dimanche 28 février 2010

Retour sur la grève générale en Mai 68 et le sabotage de la CGT

Sur la grève générale en Mai 68 

Extrait du livre de René Vienet :
«Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations» où vous comprendrez pourquoi Pompidou a surnommé Georges Séguy, le chef de la CGT d'alors, son "ministre de l'intérieur" et pourquoi le vice-président du Medef (anciennement CNPF) d'alors, Dailly, a eu ce cri du cœur : "je suis le premier à reconnaître qu'au mois de Mai, ce sont les syndicats qui, avec un courage, un sang-froid et une détermination admirables, ont empêché que les mouvements ne débouchent sur le domaine politique, et Dieu sait combien nous avons été inquiets dans ce pays au moment où nous avons cru que les troupes leur échappaient, emmenées par je ne sais quels enragés"
           
LA GRÈVE GÉNÉRALE SAUVAGE

"En France, il suffit qu'on soit quelque chose pour vouloir être tout."         
Marx: Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel  


                                                                                                   

Pendant la journée du 17 mai, la grève s'étendit à presque toute l'industrie métallurgique et chimique. Après ceux de Renault, les ouvriers de Berliet, Rhodiaceta, Rhône-Poulenc et S.N.E.C.M.A. décidèrent d'occuper les usines. Plusieurs gares étaient aux mains des cheminots, et peu de trains restaient encore en circulation. Les postiers occupaient déjà les centres de tri. Le 18, la grève gagna Air-France et la R.A.T.P. Partie de quelques occupations exemplaires en province, la grève s'était étendue à la région parisienne, pour toucher l'ensemble du pays. Dès ce moment, même les syndicats ne pouvaient plus douter que cette réaction en chaîne de grèves sauvages aboutirait à la grève générale.
Déclenché spontanément, le mouvement des occupations s'était d'emblée affirmé contre toutes les consignes et tout contrôle des syndicats. « À la Direction de la Régie, constatait Le Monde du 18 mai, on souligne le caractère sauvage du déclenchement du mouvement après la grève du 13 mai, qui avait été modérément suivie en province. On estime également paradoxal que le foyer de contestation se situe dans une entreprise où, précisément, il n'y avait sur le plan social que des conflits de routine, relativement mineurs ». L'ampleur de la grève contraignit les syndicats à une contre-offensive rapide qui allait montrer, avec une évidence particulièrement brutale, leur fonction naturelle de gardiens de l'ordre capitaliste dans les usines. La stratégie syndicale poursuivait son but principal : détruire la grève. Pour ce faire, les syndicats, qui avaient une longue tradition de briseurs de grèves sauvages, s'employèrent à réduire ce vaste mouvement de grève générale à une série de grèves d'entreprise juxtaposées. La C.G.T. prit la tête de cette contre-offensive. Dès le 17 mai, son Conseil confédéral se réunissait et déclarait : «L'action engagée à l'initiative de la C.G.T. et avec d'autres organisations syndicales [Note des auteurs: Effarant mensonge  souligné par nos soins] crée une situation nouvelle et revêt une importance exceptionnelle.» La grève était ainsi acceptée, mais pour refuser tout mot d'ordre de grève générale. Cependant, partout les ouvriers votèrent la grève illimitée avec occupation. Pour devenir les maîtres d'un mouvement qui les menaçait directement, les organisations bureaucratiques devaient d'abord mettre un frein aux initiatives des travailleurs, et faire face à l'autonomie naissante du prolétariat. Elles s'emparèrent donc des Comités de grève, qui devinrent aussitôt un véritable pouvoir policier chargé d'isoler les ouvriers dans les usines, et de formuler en leur nom ses propres revendications. 
Tandis qu'à la porte de presque toutes les usines, les piquets de grève, toujours aux ordres des syndicats, empêchaient les ouvriers de parler pour eux-mêmes, de parler aux autres et d'entendre parler les courants les plus radicaux qui se manifestaient alors, les directions syndicales se chargeaient de réduire l'ensemble du mouvement à un programme de revendications strictement professionnelles. Le spectacle de la contestation bureaucratique atteignit sa phase parodique, quand on vit la C.F.D.T., fraîchement déchristianisée, s'en prendre à la C.G.T., accusée - à juste titre - de s'en tenir aux « revendications alimentaires », proclamer : « Au-delà des revendications matérielles, c'est le problème de la gestion et de la direction de l'entreprise qui est posé. » Cette surenchère électorale d'un syndicat à vocation moderniste alla jusqu'à proposer « l'autogestion » , comme forme du « pouvoir ouvrier dans l'entreprise ». On put voir alors les deux falsificateurs-en-chef se lancer à la tête la vérité de leur propre mensonge : le stalinien Seguy [ Seguy était le chef de la CGT] en qualifiant l'autogestion de « formule creuse », le curé Descamps [Descamp était le chef de la CFDT] en la vidant de son contenu réel. En fait, cette querelle des anciens et des modernes à propos des meilleures formes de défense du capitalisme bureaucratisé, préludait à leur accord fondamental sur la nécessité de négocier avec l'État et le patronat. 
Lundi 20 mai, à quelques secteurs près, qui n'allaient pas tarder à rejoindre le mouvement, la grève avec occupation était générale. On comptait 6 millions de grévistes ; il allait y en avoir plus de 10 dans les jours suivants. La C.G.T. et le P.C., débordés de toutes parts, dénonçaient toute idée de « grève insurrectionnelle », tout en faisant mine de durcir leurs positions revendicatives. Seguy déclarait que ses « dossiers étaient prêts pour une éventuelle négociation ». Pour les syndicats, toute la force révolutionnaire du prolétariat ne devait servir qu'à les rendre présentables aux yeux d'un gouvernement presque inexistant, et d'un patronat effectivement dépossédé. La même comédie se jouait au niveau politique. Le 22 mai, la motion de censure fut repoussée dans l'indifférence générale. Il y avait plus de choses dans les usines et dans les rues que dans toutes les assemblées de Parlement et de partis réunies. La C.G.T. appela à une « journée de revendication » pour le vendredi 24. Mais, entre-temps, l'interdiction de séjour signifiée à Cohn-Bendit allait relancer la lutte dans la rue. Une manifestation de protestation fut improvisée le jour même pour préparer celle du lendemain, vendredi. La parade des cégétistes, commencée à 14 heures, se clôtura dans le calme par un discours particulièrement sénile de de Gaulle.  Cependant à la même heure, des milliers de manifestants avaient résolu,encore une fois, de défier simultanément la police et le service d'ordre étudiant. La participation massive des ouvriers à cette manifestation condamnée par le P.C. et la C.G.T. montrait, négativement, à quel point ceux-ci pouvaient seulement offrir le spectacle d'une force qui ne leur appartenait plus. De même le « leader du 22 mars » [Cohn-Bendit] réussissait, par son absence forcée, à susciter une agitation qu'il aurait été incapable de modérer. 
Quelque trente mille manifestants s'étaient rassemblés entre la gare de Lyon et la Bastille. Ils entreprirent de marcher sur l'Hôtel de Ville. Mais évidemment la police avait déjà bouclé toutes les issues ; la première barricade fut donc aussitôt dressée. Elle donna le signal d'une série d'affrontements qui se prolongèrent jusqu'à l'aube. Une partie des manifestants avait réussi à atteindre et à saccager la Bourse. L'incendie, qui aurait répondu aux voeux de plusieurs générations de révolutionnaires, ne détruisit que très superficiellement ce « temple du Capital ». Plusieurs groupes s'étaient répandus dans les quartiers de la Bourse, des Halles, et de la Bastille jusqu'à la Nation ; d'autres avaient gagné la rive gauche et tinrent le Quartier Latin et Saint-Germain-des-Prés, avant de refluer vers Denfert-Rochereau. La violence atteignit son point culminant(*). Elle avait cessé d'être le monopole des « étudiants », elle était le privilège du prolétariat. Deux commissariats furent mis à sac dans l'enthousiasme : ceux de l'Odéon et de la rue Beaubourg. Sous le nez des policiers impuissants, deux cars et une voiture de police furent brûlés à coups de cocktails Molotov, devant le commissariat du Panthéon. 
Dans le même moment, plusieurs milliers d'émeutiers lyonnais combattaient la police, écrasaient un commissaire en lâchant sur lui un camion chargé de pierres, et allaient plus loin que leurs camarades de Paris en organisant le pillage d'un grand magasin. On se battit à Bordeaux, où la police choisit la trêve, à Nantes, et même à Strasbourg. Ainsi donc les ouvriers étaient entrés en lutte, non seulement contre leurs syndicats, mais encore en sympathisant avec un mouvement d'étudiants, et mieux, de voyous, de vandales défendant des slogans absolument scandaleux, qui allèrent de « Je jouis dans les pavés » jusqu'à « Ne travaillez jamais ». Aucun des ouvriers qui vinrent trouver les révolutionnaires hors des usines, pour chercher avec eux une base d'accord, ne formula de réserve sur cet aspect extrême du mouvement. Au contraire, les travailleurs n'hésitèrent pas à construire les barricades, à brûler les voitures, à piller les commissariats et à faire du boulevard Saint-Michel un vaste jardin, coude à coude avec ceux que, dès le lendemain, Fouchet [le ministre de l'intérieur de l'époque] et le Parti dit Communiste appelaient la « pègre »
Le 25, le gouvernement et les organisations bureaucratiques répondirent conjointement à ce prélude insurrectionnel qui les avait fait trembler. Leurs réponses furent complémentaires : tous deux souhaitaient l'interdiction des manifestations et la négociation immédiate ; chacun prit la décision souhaitée par l'autre.

* On avoua un mort parmi les manifestants. La malheureuse victime fit beaucoup d'usage : on déclara qu'elle était tombée d'un toit ; puis qu'elle avait été poignardée en s'opposant à la pègre qui manifestait ; enfin le rapport du médecin légiste divulgué plusieurs semaines après concluait à une mort provoquée par un éclat de grenade                            

                    

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