jeudi 4 mars 2010

La Commune de Paris


La mission du général Lecomte était la suivante: surprendre les sentinelles qui gardaient le parc d'artillerie de Montmartre, s'emparer des pièces et passer sur place par les armes ceux qui résisteraient. La provocation était évidente. Il ne s'agissait point d'enlever les canons: Thiers ne se préoccupa nullement de l'artillerie des fortifications et le général Lecomte exécuta sa mission sans aucun attelage, sans chevaux pour traîner les affûts. Il s'agissait seulement de déclencher l'insurrection; Thiers était prêt. Le jour se levait, une brève fusillade fit quelques blessés et alerta le quartier. A sept heures, les rues sont pleines de curieux, la garde nationale bat le rappel, les ouvriers se mêlent aux soldats. Des femmes emmènent les blessés; Louise Michel est déjà près d'eux lorsqu'arrive le maire de Montmartre, Clemenceau. Le général Lecomte attend toujours ses chevaux, mais les insurgés reçoivent des renforts, la foule est devenue dense. Le général voit la position lui échapper; ses ordres sont formels; il commande le feu: femmes et enfants se jettent sur les fusils, aussitôt les chasseurs mettent la crosse en l'air et tombent dans les bras de la garde nationale. La fraternisation gagne la troupe, en un instant la butte est reprise et le général Lecomte fait prisonnier avec ses officiers. Tambours et clairons en tête, la garde défile dans Paris. Thiers a sa révolution: il a donné l'ordre d'évacuer la capitale. Il s'enfuit lui-même à toute allure et, sur la route de Versailles, ce fut en quelques heures une débandade éperdue - hauts fonctionnaires, ministres, gendarmes, soldats de ligne. Thiers réalise le plan qu'il avait jadis proposé à Louis-Philippe: un nouveau siège va commencer. Les maires de Paris parlementent, Jules Ferry et Jules Favre voudraient résister à l'Hôtel de ville, Thiers brise les pourparlers. Dans l'après-midi, tandis que la garde s'installe sans résistance à la préfecture de police et à l'Hôtel de ville, la foule reconnaît place Pigalle un ancien fusilleur de 48, le général Thomas. On le jette au poste de la rue des Rosiers où le général Lecomte attend son sort: une heure après, les insurgés les condamnent à mort pour avoir tiré sur le peuple; des soldats les exécutent dans le jardin. A Versailles, Thiers s'organise. Dans la soirée, le Comité central de la garde, transformé malgré lui en gouvernement, décide de fixer les élections au 26 mars et délègue ses membres aux administrations. Parmi eux, Duval et Eudes proposent l'assaut immédiat au gouvernement de Versailles: ils montrent l'armée désemparée, révoltée contre ses chefs, les ministres en désaccord avec Thiers, la route libre pour écraser la réaction. Discussions - le Comité hésite, refuse. Ce sera sa perte: une révolution qui attend est une révolution condamnée. Quelques heures plus tard, Thiers fait occuper le mont Valérien qui est resté vide plusieurs jours et prépare son attaque à l'intérieur même de Paris, pendant que les maires et les députés de la capitale tentent un dernier effort de conciliation. Le 20 mars, Louis Blanc déclare aux insurgés: «Nous ne pouvons accepter de transactions avec vous, nous ne voulons pas paraître vos auxiliaires aux yeux de la France.» Son socialisme n'allait pas jusqu'à la réalisation du socialisme - cas fréquent: Louis Blanc devient solidaire des monarchistes de Versailles tandis que la province s'émeut des craintes de Paris.
Lyon, Marseille, Limoges, Toulouse, Saint-Etienne protestent contre toute tentative de restauration monarchique et exigent le maintien de la République. Thiers se contentait maintenant de répondre: «C'est le gouvernement qui nous divise le moins.» Fort de l'appui de Bismarck qui ne se souciait pas de voir sa victoire remise en cause, Thiers se sentait maître de la France où une République conservatrice le débarrasserait à la fois du peuple et des monarchistes. Dans les quartiers du centre de Paris une résistance bourgeoise se précisait et, sous les ordres de l'amiral Saisset, les bonapartistes se battirent place Vendôme les 21 et 22 mars contre la garde nationale. Encore victorieuse, elle allait se retirer et passer ses pouvoirs aux élus du peuple. Sur les murs, des proclamations innombrables disaient la joie de cette ville qui se croyait devenue libre. On acclamait la République démocratique universelle et des heures entières on commentait sur les boulevards ces phrases toutes neuves qui disaient de si étranges choses et qui semblaient donner à l'histoire une conclusion. «Les autres classes, en réduisant le pays aux plus tristes extrémités, ont désormais donné la mesure de leur impuissance... elles ont perdu le droit de se dire les seules classes gouvernementales... ouvrez les portes au peuple, à la seule classe enfin capable de sauver le pays.»
On proclama le résultat des élections le 28 mars, sur la place de l'Hôtel de ville, parmi les drapeaux tricolores cravatés de rouge, devant un buste de la République, entre les bataillons de la garde, les délégations des comités de vigilance et dans une foule immense, accrochée partout, aux réverbères, aux fenêtres, aux balcons. Ce fut un enthousiasme délirant. La foule reprit en choeur la Marseillaise et le Chant du départ. En instituant le gouvernement populaire de la Commune, Paris estimait avoir définitivement conquis pour la France, la République.
Thiers s'attendait à l'assaut, Méline se déclarait malade, Clemenceau se réfugiait en Vendée et de Saint Sébastien Gambetta pleurait les malheurs de la France. La Commune se mettait hardiment au travail. Le Comité central de la garde n'avait conservé que le contrôle militaire qui restait partagé. Elle répartit ses 90 membres en dix commissions dont la Commission exécutive. En quelques jours, ces commissions devinrent comme autant de rouages du nouvel Etat ainsi créé - Etat populaire, organisé par les divers éléments du travail, intellectuels, ouvriers, commerçants, employés, énonçant l'oeuvre principale de la Commune: l'Etat bourgeois, instrument d'action des financiers et des industriels, n'est pas plus de toute éternité que ne la furent avant lui l'Etat romain, l'Etat féodal ou l'Etat monarchique. Au fur et à mesure que des classes nouvelles accèdent au pouvoir, elles brisent l'ancien Etat et lui substituent le leur en y intégrant les moyens sociaux qu'il leur paraît utile d'en conserver. On a pu dire que l'acte fondamental de la Commune était son existence même: quelles qu'aient pu être ses erreurs, elle frayait le chemin de l'avenir, en appelant les travailleurs à se gouverner eux-mêmes. Ils montrèrent qu'ils le pouvaient.
L'Etat bourgeois avait été la forme de domination du grand capital sur le travail et l'épargne. L'Etat populaire serait la forme de domination des travailleurs sur leurs adversaires jusqu'à leur complète élimination sociale. Mais la Commune de Paris n'était encore à cet égard qu'un schéma: au lieu de passer à l'offensive, elle se contenta de prendre les mesures intérieures qu'exigeaient les malheurs du siège. Sans préparation aucune, ces hommes qui s'improvisaient dans la gestion publique et auxquels manquait leur chef vénéré, Blanqui, surent pourvoir à toutes les tâches : ils assurèrent la subsistance de la capitale; des épiceries et des boucheries vendirent presque au prix de revient, on organisa les hôpitaux et l'Assistance publique comme ils ne l'avaient jamais été; la Poste continua de fonctionner malgré la disparition du haut personnel de l'administration volontairement désorganisée par Thiers. On refit cette démonstration dont Saint-Just avait jadis fourni l'exemple: on peut tout attendre du peuple et de son dévouement à la chose publique. On créa des offices de placement gratuits, on interdit le travail de nuit, on proscrivit les amendes à l'usine, on remit aux locataires les termes impayés; on établit un Beslay contrôle des marchés de l'Intendance, on suspendit la vente des objets du mont-de-piété. On confisqua les biens des congrégations et reprenant les mesures de 1792, on supprima le budget des Cultes et on proclama la séparation des Eglises et de l'Etat. Tandis que Vaillant préparait la réforme de l'enseignement, que la Commune voulait laïque, obligatoire, gratuit et professionnel, on confiait aux ouvriers les ateliers abandonnés par leurs patrons: c'était un début de coopération et de contrôle ouvrier sur la production; parallèlement, le syndicalisme se développa. Mais aucune de ces mesures ne contenait le fait concret du socialisme, la socialisation des moyens de production. 

La Commune ne traçait là encore qu'un programme de réalisations immédiates. Obsédés par les souvenirs de 93, ces républicains ne virent point sur-le-champs qu'ils avaient déjà dépassé la Convention dont ils cherchaient maladroitement à s'inspirer: ils commençaient de gérer l'Etat sans le concours de la bourgeoisie. La Commune allait peu à peu se socialiser sans le savoir, au milieu d'un fatras de proclamations, de discours, de motions, parmi les rivalités personnelles, dont le nombre indiquera bientôt que la classe ouvrière n'était pas mûre pour le pouvoir. Faute d'un parti homogène, d'une doctrine claire, de chefs véritables, la Commune se perdrait en manifestations symboliques et ne deviendrait vraiment révolutionnaire qu'à son insu. Sa gestion financière le montra bien: son budget eut 800 000 francs d'excédent et l'on dépensa 41 millions quand Thiers en gaspillait six fois plus. Les délégués aux Finances ne demandèrent à la Banque de France qu'une avance de deux millions sur le dépôt qu'y avait la ville de Paris; la Banque ne fut gardée durant la Commune que par son propre personnel et le sous-gouverneur rendra si bien hommage à l'honnêteté du gouvernement de la Commune qu'il sauvera l'un de ses délégués, Beslay, en le cachant pour le mener ensuite jusqu'en Suisse. Ce respect de la Banque de France montre que les membres de la Commune n'avaient pas envisagé les perspectives de leur action; les circonstances révolutionnaires n'allaient pas suffire au succès de cette première révolution franchement populaire. On le vit dès le 2 avril lorsque Thiers eut attaqué par Courbevoie. Au cours de cet engagement, Duval et Flourens furent assassinés. Les fédérés se retirèrent sur la porte Maillot. Le joyeux optimisme du début devint crispation d'inquiétude et, prenant conscience du drame où elle est engagée, la Commune se préoccupa de ce manque de chefs dont le désordre des séances à l'Hôtel de ville laissait prévoir les conséquences. Les délégués à la Police firent offrir à Thiers l'échange de quelques otages. Pour le seul Blanqui, toujours prisonnier et que Ménilmontant vient d'élire, la Commune offre l'archevêque de Paris Mgr Darboy et cent autres. On négocia durant quinze jours. Des ambassadeurs étrangers s'interposèrent pour obtenir de Thiers la libération de Mgr Darboy en échange de Blanqui. «Si l'on ne nous rend pas Blanqui, l'archevêque mourra.» Mais Thiers connaissait la valeur sociale du vieux chef populaire. Il refusa. Pour mieux vaincre la Commune, il condamnait à mort Mgr Darboy et comptait également, par ce meurtre, dresser contre la Commune l'opinion catholique ignorante des pourparlers que les fédérés ne cessèrent de continuer loyalement jusqu'à la fin. Les décisions de Thiers seront d'ailleurs toutes impitoyables. Le 25 avril, il fait arrêter les convois de vivres dirigés sur Paris. Se rappelant que les Prussiens avaient réduit la capitale par la famine, Thiers recourt au même procédé tandis qu'il renforce son armée. Bismarck lui a rendu 100 000 prisonniers qui arrivent en France croyant la guerre terminée et qui, contraints de la reprendre, la mèneront sauvagement. L'offensive des Versaillais s'accentue, le 28 avril la Commune constitue un Comité de salut public. L'évocation des mots mêmes de 93 lui semblait suffisante pour la sauver. En réalité, la confusion règne maintenant partout: la Commune est débordée par les événements. Cependant, ses dernières mesures ont précisé son caractère révolutionnaire. L'état nouveau lui apparaît dans ses éléments essentiels: armée populaire, mandat impératif aux élus, révocabilité des députés et des fonctionnaires, élection des juges, fixation à 6 000 francs du maximum des salaires, interdiction des cumuls. Il y a là tout le principal d'un contrôle du pouvoir par le peuple et un journal comme le Père Duchesne, sous la direction de Vermersch, apercevait que l'oeuvre prolongeait l'action de Marat et de Hébert. On décréta enfin la peine de mort contre les fonctionnaires concussionnaires. Au même moment, Thiers, gros actionnaire des Mines d'Anzin prenait à Versailles un arrêté pour obliger la marine à se fournir en briquettes à la Compagnie d'Anzin dont il fixait lui-même le tarif, sans adjudication. On peut comprendre comment cet homme et son Assemblée devaient haïr ceux qui venaient d'écrire: «C'est le parasitisme et le travail, l'exploitation et la production qui sont aux prises.»
Il apparaissait aux Parisiens que si, depuis la Révolution de 1789, ils n'avaient cessé de lutter pour l'accomplissement de la République, c'était bien qu'aux forces féodales vaincues alors, il s'en était substitué d'autres qui ne leur étaient pas plus favorables en dépit de l'effort mené jadis en commun. Ils comprenaient qu'une démocratie au service du Capital était sans doute un progrès sur la féodalité terrienne, mais que cette même démocratie devait s'achever en passant à son tour au service du peuple. C'était cela qu'ils entendaient traduire en la qualifiant de «sociale», et plus Versailles s'acharnait à les vaincre, plus ils se persuadaient d'avoir raison. Auprès de Thiers, ils voyaient unis royalistes, bonapartistes, politiciens, banquiers, tous ceux que le peuple tenait pour ses ennemis. Leur haine de cette République populaire que voulait Paris lui montrait qu'il pouvait donc y avoir plusieurs sortes de Républiques - les souvenirs de juin 48 revenaient en foule, les poings se crispaient, seul le drapeau rouge flottait sur les barricades et l'on chantait dans les rues des variantes de la Carmagnole ou les chansons d'Eugène Pottier. Semaine par semaine, la pensée devenait plus nettement révolutionnaire: la République ne serait vraiment faite qu'une fois la féodalité bourgeoise détruite. Babeuf avait dit juste: la Révolution de 89 n'avait été qu'une étape vers l'autre, la dernière, qui libérerait l'homme de toute forme d'exploitation humaine. Cela montait en bouffées de violence dans la tête des Parisiens et, par la spontanéité populaire, les objectifs de la lutte se concrétisaient. Ce n'était encore que spontanéité. Il y eût fallu pour la rendre décisive, ce rouage vital que constituent dans une classe un parti et sa doctrine. L'un et l'autre manquaient aux membres de la Commune et la diversité de leurs tendances peut être rendue responsable du conflit qui surgit entre le Comité central de la garde et le Comité de salut public à propos des affaires militaires, tous deux également incapables de les mener avec audace. Il y avait là vingt-et-un radicaux, dix-huit socialistes appartenant à la première Internationale et quarante-quatre républicains fidèles au blanquisme de 1839 tous pareillement, bien qu'à des degrés divers, sous l'influence de Proudhon. Il avait fortement exprimé le sentiment d'un peuple que le capitalisme n'avait pas encore totalement prolétarisé et, dans cette transition petite-bourgeoise, venaient se confondre les solutions contradictoires du socialisme intégral et du mutualisme capitaliste. Telles furent les fautes qu'avaient déjà commises les chefs de la Commune lorsqu'ils prirent le sentiment de leur perte: leurs idées se réaliseraient un jour; leur tentative actuelle demeurerait une ébauche - ils mourraient avec elle.
La Commune ne songea pas à épurer la capitale et il resta en liberté une population bourgeoise hostile au peuple et qui renseignait Versailles sur les mouvements de troupes de la garde nationale: complots et trahisons se succédèrent. Tandis que le rationnement faisait subir aux travailleurs de pénibles privations, les dîners chez Brébant ne cessaient point - Renan, Goncourt et Berthelot s'en flattèrent. Pas un instant, la Commune ne se préoccupa de les atteindre dans leurs privilèges de bourgeois opulents qui attendaient avec impatience le retour de Thiers. La Commune ne sut pas non plus établir de liens avec les paysans ni avec les villes de province. Elle ne se préoccupa point de profiter des élans de sympathie que provoqua dans le monde l'entreprise de Paris. Elle eût trouvé un soutien chez les municipalités radicales qui envoyèrent à Versailles des ordres du jour favorables aux fédérés. Macon et Lille demandèrent à Thiers de proclamer la République. Lorsqu'il eut refusé, la Commune ne fit rien pour le faire savoir au pays ni pour lui faire comprendre que la Commune ne se proposait nullement de morceler la France comme Versailles l'en accusait et qu'une République populaire, pour être une fédération de libertés, n'en restait pas moins indivisible. Les soulèvements du Creusot, de Narbonne, de Limoges échouèrent, faute de coordination. Un congrès de municipalités eut lieu à Lyon et se sépara en acclamant Paris. Tout cela se perdit dans le manque d'esprit offensif dont la Commune fit preuve dès son premier jour. Par contre, la propagande de Thiers fut sans scrupules et si puissante qu'elle a laissé sa trace dans la conscience de bien des républicains de bonne foi.

Il était trop tard quand les chefs de la Commune comprirent leurs erreurs. Le capitaine d'artillerie Rossel qui commandait en chef ne s'était rallié à la Commune que par haine de Bazaine contre qui il s'était révolté à Metz. Après la chute du fort d'Issy, manquant de ténacité révolutionnaire, il s'enfuit. Alors, la Commission exécutive confia la Guerre à Delescluze. Ce vieux Jacobin épuisé par la maladie, se livra passionnément à sa mission et fit l'admiration du courageux général polonais Dombrowski et des 15 000 fédérés qui lui restaient pour défendre Paris. Delescluze fut, avec Jourde, délégué aux Finances, la belle figure de cette époque où les Parisiens tracèrent pour le monde des croquis d'avenir. Le fort de Vanves tomba le 14 mai, le moulin de Cachan le 18. A partir du 21 mai, les troupes de Thiers pourvues d'artillerie commencèrent à pénétrer lentement dans Paris. Etrange atmosphère, la tiédeur du printemps semble avoir détendu les énergies; dans les salons et le jardin des Tuileries, on a organisé des concerts au profit des ambulances et des victimes et jusqu'au 20 mai il y a eu foule, la même qui, l'avant-veille, avait applaudi aux sons de la Marseillaise à la démolition de la colonne Vendôme, image du despotisme. Soudain, à la guerre des fortifications, succède la guerre de rues : les Versaillais sont entrés par la porte de Saint-Cloud et Delescluze proclame que «l'heure de la guerre révolutionnaire a sonné». Le peuple lutte barricade par barricade et si le maréchal Mac-Mahon progresse jusqu'au 23 mai, c'est qu'il a introduit dans la capitale près de 100 000 hommes, contre ces boutiquiers, ces femmes, ces ouvriers auxquels manquent les munitions et que la perte de Montmartre met sous le feu des canons du maréchal.
Depuis deux jours, Thiers avait commencé la répression: ses cours martiales envoyèrent à la fosse commune tous les prisonniers qui leur tombèrent entre les mains. Thiers fit fusiller des enfants de cinq ans. Au soir du 23 mai, l'angoisse populaire devint de la folie; le peuple découvrit que, pour garder le pouvoir, les Versaillais ne seraient plus seulement des traîtres mais des assassins. Alors, Paris flamba. L'incendie éclate des deux côtés de la Seine, les Tuileries, palais des rois, s'écroulent. Après avoir mis le feu à l'Hôtel de ville, la Commune décide le 24 mai de répondre aux fusillades de Thiers par l'exécution des otages, ceux qu'on lui avait offert en vain pour la liberté de Blanqui. Mgr Darboy fut alors seulement exécuté, sacrifié délibérément par Thiers au désespoir d'un peuple qu'il allait tenter d'anéantir. A défaut de se rendre maître des idées, c'est une méthode classique de détruire le peuple qui les anime. Thiers se proposait d'édifier son régime sur les ruines de cette République populaire qui était la réprobation de sa vie entière.
La Commune reflue en déroute vers la mairie du XIe. On fusille partout, autour des dernières barricades. Les Versaillais brûlent le ministère des Finances. Les ultimes efforts des fédérés se concentrent au Château-d'Eau, à l'entrée du boulevard Voltaire. Le 25 mai, vers le soir, Delescluze gravit les pavés de la barricade et s'offre au tir des Versaillais. Il tombe foudroyé. La place cède peu après. Le 26 mai, Varlin se retranche rue Haxo. Après l'exécution de l'archevêque, on condamne Jecker, le banquier qui avait valu à la France la guerre du Mexique. «Voilà huit jours qu'on fusille les nôtres en tas, s'écrie un vieillard, et vous voudriez qu'on épargne ces gens-là.» Le 27 mai, Thiers prend son temps, il fait avancer ses troupes vers le Père-Lachaise. Les fédérés perdent les Buttes-Chaumont et la lutte s'achève dans le cimetière, parmi les tombes où l'on abat, au pied du mur de Charonne, les derniers combattants de la Commune - le 28 mai à midi.
Au même instant, à Versailles, l'Assemblée nationale entend une messe d'action de grâces et s'agenouille pour remercier la Providence. Thiers avait déclaré que les généraux de l'armée de Versailles étaient «de grands hommes de guerre». Il avait déjà oublié Metz et Sedan et ne songeait plus qu'à la protection des baïonnettes prussiennes dont Francisque Sarcey se réjouissait officiellement.
La répression fut abominable. On massacra dans les églises, au Mur, au Panthéon, dans les ambulances, on tua à bout portant des femmes qui allaitaient leurs bébés, des médecins, des invalides, des blessés, des infirmiers. On massacra à coups de mitrailleuses dans la boue des docks de Satory. On fit des cortèges de prisonniers à Versailles et les élégantes vinrent cracher sur eux. Un colonel s'esclaffa: «C'est un maçon et il veut gouverner la France.» Les rois et les aristocrates riaient ainsi jadis des prétentions de la bourgeoisie, de ses boutiques, de son commerce et de ses colères. Ce colonel ne se doutait pas qu'il venait d'énoncer toute la question sociale en résumant l'histoire du pays - l'histoire douloureuse de l'accession des classes successives au pouvoir.
Durant la «semaine sanglante», il y eut 20 000 exécutions. Puis les conseils de guerre prononcèrent 13 000 condamnations. Le gouvernement demanda aux gouvernements étrangers l'extradition des réfugiés. Le général Galliffet vengea l'Empire, il vengea le banquier Jecker, il vengea archevêque Darboy, il vengea le pape auquel le peuple italien venait d'enlever Rome, il vengea Bismarck des résistances de Paris, il vengea enfin la réaction dont Thiers avait assuré le triomphe. Il crut avec lui que la défaite de la Commune serait celle de toute émancipation du travail et que le pouvoir en aurait fini avec le peuple.
Alors Gambetta, comme il rentrait à Bordeaux, y prononça un discours où il parla des «fureurs impies des multitudes inconscientes». C'étaient elles cependant qui venaient de fonder en France la République, par l'ampleur même du sacrifice populaire.

Aucun commentaire:

Archives du blog