La Proclamation des Gueux
Qui sommes-nous ?
Nous sommes ceux qui travaillent et qui n'ont pas le sou.
Nous sommes les proprios décavés ou ruinés, les ouvriers sans travail ou peu s'en faut, les commerçants dans la purée ou aux abois. Nos sommes ceux qui crèvent la faim.
Nous sommes ceux qui ont du vin à vendre et qui ne trouvent pas toujours à le donner ; nous sommes ceux qui ont des bras à louer et qui ne peuvent guère les employer ; nous sommes ceux qui ont des boutiques dont les clients paient sans argent. Nous sommes ceux qui crèvent de faim.
Nous sommes ceux qui sont endettés, les uns jusqu'au cou, les autres par dessus la tête : tous ceux qui paient mal et tous ceux qui ne paient plus. Nous sommes ceux qui ont quelque crédit, ceux qui n'en ont guère et ceux qui n'en ont pas. Nous sommes ceux qui crèvent de faim.
Nous sommes ceux qui doivent partout : au boulanger, à l'épicier, au percepteur et au cordonier ; ceux qu'éconduisent les prêteurs, que relancent les huissiers et ceux que traquent les collecteurs d'impôts. Nous sommes ceux qui voudraient vivre en honnêtes gens et qui sont acculés aux expédients et à la misère. Nous sommes ceux qui crèvent de faim.
Nous sommes ceux qui aiment la République, ceux qui la détestent et ceux qui s'en foutent, nous sommes ses ardents défenseurs ou ses adversaires déclarés : radicaux ou conservateurs, modérés ou syndicalistes, socialistes ou réactionnaires, nous sommes ceux qui ont leur jugeotte et aussi leurs opinions. Mais nous avons un ventre et nous sommes ceux qui crèvent de faim.
Nous sommes ceux enfin dont chaque espoir s'est traduit par plus de misère. Nous sommes ceux qui, rivés au sol, demandent à ce sol leur pitance ; c'est par nous que la terre est belle et verdoyante ; par nous elle produit plus qu'en tout autre temps. Nous sommes ceux qui la fécondent par leurs soins, leurs efforts, leur travail et leur peine. Hélas, parmi les gueux, nous sommes les plus gueux. Nous sommes ceux qui crèvent de faim.
Nous sommes enfin des miséreux, des miséreux qui ont femmes et enfants et qui ne peuvent pas vivre de l'air du temps. Nous sommes ceux qui ont des vignes au soleil et des outils au bout des bras, ceux qui veulent manger en travaillant et œux qui ont droit à la vie. Nous sommes ceux qui crèvent de faim.
Cela fait maintenant plus de 90 ans que se sont produits les événements dont nous allons parler, manifestations de colère, de désespoir, mais aussi d'une immense solidarité entre tous les départements viticoles du midi. Des dizaines de milliers de manifestants se retrouvent chaque semaine dans une grande ville pour y clamer leur révolte devant une situation qu'ils ne comprennent plus, des villages entiers défilent derrière des banderoles et des panneaux où l'humour, politesse du désespoir, masque une profonde amertume : le vin du midi ne se vend pas, les cours se sont effondrés depuis quatre ans, ils sont ruinés.
Le mouvement, échappant aux cadres politiques traditionnels, est parti de deux villages: Argelliers, dans l'Aude, mais aussi la commune de Baixas, qui en février 1907 décide sous l'impulsion de son maire Tarrius de pratiquer la grève de l'impôt. Très vite le mouvement fait tache d'huile et se donne un porte-parole dont l'éloquence entraînera les foules: Marcellin Albert, d'Argelliers. Le premier grand meeting a lieu à Coursan le 14 avril, et chaque dimanche on prendra l'habitude de se retrouver, de plus en plus nombreux et solidaires, pour atteindre le chiffre de 500 000 personnes (800 000 pour certains) à Montpellier, le 9 juin.
Devant l'absence de résultats, la lutte se durcit, entraînant la répression gouvernementale menée par Clémenceau, qui fait arrêter les principaux dirigeants du mouvement. La révolte pacifique et souriante devient alors émeute, souvent sous l'impulsion de provocateurs (une tactique qui depuis a fait ses preuves !). L'armée intervient de plus en plus brutalement, et le drame se produit à Narbonne le 19 et le 20 juin : six manifestants sont tués. Peu à peu le mouvement se calmera, le gouvernement ayant pris, trop tard, les mesures d'apaisement qui s'imposaient. Cette révolte de "Gueux", ainsi que les appelait Marcellin Albert, n'a jamais disparu des mémoires, où elle demeure, un peu à la manière de la Croisade des Albigeois au moyen-âge, le symbole du combat de tout un peuple contre un centralisme aveugle et despotique venu du nord.
Pendant des siècles, depuis l'essor démographique de l'an mil, la situation de la viticulture avait été à peu près la même : on produisait du vin pour la consommation familiale, pour celle du seigneur ou de l'abbaye dont on dépendait, plus rarement pour l'exportation. La vigne était cultivée par les plus pauvres, sur des coteaux ainsi que sur les plateaux non irrigués. Quant au "regatiu", il était essentiellement réservé aux cultures céréalières.
Pourtant, au XVIIIe siècle, on note déjà une première tentation de monoculture viticole: les paysans du Roussillon et du Fenouillèdes, constatant que leurs vins sont appréciés et se vendent nettement mieux que leurs blés, plantent des vignes non seulement sur les terres incultes, mais aussi de façon clandestine car c'est contraire aux lois en vigueur, sur les bonnes terres. L'abbé Marcé, curé de Corneilla-la-Rivière, dans un ouvrage d'agronomie paru en 1785, condamne d'ailleurs cette évolution, estimant que "l'appat d'une récolte plus abondante est préjudiciable au propriétaire, parce que souvent son vin tourne et qu 'il ne retire pas l'argent des frais et du travail, préjudiciable à la patrie parce que ces vins discréditent les bons. "
Il est vrai que certains vins ont une réputation bien établie depuis le Moyen-Age, à l'image du Rivesaltes (on en avait expédié en 1445 pour les fêtes que le roi de Navarre avait organisées en l'honneur de son gendre, le comte de Foix). Quant aux vins de Collioure, leur réputation est encore plus ancienne, puisqu'elle pourrait remonter à l'Antiquité. Cependant, dès le XVIIIe siècle, le Roussillon connaît des difficultés pour la commercialisation de son vin, et les viticulteurs sont nombreux à exiger d'importants droits de douane sur les vins espagnols. Certains cahiers de doléances se font l'écho de leurs préoccupations, notamment ceux de Rivesaltes, de Salses et de Clairà. Voici par exemple un extrait du cahier de Salses:
"Nos vins qui passoient autrefois en Espagne ni passent plus aujourd'huy à cause du droit de dix livres par charge d'entrée imposé par le Roy d'Espagne. Ce débouché nous étant fermé, le Port Vendres sembloit nous en ouvrir un non moins favorable et il le feroit sans doutte si nottre monarque mettoit sur le vin d'Espagne le même droit que celluy-ci a mis sur le vin de France du moins dans les ports du Roussillon et du Languedoc. Il n'est pas d'autre moyen pour vendre cette denrée, la seule qui, par la quantité des espèces qu'elle nous fait entrer, peut restaurer et revivifier la province... "
Il semble bien qu'on ait eu affaire, à partir de 1780, à la première grande crise viticole, qui se poursuivra jusqu'en 1789. En 1782, la baisse des prix est évaluée à 66 % et il faut donner le vin à vil prix, ou encore le convertir en eau-de-vie. Toujours en 1782, seuls 60 000 hectolitres sur 260 000 produits sont exportés, soit moins du quart de la production.
Dans la première moitié du XIXe siècle, même si la viticulture continue de grignoter du terrain, on ne peut pas encore parler de véritable essor, trop d'éléments s'y opposent :
- Le prix des céréales, beaucoup plus élevé dans notre région que dans le reste de la France, notamment sous l'Empire, incite les agriculteurs à en développer la production, même si la commercialisation de leurs blés est parfois difficile.
- Le protectionnisme, s'il rend difficiles les importations de vins étrangers, est surtout nuisible à l'exportation de nos vins, frappés de droits excessifs.
- la modernisation des techniques se fait très lentement, et presque uniquement dans les grands domaines. Pour la taille, le sécateur commence à se répandre sous la Restauration, mais c'est surtout la serpette (podadora) qui est utilisée, et les raisins sont encore foulés dans le trull.
- ajoutons enfin le poids des tracasseries administratives, telles que le ban des vendanges ou encore un édit royal de 1832 qui interdit toute nouvelle plantation de vigne sans une "permission expresse de sa Majesté".
Deux éléments vont être essentiels pour le grand démarrage viticole, et tous deux se produisent sous le Second Empire: c'est d'abord l'alignement du prix du blé des P.O. sur l'ensemble des blés français, qui va entraîner un rapide effondrement de la céréaliculture ; ainsi passe-t-on de 95 000 hectares cultivés en 1852 à 62 000 en 1882. C'est ensuite et surtout le libre-échange, lié à l'ouverture de nombreuses routes et à la croissance du chemin de fer. Donc, à cette époque, on transforme en vignes de nombreux hectares de terres irrigables et l'on multiplie les plantations de vignobles de l'aspre. Voici d'ailleurs quelques chiffres assez éloquents sur les surfaces plantées en vigne dans le département :
1816: 30 000 ha | 1863: 51 490 ha |
1829: 39 526 ha | 1875 : 57 674 ha |
1849 : 47 930 ha | 1878: 68 253 ha |
La commercialisation du vin dans les P.-O. se crée de façon très empirique. Les intermédiaires de toutes sortes se multiplient ; des centaines de courtiers sillonnent les campagnes, ce qui rend très coûteux le système commercial. Les gros négociants prospèrent sous le Second Empire: à Rivesaltes, ils étaient dix en 1856, ils sont quarante-cinq en 1872. Face à ces négociants, les viticulteurs, inorganisés, sont incapables de lutter et sont obligés d'accepter les prix qu'on veut bien leur proposer. Mais qu'importe, pour l'instant tout va bien: entre 1852 et 1882, le produit des vignes est passé de 9 400 000 francs à 68 150 000 francs, somme qui correspond à 80,2 % du produit agricole végétal du département. On en est bien arrivé au stade de la monoculture avec tous les risques que présente à long terme une semblable situation.
Mais, à partir de 1878,1'insecte fait son apparition, très exactement le 23 février, sur les ceps d'une vigne proche de Prades. Certes, à cette époque on sait comment lutter contre le phylloxéra, mais i'invasion sera catastrophique, car on est encore inorganisé et on n'a ni le courage, ni l'argent nécessaire pour arracher les vignes malades et les remplacer par des souches américaines sur lesquelles on greffera des cépages traditionnels. Reconstituer sa vigne demande d'importants capitaux, et ce sera beaucoup plus facile pour les gros propriétaires que pour les petits.
La chute est brutale : de 76 000 hectares en 1882, on est passé à 42 640 en 1891. Pourtant, on a mis tant d'espoirs dans le vin que le vignoble ne tarde pas à se reconstituer, même si l'on n'atteint plus les chiffres d'avant la crise : en 1896, on est revenu à 55 282 hectares et à 69 027 en 1903. Mais la prospérité n'est retrouvée qu'en apparence, et les viticulteurs, souvent désemparés, constatent que les problèmes prennent un malin plaisir à se multiplier.
L'utilisation des plants américian, avec les travaux de greffe et de taille, représente une véritable rupture avec la vieille routine. Ces nouveaux plants sont très sensibles aux maladies, contre lesquelles il faut lutter sans répit, à grand renfort de soufre et de sulfate de cuivre. Donc, les coûts ont énormément augmenté, mais les viticulteurs croient avoir trouvé le moyen de s'en sortir en accroissant les rendements, en multipliant les plants à gros rendements, mais à faible degré. En 1878, les vins titrant moins de 11° représentaient environ la moitié de la production des P.-O. En 1904, ils en représentent plus des deux tiers. Les rendements sont passés de 19,5 hl/ha en 1882 à 43,85 hl/ha en 1897.
Et puis il y a toujours cette multitude d'intermédiaires douteux, ces courtiers redoutables qui achètent la production aux cours les plus bas. ll y a aussi la concurrence des grands domaines (36 % de la production de tout le midi viticole en 1907) qui sont sortis renforcés par la crise phylloxérique et peuvent se permettre de laisser baisser les prix pour mieux écouler la totalité de leurs stocks. Face à tout cela, un seul remède: I'union, l'entraide, dont certains commencent à sentir la nécessité. Le syndicalisme agricole voit le jour en 1886, mais à cette époque il a surtout pour but l'achat des produits nécessaires à la viticulture, afin de s'opposer aux marges bénéficiaires des intermédiaires. C'est à peu près dans le même esprit que naîtra, en 1907, le Syndicat Professionnel Viticole et Agricole de la Vallée de l'Agly et de la rive gauche de la Têt. De son côté, le Crédit Agricole Mutuel voit le jour en 1901, à l'initiative des membres du syndicat agricole de Montner. Enfin, juste avant les événements du printemps 1907, naissent les deux premières coopératives, à Bompas et à Baixas.
Mais il est déjà trop tard pour certains, que la mévente des vins depuis 1904 achève de ruiner.
L'année 1903 avait fait naître de grands espoirs chez les vignerons. En stagnation depuis trois ou quatre ans, le prix moyen de l'hectolitre venait de remonter fortement pour atteindre presque 26 francs. Mais très vite, il faudra déchanter: dès 1904, le cour moyen descend sous les 12 francs, et il ne remontera plus jusqu'en 1907, année où il descend même à 10 francs. Après avoir cru à un accident, les viticulteurs comprennent que l'ère des profits est terminée, et qu'ils n'arrivent même plus à compenser l'argent investi dans la production. Les plus gros tiennent le coup, les petits sont pratiquement ruinés. C'est l'incompréhension, puis le désespoir, puis enfin la colère contre l'état, jugé principal responsable de cette immense faillite.
"Sans doute, il faut réprimer la fraude et le Gouvernement ne manquera pas à son devoir, mais il faut essayer d'épurer et d 'alléger la production en la débarrassant, pour partie, des gros vins qui encombrent le marché"
Certes il y a du vrai dans les propos du ministre, et en particulier on pourra reprocher aux viticulteurs du Midi de n'avoir pas fait grand-chose pour améliorer la qualité de leurs produits. On l'a vu, dans le souci de recontituer le vignoble le plus rapidement possible après l'épisode phylloxérique, on a privilégié le rendement par rapport à la qualité. On n'a pas songé à mettre en valeur les qualités propres de nos vins, on s'est dit que le degré alcoolique suffirait à assumer l'écoulement des produits. Pour cela, on a fait rétablir un certain protectionnisme en frappant de droits élevés les gros vins d'Espagne et d'Italie, mais on n'a pas pensé que l'Algérie pourrait facilement jouer le même rôle, en bénéficiant de prix à la production et de frais de transports beaucoup plus réduits. Un dixième des vins écoulés en France entre 1901 et 1907 viennent de l'importation, la plupart étant originaires d'Algérie.
Plutôt que de surproduction, il serait sans doute préférable de parler de mauvaise adaptation au marché. Car le vin est un produit très demandé. "Boisson hygiénique", il est jugé indispensable aux travailleurs manuels, auxquels il apporte un supplément d'énergie. Au début du XXe siècle, la consommation annuelle par habitant est supérieure à 120 litres. Il y a bien la concurrence du cidre, comme l'ont dit certains qui ont remarqué que les mauvaises années vinicoles correspondaient à de fortes récoltes de cidre. Mais cela ne suffit pas à contrecarrer la diffusion du vin sur l'ensemble du territoire .
Mais tous ces arguments ne tiennent guère après la récolte de 1906. Cette fois-ci, plus question de parler de surproduction, puisque l'on a produit 760 000 hectolitres de moins que l'année précédente dans les P.-O. Le vignoble a souffert de gelées dont les vignerons se sont dit qu'elles auraient au moins l'avantage de faire remonter les prix. Mais lorsque les courtiers viennent proposer leurs prix, rien n'a changé, c'est même pire qu'avant : 9 francs pour les vins de 11°, 12 francs pour ceux de 13°. Le prix moyen se situe à moins de dix francs. Il y a donc bien une autre explication à la mévente des vins du Midi, et ce ne peut être que la fraude.
Il est vrai que la fraude est partout présente et bénéficie de larges complaisances de la part des autorités, que certains ont même été jusqu'à accuser d'organiser et d'encourager toutes sortes de manœuvres illégales ou légales consistant à casser le marché du vin. Tous les moyens sont bons: mouillage (addition d'eau aux vins forts), vinage (addition d'alcool aux vins faibles, aux piquettes), chaptalisation (importants ajouts de sucre), confection de vin à partir de raisins secs. On fabriquait même du vin sans raisin que les Parisiens achetaient sans sourciller et qui était fait d'un savant melange d'eau, de tannin, de glucose, d'alcool, de crème de tartre et d'extraits divers. Un article du journal "Le Socialiste des Pyrénées-Orientales" en janvier 1906 donne quelques exemples assez évocateurs des diverses fraudes commises avec la bénédiction des services douaniers:
Voici d 'abord une "cuvée spéciale" expédiée en 1904 par un négociant du Bitterois dans un wagon foudre de 150 hectolitres:
- vin naturel: 3 demi-muids
- vin artificiel de sucre: 8 demi-muids
- vin de rebut ou de lies: 11 demi-muids - eau de puits, acides divers: 3 demi-muids
Autre exemple, celui d'un vin saisi chez un marchand en gros parce qu'impropre à la consommation et que l'on revend aux enchères au lieu de le détruire ! L'auteur de l'article nous donne aussi la recette la plus courante pour produire du vin de sucre titrant à huit degrés:
- eau: 100 litres, chauffée à 30-35°
- sucre: 10 kilos
- lies de vin: 80 grammes que l'on peurt rem placer par des levures!)
- glycérine: 50 grammes
- tannin: 15 grammes
- colorants artificiels ou bois de sureau
Le sucre est le principal accusé, et l'on va même jusqu'à accuser le gouvernement de refuser toute nouvelle règlementation sous la pression des gros betteraviers du nord de la France, dont l'industrie est devenue très prospère tout au long du XlXe siècle.
Fraude, surproduction, importations, mauvais choix économique, impuissance des producteurs face aux négociants et aux propriétaires de grands domaines: autant de raisons qui s'ajoutent pour expliquer la ruine de la viticulture méridionale et poussent les uns et les autres à s'unir pour manifester leur colère, pour essayer de s'en sortir s'il en est encore temps.
Depuis 1899, la France était gouvernée par le bloc des gauches, soudés autour des radicaux; mais de nombreuses grèves ouvrières ont rompu cette alliance, entraînant les socialistes dans l'opposition à partir de 1906. Ce qui gêne beaucoup le gouvernement dans les premières manifestations viticoles, c'est de les voir soutenues sans réserve par l'opposition de droite, notamment les royalistes; c'est de voir aussi qu'elles regroupaient des gens d'intérêts aussi divers que les ouvriers agricoles et les grands propriétaires, bref qu'elles échappent à la distinction déjà traditionnelle entre la gauche et la droite. Même gêne chez les socialistes (où ne se sont pas encore opérés les clivages qui, à l'issue de la guerre de 1914-18 et de la révolution russe, donneront naissance au parti communiste): le journal "Le Socialiste des P.-O." ne parle que rarement du mouvement, et lui adresse parfois des critiques; il n'aime pas du tout les coopératives, et s'il ne peut pas attaquer directement celle de Baixas qui s'est proclamée socialiste, il s'en prend à plusieurs reprises à une coopérative de l'Aude, à laquelle il reproche de s'accommoder du capitalisme. Et s'il évoque les débats parlementaires suscités par la question viticole, c'est pour ironiser sur les discours d'Emmanuel Brousse, auquel il reproche d'employer des arguments révolutionnaires qui ne devraient pas se trouver dans le bouche d'un député bourgeois ! Certes, l'attitude des socialistes des P. O. n'est pas aussi hostile au mouvement que dans le Gard, mais elle est loin de l'engagement montré au même moment par les socialistes de l'Aude, en particulier ceux de la région narbonnaise.
Pour leur part, les royalistes, qui ne rêvent que de revanche depuis les lois anticléricales des années précédentes, suivent avec espoir le développement des choses. Pour "L'Eclair", journal royaliste de Montpellier, "les populations du Midi commencent à comprendre que la république n'est qu'un leurre et, en fait de fraude, laplus monstrueuse des falsifications." Même son de cloche avec "le Roussillon" autre journal royaliste, qui voit là "le début d'une période de régence populaire."
Les spécialistes pensent que c'est d'ailleurs sous l'impulsion de la droite et des grands propriétaires que le thème de la fraude a été mis ainsi en valeur, laissant dans l'ombre les autres causes du malaise viticole. Mais qu'importe au comité d'Argelliers : que les uns ou les autres soutiennent ou non leur lutte, celle-ci va se développer, entraînant une foule de plus en plus nombreuse. Ils n'étaient qu'un millier au premier meeting de Coursan, le dimanche 14 avril, ils sont 10 000 le dimanche suivant, à Capestang, 30 000 à Lézignan le 28 avril et 80 000 à Narbonne le 5 mai, pour un meeting qui réunit pour la première fois les communes de l'Aude, de l'Hérault et des Pyrénées-Orientales.
Et ce n'est pas fini : le 12 mai ils se retrouvent à 150 000 à Béziers; ils sont 180 000 à Perpignan le 19, 250 000 à Carcassonne le 26. Le mouvement a enfin gagné le Gard, et ils sont 300 000 à Nîmes le 2 juin. Enfin l'apothéose, de 500 000 à 800 000 personnes à Montpellier, le 9 juin.
Chaque commune défile derrière des pancartes ou des bannières dont la plupart condamnent la fraude. Certains, plus imaginatifs, ont réalisé de véritables allégories, des sortes de chefs-chef-d'œuvre d'un nouvel art populaire. En voici quelques-unes dont nous avons emprunté la description à l'ouvrage "Au Pays des Gueux", écrit dès 1907 par César Boyer et J. Payret, l'un des plus précieux témoignages sur les événements de ce printemps chaud.
La commune de Fitou promène une pancarte qui représente d'un côté un gros fraudeur ventru et cossu, de l'autre un petit fraudeur hâve et dépenaillé. Au-dessus du gros fraudeur, on lit ces vers écrits au vitriol :
En vendant du jus de la Seine
Coloré avec du poison
J'ai réussi sans nulle peine
A ramasser des millions.
Me créant un nom authentique
En ma qualité de fraudeur
Pour récompenser ma tactique
L'on m'a remis la Croix d'Honneur.
En dessous du petit fraudeur, ces quelques mots:
"J'avais vendu quarante sous d'allumettes pour procurer du pain à mes enfants. Cela m 'a valu 300 francs d'amende et six mois de prison !"
Le pain est un des thèmes préférés des illustrateurs, à l'image de ceux de Peyriac-sur-Mer, qui ont dessiné l'intérieur d'une boulangerie où un viticulteur vient d'entrer pour demander du pain. Mais la boulangère répond avec un geste autoritaire: "Pas d'argent, pas de pain". Saint-Genis-le-Bas (Hérault) a choisi le thème, lui aussi très prisé, du vigneron qui menace de sa fourche le percepteur alors que celui-ci veut faire saisir ses meubles. La légende précise: "Plus d'impôt si la misère ne cesse" Les manifestants roussillonnais ont pour leur part multiplié les branche de pin et d'amandier, destinées à rappeler les propos tenus quelques jours auparavant par le préfet du département: "Mais enfin, jusques à quand les viticulteurs s 'entêteront ils à ne pas arracher leurs vignes ? Qu 'ils plantent des pins et des amandiers ! " Les commerçants perpignanais ont dépouillé un pin au square des Platanes et chacun porte une petite branche à sa boutonnière. Les gens de Thuir brandissent une fourche aux branches garnies de pin et d'amandier.
Il serait fastidieux d'énumérer les slogans brandis par chacune des 84 communes du département. Retenons cependant quelques-uns des plus éloquents: Rivesaltes, qui a réuni 3000 manifestants, présente une immense pancarte montrant un tonneau écrasé par un gigantesque pain de sucre ; également quelques inscriptions en catalan, dans une orthographe qui n'a bien sûr rien de normatif :
- Lou gat mostre pas las oungles finse qu'en ten pas manasté.
- Fem mes badalls que routs.
Cases-de-Pena a rédigé son texte en français: "La France est bien belle mais la faim est cruelle, on leur fera voir si c'est du battage ; c'est pas des pins que l'on demande, c'est du pain qu 'il nous faut."
Opoul a mélangé français et catalan: "Viticulteurs, restons unis. Cargols sensa pas es de mal mastaga."
A Caramany, on s'est contenté d'écrire avec humour: "La faim justifie les moyens".
Saint-Estève a dessiné une guillotine avec la mention "Tous y passeront; vivre en travaillant ou mourir en combattant; la France s'arrête-t-elle ou commence la vigne ?".
La pancarte de Palau-del-Vidre est également très remarquée, avec l'inscription "La fam treou lou lloup d'al bosc".
Sant-André a dessiné une énorme betterave avec en dessous ces mots: "Voila l'ennemi. Balayons les fraudeurs et leurs complices !"
Après avoir défilé calmement dans les rues de Perpignan, on revient à la Promenade des Platanes, pour y écouter les discours des nombreux orateurs. Puis c'est le retour. On se donne rendez-vous pour le dimanche suivant à Carcassonne, et chacun rentre, qui à pied, qui en charrette, tandis que les Héraultais et la Audois assiègent calmement les wagons à bestiaux qui les ramèneront chez eux. L'atmosphère a toujours été bon enfant, les autorités municipales ont participé au meeting, l'armée ne s'est pas montrée. Qui aurait pu croire qu'un mois plus tard une manifestation presque identique tournerait au massacre ?
La grande manifestation de Montpellier incite les dirigeants du mouvement vigneron à durcir l'action, d'autant que la fameuse loi Caillaux, qui devrait réprimer la fraude, n'est toujours pas votée et que le gouvernement fait la sourde oreille devant une lutte qui lui paraît essentiellement politique. Il est vrai que les royalistes se déchaînent de plus belle et que la plupart des socialistes se sont enfin ralliés à la révolte des gueux: pour les socialistes des P.-O., il semble que la manifestation de Perpignan leur ait ouvert les yeux, et dès lors la défense des vignerons va devenir leur principale préoccupation.
Bref, comme il faut porter la lutte à un échelon plus élevé, le 10 juin le Comité d'Argelliers lance le mot d'ordre de démission des municipalités: il proclame aussi la généralisation de la grève de l'impôt tant que les vignerons n'auront pas obtenu satisfaction. Même si Marcellin Albert continue à jouer un rôle important, il semble que le maire socialiste de Narbonne, le docteur Ferroul, soit devenu maintenant l'élément moteur du combat et de son durcissement. Clémenceau, président du conseil depuis la fin de l'année 1906, décide d'utiliser face à ce qui est devenu une révolte, des méthodes répressives: l'occupation militaire du midi et l'arrestation des principaux dirigeants du mouvement, qui vient le 15 juin de constituer des fédérations de départements viticoles.
L'arrestation de Ferroul, véritable provocation, entraîne la formation le 19 juin d'une manifestation quasi spontanée à Narbonne. L'atmosphère est tendue, les soldats sont victimes d'injures et de jets de pierres qui parraissent le fait de provocateurs. La tension monte jusqu'au moment où éclatent les premiers coups de feu. On reprochera en particulier aux soldats d'avoir tiré sur la terrasse d'un café ou encore d'avoir tué de deux balles dans le dos un enfant de quinze ans. Entre le 19 et le 20 juin, six civils sont tués à Narbonne. La flambée de violence gagne Perpignan où la Préfecture est incendiée à l'instigation d'un militant monarchiste, et aussi Montpellier, où les émeutes se développent, ou encore Lodève, où l'on séquestre le sous-préfet. Heureusement, l'armée refuse parfois de suivre les consignes répressives: l'exemple le plus célèbre est celui de la révolte du 17e régiment d'infanterie, composé essentiellement de jeunes gens du midi, et qui était cantonné à Agde (on les punira en les envoyant en Tunisie). A noter aussi à Paulhan l'interception par les manifestants du 142e régiment d'infanterie.
Le gouvernement comprend qu'il faut calmer au plus tôt les esprits. Une série de mesures va y parvenir, et notamment la promulgation, le 29 juin, de la loi "tendant à prévenir le mouillage des vins et les abus du sucrage". On met aussi en liberté provisoire les membres du comité d'Argelliers, et l'on décide de ne pas recouvrer les arriérés d'impôts pour les contribuables qui ne peuvent les acquitter. Ces mesures tardives sont pourtant suffisantes à éteindre peu à peu le mouvement, et l'on peut dire qu'en juillet le calme est à peu près revenu.
Les viticulteurs ont compris que leur salut passait nécessairement par l'union. D'où la création dès septembre 1907, de l'importante Confédération Générale des Vignerons du Midi, qui s'intéressera essentiellement aux problèmes de la commercialisation. Le mouvement coopératif se développe, avec comme objectif de loger et de vinifier la récolte, de garantir la vente du produit tout en respectant la propriété de chacun. La crise s'atténue car, après une année 1908 également catastrophique pour les ventes (9 francs l'hecto), les cours du vin remontent : 36 francs en 1910, 22 francs en 1911, 26 francs en 1912.
Pourtant, il faut bien le reconnaître, les problèmes de fond n'ont pas été résolus, car la fraude n'était sans doute pas la cause profonde des difficultés viticoles. Il n'est donc pas étonnant de voir se reproduire des crises souvent mêlées de violence, dont le drame de Montredon est le dernier exemple connu. Mentionnons entre autres la crise de 1934-1936, avec un effondrement des cours sans précédent, puisqu'ils atteignent environ cinq francs l'hecto en 1935. Il faut dire qu'à cette époque le vin d'Algérie arrive dans des navires-citernes, tandis que dans le midi se constituent des stocks dont on ne sait que faire.
On commence à comprendre la vraie nature du problème, et l'on en vient à des mesures plus radicales: interdiction des forts rendements, primes à l'arrachage, fixation d'un degré minimal et interdiction du sucrage. De telles mesures n'étaient pas du goût de tous et ne le sont toujours pas forcément aujourd'hui. Il est pourtant vrai que le seul moyen d'assurer des débouchés aux vins du midi, et notamment à ceux des P.-O., c'est de développer la qualité des produits.
C'est d'ailleurs ce que l'on a compris dans notre département ces dernières années, et les vins d'A.O.C. (appellation d'origine contrôlée) l'emportent de plus en plus sur les vins de consommation courante, et constituent avec les V.D.N. (vins doux naturels) la richesse essentielle de notre viticulture. Grâce à ce phénomène, et aussi à une commercialisation plus dynamique, on peut espérer ne plus avoir à verser ces larmes de sang répandues par les vignerons de 1907.
Jean Tosti
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