A propos des présupposés tacites d'un étrange rétro-discours
Trenkle fait feu de tout bois, ce texte d'abord mais aussi un livre avec Ernst Lohoff. Lire ici
Extrait:
La
lutte des classes serait-elle de retour sur la scène historique ? Pour
qui prête l’oreille au discours de la gauche, ça ne
fait apparemment aucun doute. « C’est dans les vieux pots qu’on fait
les meilleures soupes », déclare-t-on d’entrée dans le n°4 de la revue
allemande Fantômas, en
faisant référence au prolétariat et à la lutte des classes. « La base
ayant l’air décidée à secouer les rapports de force [...] il est grand
temps pour la gauche de parler à nouveau des classes[1] ».
On peut lire des choses semblables dans bon nombre de journaux de
gauche. A mesure que le processus de crise qui frappe le capitalisme
mondialisé accentue la polarisation sociale et qu’une
certaine opposition grandit en réaction, la vision du monde
marxiste-orthodoxe semble également revenir en grâce.
Cependant,
si on laisse de côté les dinosaures marxistes qui persistent à vénérer
le poing calleux des prolétaires,
force est de constater qu’un changement notable s’est produit par
rapport à la rhétorique traditionnelle de la lutte des classes. Depuis
longtemps sa fixation sur la classe ouvrière blanche et
masculine des centres industriels comme sujet fantasmé de la
révolution était devenue, à tous points de vue, indéfendable. Et ce
n’était pas seulement dû à l’apparition de la microélectronique
qui, en boostant la productivité, avait réduit ce segment social à
une petite minorité, privilégiée à maints égards en comparaison de la
grande masse des salariés précaires, et défendant bec et
ongles ces privilèges y compris contre ceux situés plus bas dans
l’ordre hiérarchique capitaliste. En fait, le discours des années
1980-1990 dénonçait même très pertinemment les hiérarchies et
les exclusions résultant de cette aberration qui consiste à prendre
une section particulière du conflit entre travail et capital pour la
« contradiction principale » du capitalisme, et
ne se privait pas de mettre en évidence la diversité et
l’intrication des formes de domination. Cela dit, il allait rarement
au-delà de la simple addition : la catégorie de classe était
élargie, affinée et complétée par d’autres catégories, notamment le
sexe et la « race », c’est-à-dire l’appartenance ethnique. Du coup, on
perdait à la fois le concept critique des
rapports capitalistes et la perspective de leur dépassement.
Le
tout nouveau discours sur la lutte des classes, quant à lui, a des
allures de produit fortement hybridé. D’un côté,
il témoigne d’un effort pour développer à nouveau une approche
centralisante susceptible de rapporter l’ensemble des luttes en cours à
un même dénominateur commun. De l’autre, cependant, il
affiche sa volonté de ne pas reproduire le réductionnisme et les
exclusions propres au marxisme orthodoxe. Résultat : un concept de lutte
des classes qui s’avère tout à la fois complètement
flou et – même si cela va souvent à l’encontre de ses revendications
– inséparable d’un certain nombre de prémisses métaphysiques jamais
remises en cause. Vu sous cet angle, le discours actuel ne
représente pas la moindre amélioration par rapport à son vénérable
aïeul ; il ne fait finalement que le reproduire sous une forme qui, tout
en reflétant les conditions sociales, ne rend
compte que superficiellement de ce qui, en elles, a changé.
Nature cachée
Le
mythe du « point de vue de
classe » étant l’un des articles de base du catalogue marxiste, sa
reproduction continuelle se remarque à peine. Naturellement, ç’a
toujours été une contradiction dans les termes que de
prétendre qu’une certaine catégorie sociale – autrement dit, au
départ, un produit du capitalisme – puisse en même temps incarner un
point de vue intrinsèque qui le dépasse ; et il n’est
guère surprenant que cette aporie théorique ait donné lieu d’emblée à
des arguments alambiqués rappelant à bien des égards, par leur charge
métaphysique, l’absconse littérature théologique
construite autour de la Sainte Trinité ou de l’Immaculée Conception.
Sans doute cette théologie de classe trouva-t-elle sa formulation la
plus élaborée et sa plus grande cohérence théorique dans
Histoire et conscience de classe, où Georg Lukács rassembla ses essais des années 1919-1923[2].
Ce livre offre par conséquent le meilleur point de départ pour
dégager les grandes axes de ces prémisses et corollaires métaphysiques
dont, semble-t-il, le discours actuel sur la lutte des
classes se nourrit encore implicitement.
Le
tour de force théorique du jeune Lukács, ce qui fait de sa pensée un
objet singulier au regard de presque tout le
marxisme orthodoxe et, encore aujourd’hui, un point de référence
pour la fraction la plus réfléchie de la gauche, demeure son effort pour
penser ensemble le « point de vue de classe »
et la réification résultant de la forme-marchandise. Cela revenait, à
l’époque, ne l’oublions pas, à tenter de digérer intellectuellement
l’échec des révolutions en Occident. Lukács cherche au
fond à comprendre pourquoi le prolétariat, en dépit de sa croissance
numérique ininterrompue, n’est pas parvenu à renverser le capitalisme,
et, dans un second temps, pourquoi sa conscience
empirique est restée empêtrée dans les catégories capitalistes. La
réponse ne se trouve pas dans une grossière histoire de manipulation et
de corruption telle que Lénine a pu en raconter,
imputant notamment l’échec des révolutions dans les centres
capitalistes à l’intéressement du prolétariat métropolitain
(l’« aristocratie ouvrière ») aux profits des monopoles et de
l’exploitation coloniale. Aux yeux de Lukács, le problème découle
plutôt du fait que, dans la société productrice de marchandises, les
relations sociales revêtent un caractère de relations entre
choses, de sorte que les processus sociaux deviennent indépendants
des hommes, n’obéissent plus à aucune volonté consciente et offrent
l’apparence de lois naturelles intemporelles et réputées
imprescriptibles.
Autant
on peut, au départ, être d’accord sur le fond avec Lukács, autant sa
description de la réification comme une structure
dissimulant sa « vraie nature » prend rapidement des allures de tour
de passe-passe métaphysique. Il n’est en effet plus question d’un
déguisement superficiel de nature idéologique, au
sens où, par exemple, « dans les coulisses » d’un automouvement
social de pure apparence, certains factions politiques ou puissances
étrangères tireraient les ficelles – comme
l’expriment la plupart des marxistes orthodoxes lorsqu’ils tombent
sur les concepts de réification ou de fétichisme de la marchandise et
leur improvisent une interprétation de
fortune[3].
Lukács, lui, discerne clairement le véritable contenu social de la
réification : elle se matérialise dans les structures sociales, modèle
radicalement nos formes de perception et, ce
faisant, nous dissimule le fait que les relations réifiées sont en
réalité des relations humaines produites et médiatisées par le travail.
C’est pourquoi Lukács, fort de cette analyse, peut, en
toute cohérence théorique, poser le point de vue du travail comme
étant celui de la totalité sociale, et élever le prolétariat,
représentant de ce point de vue, au rang de sujet historique
destiné à faire voler en éclats la réification et à abolir le
capitalisme.
En
attendant, admet Lukács, le prolétaire se voit soumis à la réification,
en particulier à travers l’obligation qui lui est faite
chaque jour de vendre sa force de travail, et donc de se transformer
en marchandise, de s’objectiver lui-même. Mais voilà précisément ce qui
le met en position de voir au travers des structures
marchandes pour discerner quelle est sa vraie nature, son essence,
son « être » qui n’a jusqu’à présent existé qu’« en soi ». C’est là le
premier pas du devenir-pour-soi qui
signera la libération non seulement du prolétariat mais, avec lui,
du genre humain tout entier : « La reconnaissance que les objets sociaux
ne sont pas des choses mais des relations
entre hommes aboutit donc à leur complète dissolution en processus.
[...] La conscience du prolétariat s’élève alors jusqu’à être la
conscience de soi de la société dans son évolution historique.
En tant que conscience du pur rapport marchand, le prolétariat ne
peut prendre conscience de lui-même que comme objet du processus
économique. Car la marchandise est produite, et l’ouvrier en
tant que marchandise, en tant que producteur immédiat, est, dans le
meilleur des cas, un rouage mécanique dans ce mécanisme. Mais si la
choséité du capital se dissout dans le processus
ininterrompu de sa production et de sa reproduction, le fait que le
prolétariat est le vrai sujet de ce processus – bien que ce soit un
sujet enchaîné et d’abord inconscient – peut alors, de ce
point de vue, devenir conscient[4] ».
Cette
célébration du prolétariat en tant que « vrai sujet » du capitalisme et
sauveur de l’humanité est inséparable de la
conception lukácsienne du travail comme principe transhistorique
constitutif de la socialité. Comme au reste l’ensemble de la pensée
marxiste-orthodoxe, cette conception repose sur l’idée que, de
tout temps, les rapports sociaux furent fondés sur le travail. De
sorte que le travail n’est autre que le principe qui fait d’une société
une société, et d’un être humain un être humain. Dans la
société capitaliste, toutefois, cette médiation du travail
s’effectue sous une forme réifiée et indirecte via
la production marchande (qui comprend
également l’exploitation de la force de travail), et devient par là
même invisible. Lorsque Lukács écrit que la relation réifiée, « par son
système de lois propre, rigoureux, entièrement
clos et rationnel en apparence, dissimule toute trace de son essence
ultime : la relation entre hommes[5] »,
il évoque précisément cet escamotage, cette dissimulation de la
fonction médiatrice du travail. Seul le prolétariat, en prenant
conscience de lui-même, peut parvenir à lever le voile et révéler
enfin au grand jour le mystérieux noyau des relations sociales.
Abolir la réification équivaut, dans cette optique, à libérer le travail
des pressions d’une structure marchande qui, en dernière
analyse, lui est extérieure. Quant à la société communiste, elle
serait celle où la médiation du travail s’opère consciemment[6].
Certes,
Lukács a tout à fait raison de définir l’« essence ultime » de la
« structure marchande »
comme une relation entre des personnes médiatisée par le travail. Là
où il se trompe, c’est qu’il ne s’agit justement pas là d’un attribut
transhistorique de la socialité, mais au contraire d’une
caractéristique historiquement spécifique (et, du reste, nullement
dissimulée) de la société capitaliste, caractéristique qui la distingue
de toutes
les autres formes sociales connues. Car si, indéniablement, dans
toute société, des choses doivent être produites d’une manière ou d’une
autre, la société capitaliste est par contre la seule dans
l’histoire à recourir, pour constituer et médiatiser son lien
social, à une forme homogène et homogénéisante d’activité : la quantité
abstraite d’énergie humaine dépensée. Dans ces
conditions, il s’avère impossible pour le travail de se libérer de
la réification, puisqu’il est lui-même une forme réifiée d’activité et,
en tant que tel, sous-tend la production marchande
moderne. La « prise de conscience » par le travail de son rôle de
principe de médiation sociale ne débouche dès lors que sur l’antinomie
entre « prise de conscience » de la
production marchande et soumission « consciente » à ses impératifs
et à ses lois. En revanche, si un jour les hommes se mettaient pour de
bon, consciemment et directement, c’est-à-dire
sans le détour par les biens matériels et l’argent, à s’entendre en
vue d’organiser leurs rapports sociaux, cela mènerait non pas simplement
à la libération d’une « nature » jusqu’à
présent masquée car réifiée, mais bien plutôt à l’abolition du
principe de socialisation homogène et répressif – le travail – et à son
remplacement par une pluralité de formes de médiation
sociale et d’activité. Il se peut que les approches et les
potentiels d’une telle évolution soient en germe dans la société
productrice de marchandises – ou du moins dans l’opposition toujours
vive contre ses perpétuels assauts totalisants –, mais cela ne
constitue guère qu’un en-soi auquel il reste encore à devenir pour-soi.
Les
partisans de Lukács font parfois valoir qu’à proprement parler il ne
glorifia pas le point de vue du travail mais insista au
contraire sur le nécessaire autodépassement du prolétariat, et par
conséquent du travail. C’est oublier toutefois que cet autodépassement
s’accompagne d’une auto-affirmation, laquelle reviendrait
ni plus ni moins à universaliser la condition prolétarienne. Nous
n’aurions alors rien d’autre qu’une société marchande totale, avec son
caractère coercitif objectivé. Lukács l’admet d’ailleurs
implicitement lorsqu’il décrit sa société socialiste prolétarienne
comme étant régie par des « lois économiques objectives » qui
« resteront en vigueur encore après la victoire du
prolétariat et ne dépériront – comme l’Etat – qu’avec la naissance
de la société sans classes, entièrement sous le contrôle humain. Ce
qu’il y a de nouveau dans la situation présente, c’est
simplement – simplement ! – que [...] le prolétariat possède la
possibilité, en profitant consciemment des tendances existantes de
l’évolution, de donner à l’évolution elle-même une autre
direction. Cette autre direction, c’est la réglementation consciente
des forces productives de la société. Vouloir cela consciemment, c’est
vouloir le “règne de la liberté” ; c’est accomplir
le premier pas conscient dans la direction de sa réalisation[7] ».
Lukács avoue là que la prétendue abolition de la réification par la
« prise de conscience » de la fonction médiatrice du travail dans la
société n’est que pure fiction. Néanmoins, il
reste suffisamment conséquent dans sa réflexion pour assigner, au
même titre qu’au travail, un caractère transhistorique à l’automouvement
fétichiste du capitalisme, limitant par là même le
pouvoir du régime prolétarien à « profiter » habilement des « lois
économiques objectives » pour en tirer le meilleur parti possible. Ni
plus ni moins que ce que firent le
« socialisme réellement existant » et l’Etat régulateur fordiste.
Conscience de classe adjugée
Dans
la mesure précisément où Lukács
transfigure la catégorie bourgeoise fondamentale qu’est le travail
en point de vue de l’émancipation, et le prolétariat en sauveur de
l’humanité, ses efforts visant à démystifier la réification
produisent le résultat inverse. Ni le caractère realmétaphysique[8]
de
l’univers social marchand, ni ses formes transcendantales ne sont
décryptés mais ils sont en revanche inconsciemment affirmés et
investis en sus d’une puissance quasi religieuse. Au lieu de
dépasser la métaphysique hégélienne de l’histoire, Lukács se contente de
lui donner un tour « matérialiste » : la
raison est remplacée par le travail, et l’Esprit, sujet de
l’histoire, par le prolétariat[9].
Rien d’étonnant dès lors à ce que ce dernier affiche tous les
attributs de la forme-sujet bourgeoise, et notamment sa structure
antinomique faite à la fois de sentiments de toute-puissance et
d’impuissance effective (ce qu’exprime conceptuellement Lukács, de
manière on ne peut plus cohérente, lorsqu’il qualifie le prolétariat de
sujet-objet de l’histoire). Car le prolétariat n’a rien
d’un sujet au sens où il pourrait décider librement des questions
sociétales ; il est au contraire entièrement assujetti, dans son niveau
de conscience et ses marges de manœuvre, à une
logique de développement que Lukács présume transhistorique et
identifie au « développement des forces productives ». Comme on l’a vu,
ces lois d’airain resteraient en vigueur même
après la révolution et ne finiraient par perdre leur validité
qu’avec l’avènement, lointain et incertain, de la société sans classes
rêvée par Lukács (lequel s’inscrit ici pleinement dans la
ligne du marxisme orthodoxe). L’absence d’autonomie du sujet
bourgeois au sein de l’automouvement objectivé de la société marchande
permet ainsi d’expliquer en termes de destin ontologique la
folle dynamique d’expansion qui caractérise cette société. La
« liberté » du sujet se résume à la fameuse intellection de la nécessité[10].
Lukács a, du reste, tout à fait raison de faire du sujet un objet,
un être soumis ; mais en cela il ne décrit rien d’autre que les
relations, constitutives de la société marchande,
qu’entretiennent les hommes avec leur lien-social-fétiche ; il
échoue précisément à voir au-delà de cette forme de rapport au monde[11].
La
soumission de la forme-sujet au lien-social-fétiche tel que Lukács le
comprend, ne se traduit pas seulement par ces considérations
sur une société soi-disant postcapitaliste. Même en tant que sujet
de la révolution, le prolétariat s’avère totalement dépourvu
d’autonomie. La définition lukácsienne de la « conscience de
classe » ne laisse aucun doute sur ce point. Loin d’être entendue
comme ce que les membres de la classe ouvrière pensent réellement, elle
est ce que, en vertu de leur soi-disant véritable
nature, ils devraient
penser. Aux prises avec un prolétariat censé incarner le point de vue
anticapitaliste « en soi » mais qui
manifestement, dans sa majorité, ne se montre nullement attiré par
l’option révolutionnaire, Lukács résout cette contradiction à la manière
métaphysique habituelle. La conscience de classe doit,
selon lui, « être adjugée à une situation typique déterminée dans le processus de production[12] »
et ne peut donc être déterminée que « scientifiquement ». On reste,
par conséquent, largement dans le domaine du virtuel : « En rapportant
la conscience à la totalité de la
société, on découvre les pensées et les sentiments que les hommes auraient eu, dans une situation vitale déterminée, s’ils avaient été capables de saisir parfaitement
cette situation et les intérêts qui en découlaient tant par rapport à
l’action immédiate que par rapport à la
structure, conforme à ces intérêts, de toute la société ; on
découvre donc les pensées, etc., qui sont conformes à leur situation
objective[13] ».
Voilà
donc le fameux « sujet-objet de l’histoire » d’emblée frappé
d’incapacité et placé sous tutelle. Puisqu’il ne semble
pas en mesure de parvenir seul à la « vraie conscience », elle doit
lui être enseignée par ceux qui font autorité en la matière : le
théoricien et le parti, deux instances qui,
réunies, savent quelle est cette mission historique de la classe
ouvrière dont elle-même ignore tout, et travaillent dur pour l’aider à
évoluer de l’« en soi » au « pour
soi » : « L’autonomie organisationnelle du parti communiste est
nécessaire pour que le prolétariat puisse apercevoir immédiatement sa
propre conscience de classe comme figure
historique ; [...] pour que toute la classe élève à la conscience sa
propre existence en tant que classe[14] ».
Les implications tyranniques d’une telle conception sautent aux
yeux : le parti est désigné comme instance éducatrice, et son autorité
se renforce encore par le fait qu’il est censé
l’exercer pour le plus grand bien de ses élèves. De sorte qu’il n’y a
plus rien à discuter. Le prolétariat est simplement invité à se
soumettre aux délégués qui, en son nom, se sont adjugé la
conscience de classe : « Vouloir consciemment
le règne de la liberté, ce ne peut donc être que franchir consciemment
les pas qui y mènent
effectivement. [...] Cela implique une subordination consciente à
cette volonté d’ensemble qui a pour vocation d’appeler réellement à la
vie cette liberté réelle [...]. Cette volonté d’ensemble
consciente, c’est le parti communiste[15] ».
Lukács
se révèle donc non seulement un léniniste pur et dur, mais s’inscrit
également en toute connaissance de cause
dans le droit fil de la philosophie des Lumières. Les échos de la
« volonté générale » rousseauiste et de l’« impératif catégorique »
kantien n’ont ici rien de fortuit. Comme
Kant et Rousseau, Lukács fonde la communauté sociale sur des
principes abstraits et transcendantaux, qui préexistent à toute empirie,
prévalent sur elle et la dégradent même au rang de matériau
tout à fait insuffisant. Seulement, dans la pratique, cette
conception ne reflète rien d’autre que la soumission des hommes à la
forme realmétaphysique de la valeur et à sa domination abstraite,
laquelle ne fonctionne jamais sans heurts mais nécessite au
contraire une constante médiation. Agissant ici, à l’encontre des
intérêts particuliers des prolétaires, au nom d’un « intérêt
général » censé émaner de leur point de vue de classe, le parti joue
un rôle de médiateur en tous points identique à celui joué par l’Etat
bourgeois dans la mise en place et le maintien de
la communauté sociale productrice de marchandises. Involontairement,
Lukács légitime donc le parti dans son rôle d’instance disciplinaire
participant au processus de totalisation
capitaliste.
Fantasmes narcissiques de toute-puissance
La
critique du caractère métaphysique de la théorie des classes lukácsienne
et de ses incidences autoritaristes pourrait ressembler à
un combat d’arrière-garde. Le postmodernisme n’a-t-il pas depuis
longtemps démoli la métaphysique ? Plus encore, la critique postmoderne
de la métaphysique ne fait-elle pas partie désormais
des thèmes favoris des intellectuels marxistes ? A les entendre, en
tout cas, la nouvelle version du discours sur la lutte des classes irait
bien au-delà de la philosophie de l’histoire d’un
Lukács. Dans l’éditorial du numéro déjà cité de la revue Fantômas,
on lit ainsi : « Que tant de gens de gauche se soient retirés, voire
enfuis du champ de bataille traditionnel de la politique socialiste,
social-révolutionnaire ou communiste, cela résulte en grande partie de
l’inadéquation de leurs concepts de lutte des classes
eu égard à la réalité des classes, inadéquation elle-même due
essentiellement à une double faute dans la détermination de la
subjectivité des luttes sociales. En premier lieu, le “prolétariat”
faisait l’objet d’une réduction sociologique (et sociologiste) aux
seuls travailleurs blancs, mâles, qualifiés, des usines fordistes [...].
Ainsi amputée, la figure du prolétaire se voyait alors
– partie à cause de cette réduction sociologique, partie pour la
contrer – amplifiée à l’échelle de la philosophie de l’histoire et
transfigurée en un Weltgeist à la stature impressionnante[16] ».
Cette belle analyse omet toutefois un détail : la charge
métaphysique du concept de classe étant inséparable de la
transfiguration d’une catégorie sociale immanente au capitalisme en
sujet
révolutionnaire, on ne peut se contenter, pour l’éliminer, de faire
entrer tout bêtement la quasi totalité du genre humain sous
l’appellation de « prolétariat » ou de « classe
ouvrière mondiale[17] ».
Car, certes, on mettrait ainsi fin à une réduction sociologique
critiquable à juste titre, mais pour, à l’inverse, grotesquement étirer
le sujet aux dimensions d’un collectif anticapitaliste qui
n’est même pas conscient de lui-même. Ce serait vraiment pousser, de
manière implicite, le concept de classe jusqu’aux limites de l’absurde.
Seulement, au lieu d’en prendre acte et de se
débarrasser du concept, on se borne à lui conférer une nouvelle
consécration quasi religieuse.
Jouent
ici un rôle prépondérant certaines théories de classe subjectivistes, et
notamment celles popularisées par Hardt/Negri et John
Holloway[18].
Du marxisme orthodoxe, ces auteurs ne rejettent guère, au fond, que
l’analyse positivante des « tendances objectives » ; quant au topos
marxiste qui considère la classe ouvrière
comme le véritable sujet du capitalisme et la lutte des classes
comme son moteur, ils l’hypostasient de manière grandiloquente[19].
Pour Lukács, nous l’avons vu, le sujet ne jouit d’aucune autonomie ;
sa marge de manœuvre dépend des « lois économiques objectives » et de
leur évolution historique (c’est-à-dire
du développement des forces productives) ; et ces lois, Lukács leur
attribue une validité transhistorique. Ce qui fait la supériorité
historique du prolétariat sur la bourgeoisie, c’est
qu’il peut reconnaître l’existence de ces lois et les mettre en
œuvre « consciemment », dans la mesure où son point de vue de classe
rejoint, potentiellement, celui de l’ensemble de la
société, contrairement au point de vue particulariste et étriqué de
la bourgeoisie. Mais, tandis que Lukács cherchait à comprendre comment,
sous le capitalisme, le sujet est conditionné par son
lien social objectivé – quand bien même il se trompait en posant ce
lien comme transhistorique –, Hardt/Negri, quant à eux, font
complètement l’impasse sur cet aspect des choses. Leur sujet
trouve en lui-même sa justification et, par suite, se voit imputer
un pouvoir encore plus fantastique. Tout, absolument tout procède de
lui, y compris les conditions de sa propre soumission au
capitalisme. L’essence de cette classe ouvrière rebaptisée
« multitude » réside dans son « autonomie » et dans une créativité
colossale, exubérante, qui n’appartient qu’à
elle. Hardt/Negri proposent ainsi un concept de travail
extraordinairement emphatique, revêtu des attributs de l’acte créateur
divin/artistique (son instance d’appel mythique serait Dionysos),
mais ratissant en même temps tellement large qu’il englobe toute
l’humanité. Transfigurées et ontologisées, les forces productives sont
la propriété exclusive du sujet collectif désigné par le
terme de « multitude », tandis que le capital, alias l’« Empire »,
paraît n’être qu’une puissance purement étrangère se nourrissant de
l’exploitation de cette « force
vitale » : « La multitude est la force productive réelle de notre
monde social, alors que l’Empire est un simple appareil d’emprisonnement
qui ne vit que de la vitalité de la
multitude [...] en suçant le sang du vivant[20] ».
Prenant
le contre-pied de Hardt/Negri, Holloway présente le capital comme le
versant objectivé du fétiche-marchandise, et analyse en
particulier la catégorie du travail comme une forme réifiée
d’activité. Cependant, la vraie substance de ce travail, son essence,
réside pour lui dans une activité vivante qu’il nomme le
« faire » et qui montre là encore toutes les caractéristiques de la
force créative dionysiaque. Elle est décrite en termes de flux vivant de
créativité humaine que le capital vient
interrompre et objectiver ; par conséquent, la lutte émancipatrice
doit s’attacher à « récupérer, ou, mieux encore, créer la solidarité
consciente et confiante du flux social du
faire[21] ».
Très proche de Lukács, Holloway se penche ainsi à son tour sur la
question de la prise de conscience réflexive d’une hypothétique essence,
à ceci près qu’il conçoit sa « force
créative », à l’instar de Hardt/Negri, comme un attribut ontologique
du sujet, que le capital ne façonnerait et n’exploiterait que de
manière superficielle : « Dans ce sens, à
chaque instant se produit un choc entre le développement des forces
productives (notre pouvoir-faire) et son enveloppe
capitaliste[22] »[23].
Une
telle métaphysique de l’être risquerait de démentir que le capital soit
une relation sociale où « nous tous »
intervenons, comme le souligne pourtant à maintes reprises Holloway.
Celui-ci revient donc dans la droite ligne de son raisonnement
lorsqu’il parle au final d’une « relation antagoniste
[...] entre l’humanité et le capital[24] ».
Ainsi, au lieu de décrypter la relation contradictoire entre
subjectivité et objectivité comme un élément constitutif d’une structure
sociale tout à fait spécifique historiquement – on n’en
attendrait pas moins de la part d’un théoricien critique au style
proche de celui de Marx –, il la rejette en fin de compte sur le dos du
seul sujet, auquel il octroie du même coup la
consécration d’une « dignité » transcendantale. Tout comme
Hardt/Negri, qui vont jusqu’à conclure leur livre par une invocation à
saint François d’Assise, Holloway, à travers son
langage fourmillant de métaphores religieuses, laisse clairement
transparaître cette charge métaphysique : « Il n’y a pas de
“contradictions objectives” : nous, et nous seuls,
sommes la contradiction du capitalisme. [...] Il n’existe ni dieu de
quelque sorte que ce soit, ni argent, ni capital, ni forces
productives, ni histoire : nous sommes les seuls créateurs,
les seuls sauveurs possibles, les seuls coupables[25] ».
[1] Fantômas. Magazin für linke debatte und praxis, n°4, Hamburg, 2003,
p. 3.
[2]LUKACS Georg, Histoire et conscience de classe. Essais de dialectique marxiste, trad. K. Axelos & J. Bois, Paris, Minuit, 1960 (1923).
[3]Exemple
parmi tant d'autres, Thomas
Sablowski, rédacteur en chef de la revue Prokla, déclare :
« Mais l’analyse marxienne du fétichisme peut également se comprendre en
ce sens que les mécanismes du mode de production
capitaliste, bien qu’ayant l’apparence de “nécessités”, doivent
néanmoins être interprétés en termes de domination d’une classe »
(« Fallstricke der Globalisierungskritik », in
Globalisierungskritik und Antisemitismus, Francfort, Wissenschaftlicher Beirat von Attac, 2004, p. 18).
[4]LUKACS G., « La réification et la
conscience du prolétariat » (1923), in Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 224.
[5] Ibid., p. 110.
[6] Cette conception est discutée en profondeur
dans la section « La critique sociale faite du point de vue du travail », in POSTONE Moishe, Temps, travail et domination sociale,
Paris, Mille et Une Nuits, 2009 (1993), p. 103 sq.
[7]LUKACS G., « Remarques
méthodologiques sur la question de l’organisation » (1922), in Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 353.
[8] Realmetaphysische : On trouve, dans le texte d’« autoprésentation » du groupe Exit!, une définition de ce terme apparemment calqué sur
Realpolitik :
« Dans ses rapports sociaux, la modernité n’a nullement surmonté la
métaphysique, comme elle en est persuadée, mais l’a
simplement arrachée à son vieil enracinement religieux dans la
transcendance pour la ramener à une immanence purement terrestre ; elle
n’est pas “postmétaphysique” mais, par comparaison
avec les anciennes formations agraires, “realmétaphysique” d’une
manière nouvelle », cf. www.exit-online.org/text.php?tabelle=selbstdarstellung. (N.d.T.)
[9] Pour une critique du « matérialisme
dialectique », lire également Höner Christian, « Zur Kritik von Dialektik, Geschichtsteleologie und Fortschrittsglaube », in
Krisis, n°28, 2004.
[10]Trenkle
cite ici Engels : « Hegel
a été le premier à représenter exactement le rapport de la
liberté et de la nécessité. Pour lui, la liberté est l’intellection de
la nécessité », ENGELS Friedrich, Anti-Dühring, Paris, Editions Sociales, 1973, p. 142. (N.d.T.)
[11] Cf. LOHOFF Ernst, « Die Verzauberung der Welt », in Krisis, n°29, 2005.
[12]LUKACS G., « La conscience de
classe » (1920), in Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 73.
[13]Ibid.
[14] LUKACS G., « Remarques
méthodologiques sur la question de l’organisation », loc. cit., p. 367.
[15] Ibid., p. 356.
[16] Fantômas, n°4, op. cit., p. 4.
[17]Expression
utilisée par Marcel van der
Linden qui, suivant Gerald Cohen, définit cette classe comme
regroupant « tout porteur de force de travail appartenant à la classe
des travailleurs subalternes, dont la force de travail
est vendue ou louée à une autre personne, par suite d’une
coercition d’ordre économique ou non économique. La question de savoir
si ce porteur offre sa force de travail de son plein gré et
s’il est propriétaire de ses moyens de production n’entre pas en
ligne de compte » (VAN DER LINDEN Marcel, « Das vielköpfige Ungeheuer. Zum Begriff einer WeltarbeiterInnenklasse », in Fantômas, n°4, op. cit., p. 34).
[18] HARDT Michael & NEGRI Antonio,
Empire, trad. D.-A. Canal, Paris, Exils, 2000 (2000) ; HOLLOWAY John, Changer le monde sans prendre
le pouvoir. Le sens de la révolution aujourd’hui, trad. S. Bosserelle, Paris, Syllepse, 2007 (2002).
[19] Ce
n’est pas le lieu ici d’examiner en
détail les différentes formulations et les causes sous-jacentes
de cette hypostase chez Hardt/Negri et Holloway. Pour ce qui concerne
Hardt/Negri, je me réfère à l’article de JAPPE Anselm,
« Des Proletariats neue Kleider », in Krisis, n°25, 2002 (trad. française : « Les habits neufs du marxisme
traditionnel », in JAPPE Anselm & KURZ Robert, Les habits neufs de l’empire. Remarques sur Negri, Hardt et Rufin, Paris, Lignes/Léo
Scheer, 2003).
[20] HARDT/NEGRI, Empire, op. cit., p. 94.
[21]HOLLOWAY, Changer le monde sans prendre le pouvoir, op. cit., p. 293.
[22]Ibid., p. 268, souligné par
Trenkle.
[23] Plus
loin, Holloway exploite lui aussi la
métaphore vampirique : « Ce qui existe et qui est nié n’est pas
seulement un projet : cela existe. Cela existe comme créativité dont le
capital dépend. Cela existe comme le
sang qui constitue la seule nourriture du vampire capitaliste »
(ibid., p. 295).
[24] Ibid., p. 265.
[25]Ibid., pp. 249-250.
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