen zu lesen war, daß das Volk
Das Vertrauen der Regierung verscherzt habe
Und es nur durch verdoppelte Arbeit
Zurückerobern könne. Wäre es da
Nicht doch einfacher, die Regierung
Löste das Volk auf und
Wählte ein anderes?
(La solution. – Après le soulèvement du 17 juin, le secrétaire de l'Union des écrivains fit distribuer dans la Stalinallee des tracts sur lesquels on pouvait lire que le peuple s'était aliéné la confiance du gouvernement et qu'il ne pourrait la reconquérir que par un travail redoublé. Est-ce qu'il ne serait quand même pas plus simple que le gouvernement dissolve le peuple et en élise un autre ?)
Ce célèbre poème de Brecht, publié seulement après sa mort, est une réplique aux propos du secrétaire de l'Union des écrivains, Kurt Barthel (Kuba), à l'adresse des maçons de la Stalinallee (propos cités dans Neues Deutschland du 20 juin) : "Schämt ihr euch auch so, wie ich mich schäme? Da werdet ihr sehr viel und sehr gut mauern und künftig sehr klug handeln müssen, ehe euch diese Schmach vergessen wird. Zerstörte Häuser reparieren, das ist leicht. Zerstörtes Vertrauen wieder aufrichten ist sehr, sehr schwer."
(Traduction : Avez-vous honte, comme moi, j'ai honte ? Il va falloir que vous bâtissiez énormément et très bien et que vous agissiez très intelligemment à l'avenir avant que l'on oublie cet affront de votre part. Réparer des maisons détruites, c'est simple. Restaurer une confiance détruite, c'est très très difficile.).
http://www.17juni53.de/home/index.html
Thèse:124 La théorie révolutionnaire est maintenant ennemie de toute idéologie révolutionnaire, et elle sait qu'elle l'est. Guy Debord : La Société du Spectacle

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