Eric Drexler, l’oracle du Forsight Institute, a été le premier à l’imaginer et à y lier le destin des nanotechnologies. Nombreux sont ceux qui ont opposé des objections de principe, invoquant un moratoire, moins nombreux ceux qui ont apporté des objections scientifiques ; tel le chimiste Richard Smalley. L’émergence des nano-bio-technologies renouvelle cette question.
« Moreover, self-replication is unnecessary : the development and use of highly productive systems of nanomachinery (nanofactories) need not involve the construction of autonomous self-replicating nanomachines. Accordingly, the construction of anything resembling a dangerous self-replicating nanomachine can and should be prohibited. »Safe exponential manufacturing Chris Phoenix etEric Drexler, 6 avril 2004(les traductions des passages en anglais sont regroupées à la fin de l’article)
L’institut de prédiction
Où l’on découvre La Mecque des nanotechnologies.
Cette organisation, fondée par Eric K. Drexler et dont il est le porte-parole, a pour objectif de prévoir les implications des nouvelles technologies à fin de mieux y préparer la société. Son importance dans la fortune actuelle des « converging technologies », leur orientation et leur financement, est indéniable. Tous ceux qui se sont intéressés à ces technologies émergentes (chercheurs, investisseurs, experts, décideurs, artistes) ont été influencés par les publications de l’institut ; originellement par le désormais « classique » Engines of creation publié par Drexler alors qu’il était encore étudiant au M.I.T. sous la direction de Marvin Minsky, en 1986.
Sur la base de ces engins créateurs , les « drexlériens » prophétisent un futur radieux : une production « propre » à coût quasi-nul (économie de temps, d’énergie, de matière, de main d’œuvre...), solution pour un « développement durable » ; des machines intelligentes qui seconderont les hommes, les suppléeront (ou les supplanteront) ; un renouvellement de l’exploration spatiale, vers l’exploitation des ressources extraterrestres voire la colonisation indéfinie de l’univers ; l’éradication des maladies et des pandémies (cancers, sida, ...), l’allongement de la durée de vie ad libitum et la résurrection des cryogénisés ; l’amélioration de la nature et de l’homme, la « bionique », d’abord pour pallier des infirmités puis pour augmenter les capacités ou en créer de nouvelles ; une gestion raisonnée ( ?) de la planète, avec des bactéries qui métabolisent la pollution ou régulent le taux de CO2 dans l’atmosphère...Enfin, last but not least , les inestimables applications militaires.
Pour utopique (et délirante) qu’elle paraisse, cette liste non-exhaustive se trouve plus ou moins reprise, un peu partout dans le monde, pour justifier les investissements énormes, tant publics que privés, consentis dans la recherche en nanotechnologie. Ce sont les espoirs communs des chercheurs, experts et idéologues des nanotechnologies à l’horizon des dix, vingt ou quarante années à venir. Promesse d’un monde exempt de souffrance, de manque, de maladie, de mort. La résurrection des corps (cryogénisés) en prime : un âge d’or .
Technologie moléculaire
Des atomes à l’objet, description des nanotechnologies selon Drexler.
L’idée de base de Drexler, explicitée dans l’ouvrage sus-cité, repose dans la conception d’un « assembleur moléculaire ». Sorte de nanomachine capable d’assembler la matière, atome par atome ou molécule par molécule, pour fabriquer n’importe quel objet et notamment d’autres assembleurs identiques. Une myriade de ces assembleurs, constituant une nano-usine (nanofactory) serait ainsi à même d’assembler une télévision, une voiture ou pourquoi pas un sandwich, en un temps raisonnable et pour un coût dérisoire.
Deux personnalités ont avant lui tracé la voie.
D’une part, Richard Feynman, célèbre physicien atomiste ayant participé au Projet Manhattan, qui a exprimé, au cours d’une conférence prononcée au Cal Tech en 1959, sa vision prémonitoire d’une technologie moléculaire et même atomique. Il y affirme que rien ne s’oppose (aucune loi physique) à la manipulation de la matière à l’échelle de l’atome pour fabriquer à terme l’équivalent de nos machines macroscopiques (voitures, robots, ordinateurs, etc.) au niveau moléculaire.
D’autre part, John von Neumann, mathématicien, logicien, informaticien, père spirituel des sciences cognitives et de la complexité, pour ses études sur les « automates cellulaires », soit des automates capables de se répliquer, voire de s’auto-complexifier. Travaux repris et approfondis ensuite par la Nasa et qui ont permis de démontrer que la complexité d’un tel automate n’était pas excessive.
On voit très clairement comment les deux liés, la fabrication à l’échelle de l’atome envisagée par Feynman et les automates réplicateurs de Von Neumann, conduisent aux assembleurs moléculaires. Prestigieuse généalogie et caution scientifique d’excellence pour les conceptions d’Eric Drexler, à quoi s’ajoute la notoriété de son mentor, Marvin Minsky, qui fait autorité en intelligence artificielle.
Controverse
Les nanorobots sont-ils possibles ?
La publicité faite par Drexler à son assembleur auto-réplicateur suscite des réactions en chaînes. La montée en puissance des nanotechnologies à la fin des années quatre-vingt-dix entraine des réactions négatives qui prennent appui, notamment, sur la crainte de l’auto-réplication. Successivement l’Etc Group, Bill Joy et le Prince Charles, demandent un moratoire sur cet aspect de la recherche.
En septembre 01, par un article intitulé Of chemistry, love and nanobots paru dans l’ American scientific , le chimiste Richard Smalley a fustigé les constructions virtuelles de l’ingénieur Eric Drexler. Le sous-titre de l’article est explicite : « How soon will we see the nanometer-scale robots envisaged by K. Eric Drexler and other molecular nanotechnologists ? The simple answer is never ». À cette adresse Drexler a répondu par une lettre ouverte publiée sur le site web du Forsight Institute.
En décembre 03 la controverse entre les deux hommes s’est étalé dans les pages du Chemical & engeneering news . Le débat peut surprendre plus de quinze années après la publication par Eric Drexler d’ Engines of creation ; ouvrage qui de l’aveu même de Smalley l’a orienté vers la recherche en nanotechnologie.
Parmi les arguments du chimiste, il y a surtout l’idée que les « doigts » des assembleurs seraient trop gros et trop collants (fat and sticky fingers) et les réactions chimiques trop subtiles (à l’image de l’amour) pour permettre une manipulation et un positionnement précis des atomes ou des molécules. S’il concède à Drexler que le vivant dispose de doigts pour manipuler la matière au niveau moléculaire (enzymes, ribosomes, protéines...) c’est pour mieux faire le distinguo entre une chimie du vivant en milieu aqueux et les besoins de l’industrie en matériaux spécifiques ; les ordinateurs ou les voitures ne sont pas constitués de bois et d’os. De son côté, l’ingénieur imagine toute une nano-usine complexe de nano-convoyeurs, nano-positionneurs, nano-ordinateurs soumis à des fréquences de l’ordre du giga hertz et en réfère in fine à la vision prémonitoire de Richard Feynman d’une fabrication moléculaire strictement mécanique. Les deux hommes ne tombent pas d’accord.
La technicité du débat ne doit cependant pas nous égarer sur le véritable enjeu de la polémique. La clé s’en trouve dans la conclusion que le professeur Smalley a eu le privilège d’apporter. « You and people around you have scared our children. I don’t expect you to stop, but I hope others in the chemical community will join with me in turning on the light, and showing our children that, while our future in the real world will be challenging and there are real risks, there will be no such monster as the self-replicating mechanical nanobot of your dreams. »
Il faut noter qu’entre-temps Michæl Crichton, auteur à succès, a mis en scène de tels nanobots dans son roman Prey (02) de manière dramatique, puisque « la proie », en l’occurrence, c’est l’homme (et le carbone qu’il contient). De quoi marquer les jeunes esprits américains.
Il semble que, sur ce point, le coup porté par Smalley aux élucubrations de Drexler ait touché au but. Si ce dernier n’a pas abandonné les principes de base de sa technologie moléculaire, il parait avoir écarté la nécessité de l’auto-réplication des assembleurs ainsi qu’en témoigne la citation tirée de Safe exponential manufacturing , ici mise en exergue. Certainement Drexler est-il animé du souci de garantir une publicité positive à sa technologie moléculaire et aux nanotechnologies en général ; dans le droit-fil de l’activité de lobbying propre au Forsight.
Doit-on en conclure que l’auto-réplication serait désormais bannie de la recherche en nanotechnologie ?
Auto-catalyse, auto-assemblage, auto-organisation...
De bas en haut : les nanotechnologies réellement existantes.
Les nanotechnologies représentent plus qu’un changement d’échelle d’un facteur mille au regard des microtechnologies, dans le cadre d’un procès continu de miniaturisation de l’électronique (loi de Moore). Elles opèrent un renversement dans la façon de penser la production des objets, que ceux-ci soient in fine nano-, micro- ou macroscopiques.
L’approche traditionnelle consiste à usiner un matériau ; retirer de la matière. Partir de grand et faire de plus en plus petit. Que ce soit la taille du silex pendant la préhistoire ou la photogravure sur silicium au vingtième siècle, la méthode reste fondamentalement la même.
À l’échelle du nanomètre, des dispositifs ont été conçus pour « voir » et manipuler la matière (STM et AFM), d’autres sont à l’étude pour réaliser la nano-impression ou la nano-gravure ; soit un usinage fin. Cependant les contraintes industrielles d’une production à grande échelle et à faible coût se heurtent à la seconde loi de Moore qui prévoit une croissance exponentielle du coût des unités de production à mesure de la miniaturisation.
L’alternative revient à procéder à la fabrication d’un nano-objet fonctionnel, en partant des briques élémentaires, atomes et molécules, par auto-assemblage et auto-organisation. C’est l’approche dite « bottom-up ». « Dans les perspectives liées à cette approche, un consensus apparaît pour considérer la voie de l’auto-assemblage comme la seule voie permettant la construction de structures organisées à grande échelle. En France, le précurseur de cette voie est J. M. Lehn (Prix Nobel de Chimie) dont les travaux ont donné naissance au concept de chimie supramoléculaire. »
Cette méthode ne permet pas seulement de poursuivre dans la voie de la miniaturisation de l’électronique, mais aussi de développer de nouvelles architectures, à la fois plus complexes et moins coûteuses à produire. Cas des techniques hybrides, sur support silicium (CMOS), avec croissance de nano-jonctions, nano-plots, nano-fils ; typiquement des nanotubes de carbone. Vers une tridimensionnalité des circuits. Cas de l’électronique moléculaire pour laquelle l’objectif d’une molécule unique représentant le circuit électronique, ouvre la voie de la computation quantique et d’une picotechnologie .
À l’échelle des phénomènes considérés, sous la barre des 100nm, apparaissent des effets quantiques. On parle d’échelle mésoscopique. Les propriétés manifestées par les nano-objets sont difficilement prédictibles ou modélisables, elles sont plus souvent découvertes. Une difficulté majeure repose dans la mesure des propriétés électriques et autres des nano-objets. Ou la difficulté du transfert d’information entre un système nanoscopique et un système macroscopique, de façon fiable. Et la nécessité pour le chimiste de contrôler parfaitement la production de ses molécules.
Aux procédés chimiques d’auto-assemblage, auto-catalyse, synthèse, compatibles avec les technologies actuelles ; s’ajoutent de plus en plus des procédés biotechnologiques.
... Auto-réplication
Comment on asservit déjà le vivant.
De fait des machines moléculaires dotées de la capacité de se répliquer existent depuis longtemps, et elles ont déjà envahi la planète, en la modifiant radicalement. Ce sont les cellules vivantes, les bactéries en premier lieu. On peut les considérer - et les idéologues des nanotechnologies ne s’en privent pas - comme des usines moléculaires utilisant les molécules présentes dans leur environnement pour s’alimenter, se défendre, produire et se reproduire.
La tentation est grande, à la croisée des bio et des nano technologies, d’utiliser ces « machines » pour de nouvelles et prometteuses applications. À l’échelle nanométrique, protéines, enzymes, brins d’ADN, représentent les briques non-vivantes du vivant.
Une avancée notable des nano-biotechnologies a été la synthèse d’un moteur biomimétique (dont le modèle existe dans la nature) par une équipe franco-japonaise. Il s’agit en fait d’un composé biologique extrêmement courant, l’ATPase F1, une protéine qui fonctionne comme un moteur rotatif. Pouvant faire office aussi bien de moteur que de générateur, sa rotation peut être parfaitement contrôlé. Ce qui implique une technologie hybride.
Au Technion Institute, dans le cadre de recherches sur la miniaturisation des circuits électroniques, Erez Braun a utilisé les propriétés de recombinaison et de repli sur soi des molécules d’ADN pour induire un processus d’auto-assemblage de nanotubes de carbones à fin de réaliser le plus petit nano-transistor fonctionnel existant.
Milan Stojanovic, chercheur à la Columbia University de New York, et Darko Stefanovic, de l’université du Nouveau Mexique à Albuquerque, ont présenté un automate cellulaire constitué d’enzymes et de molécules d’ADN. Capable pour l’instant de « jouer au morpion » (et de ne pas perdre !) ils espèrent fabriquer des machines nanoscopiques, capables de détecter des cellules malades et de les soigner, conçues sur le modèle de cet automate.
Animé de la même intention, le professeur Ehud Shapiro de l’Institut Weizman (Israël) a mis au point un ordinateur à ADN. « Prototype d’un ordinateur médical moléculaire capable de diagnostiquer des maladies et de produire un médicament si le diagnostique est positif », dixit le professeur. Des dizaines de milliers de milliards de ces « automatons » contenus dans une goutte d’eau pourront être injectés dans le corps du patient et travailler en réseau au sein des tissus.
Angela Belcher, de l’Université du Texas à Austin, sélectionne des virus ayant une prédisposition à s’attacher à certaines molécules métalliques spécifiques (manière d’utiliser le vivant dans la production d’artefacts). Comme les virus ne se répliquent pas tout seul, elle infecte des bactéries pour produire des millions de clones de ses virus, les met en contact du matériau, rince, réplique à nouveau ceux qui sont restés collés, sept à dix fois. Les applications potentielles sont légions et Angela dispose de sa propre société pour rentabiliser ses « bébés ».
Ces illustrations, qui frisent la zoologie, exemplifient l’utilisation des biotechnologies au niveau nano. Biomimétisme, contrôle précis d’assemblages macro-moléculaires tridimensionnels pour l’éléctronique ou la robotique, ordinateurs à ADN... La structure de l’ADN permet à la fois un contrôle précis (avec auto-correction) des formes et une résolution computationnelle d’un certain type de problèmes (automates cellulaires) ainsi que la synthèse in situ de molécules actives (drogues).
D’une manière la convergence des nano et des bio technologies constitue surtout une reprise du projet biotechnologique, la modification du génome de bactéries (très souvent escheria coli ) pour la production, telle l’insuline depuis quelques années, un plastique biodégradable aujourd’hui, demain de la soie d’araignée ; ou d’insectes. Dans ce sens la cellule minimum, conservant sa propriété d’auto-réplication, a été sélectionnée ; elle ne possède plus que quelques centaines de gènes, auxquels il sera possible d’ajouter de nouvelles fonctions
Les noces des bio et des nano technologies ne font que commencer. Chaque discipline scientifique réunie dans le domaine du nanomètre et alentours, défriche un champ nouveau pour elle. Beaucoup d’inconnues demeurent en protéomique, en génomique, et l’industrie cellulaire est loin d’être percée à jour.
La question demeure, identique depuis le débat entre Drexler et Smalley : comment reproduire artificiellement ce que fait le vivant ou comment faire travailler le vivant hors du milieu aqueux qui le caractérise ?
Nature artificielle
Un nouvet oxymore, en guise de conclusion provisoire.
Un exemple d’artefact auto-réplicateur est un « ver » (worm) informatique. Pour certains, vers et virus, petits bouts de programme informatique, sont les prototypes d’une forme artificielle de « vie ». Ce genre de joujoux échappe nécessairement à celui qui l’a conçu. Ils illustrent la possibilité de reproduire des « mécanismes » du vivant : auto-réplication, auto-complexification.
Encore de ces monstres engendrés par le sommeil de la raison. Depuis les premières publications de Drexler, l’ambition ultime de la convergence nanotechnologique demeure l’émergence d’une nature artificielle . Ainsi que le réaffirment, en introduction de leur réflexion Nanoscience : nouvel âge d’or ou apocalypse ? MM Louis Laurent et Jean-Claude Petit. « On peut imaginer une synergie ultérieure de ces disciplines [physique, chimie, biologie] avec la science de la complexité, étape manquante pour passer de l’objet nanométrique bien maîtrisé à des systèmes beaucoup plus « riches » à l’image de ce que fait la nature avec les cellules ou le cerveau. »
Complexité et Maîtrise sont-elles compatibles ?
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