mardi 23 août 2011

La crise moderne de la forme-sujet

 

La domination acceptée de la valeur-travail a pour conséquence que le sujet ne peut se percevoir comme sujet positif qu'à la condition d'intérioriser les contraintes de la société de travail, et à expulser de lui tout ce qui s'y opposerait et qui constituera la « part obscure » de lui-même. Effet paradoxal : il ne se vit comme sujet vivant qu'à condition d'être l'agent d'un processus de mort (l'accumulation en travail mort, en capital, du travail vivant), et à expulser de lui ce qui serait entrave au processus de mort et que paradoxalement, il investit de haine. Le sujet de la valeur, le héros du travail (actif ou pas, exploiteur ou exploité, nanti ou « marginal », etc.) ne se vit et ne s'estime que dans le rejet et la haine de ce qui n'est pas vitesse, rationalité froide, concurrence acharnée : rejet et haine de la femme, de l'étranger, du rebelle, de l'autre...

On voit que ce que Freud a décrit comme la « pulsion de mort » est constitutif de la forme-sujet. L'abstraction rationnelle du sujet kantien ne s'obtient qu'au prix d'une projection haineuse sur l'autre de tout ce qui est dénigré par la valeur, tout ce qui est le monde concret, réel. Un monde dont le sujet doit se couper pour acquérir l'efficacité requise par la concurrence générale, dans laquelle chacun rivalise avec chacun dans l'indifférence glacée du chacun pour soi.

L'attitude « offensive » (« agressive » dit-on, par un anglicisme finalement révélateur) où il n'y a de salut que pour les meilleurs, mais où on nous martèle que tous, nous pouvons gagner, n'est jamais que la forme « civilisée » d'une guerre éternelle qui est l'autre nom du marché.

Beaucoup d'auteurs ont mis en évidence le lien profond qui unit la pulsion de mort et le narcissisme des sujets modernes [1]. Ce narcissisme n'est que la forme par laquelle se manifeste, dans une positivité illusoire, le déni d'une souffrance que provoque le vide intérieur exigé par l'efficacité sociale. La domination de la valeur impose une relation au monde qui est à la fois une relation de toute-puissance et d'impuissance. Toute-puissance à la condition que cette relation n'ait d'autre teneur que la valeur et le travail, impuissance dès le moment où deviennent conscients tous les aspects auxquels le sujet-valeur a dû renoncer pour être ce qu'il est.

Maintenant que le règne de la valeur atteint sa limite et que se craquèlent les modèles d'identification du sujet moderne, la face obscure de ce sujet ressurgit avec toute l'agressivité dont elle avait été chargée et prend la forme d'une barbarie protéiforme. Une barbarie qui a pour noms : violence des rapports sociaux, « incivilité » croissante, haine des femmes, homophobie, xénophobie, mais aussi violence du sujet envers lui-même, comme première cible de la haine.

La croissance de la violence sociale est un phénomène remarqué ses dernières années. Il ne s'agit pas tant de souligner la gravité de cette violence que de constater son omniprésence. Comme si ce qui constituait la qualité du sujet moderne « enfin arrivé à maturité », la raison et l'exercice d'une liberté uniquement limitée par la liberté dont doit jouir de manière égalitaire chaque sujet, ne parvenait plus à structurer l'individu.

Il n'empêche que la généralisation de cette violence qui évoque le désir de mettre fin à un monde, constitue un démenti de l'idée d'un progrès continu de la civilisation moderne. Elle met au défi de lui trouver une explication. Les grilles d'explication classiques, la grille « marxiste » y compris, restent insuffisantes.

La domination de la valeur qui n'accorde d'intérêt qu'à ceux qui sont capables de survivre à la concurrence généralisée a deux effets subjectifs. D'une part, elle impose une autodiscipline et la répression des mouvements émotionnels qui entraveraient l'efficience au travail. D'autre part, elle amène à contre-investir ces mouvements émotionnels de la vie sensible, ainsi qu'à dévaloriser radicalement, en un double bind, ceux qui ne parviennent pas à se constituer en sujet-valeur. A cet égard, les « perdants » se dévalorisent triplement à leurs propres yeux : ils sont des inutiles, ils sont des faibles, et ils sont des âmes mortes sans droit à l'existence.

On voit que les violences sociales, et en particulier mais pas seulement les violences des « banlieues », ne peuvent s'interpréter sous une grille simple. Une part au moins des « rebelles sociaux » veulent, non pas renverser un ordre gouverné par le sujet automate de la valeur, mais se faire une place dans cet ordre. Cependant, une autre part de la violence sociale est pure explosion de la pulsion de mort libérée par le craquèlement de la forme-sujet moderne, et l'insupportable conscience du vide. Ce qui se manifeste par la volonté obscure de détruire un monde vidé de sens parce qu'il n'a de fin que l'aveugle mouvement de l'accumulation absurde d'une forme sans contenu, la valeur.

On a remarqué que la folie des jeunes qui « courent l'amok » est essentiellement le fait de jeunes hommes qui s'identifient au modèle du héros occidental, froid et dominateur [2]. Cela suggère que leur violence est l'effet du déchaînement de la pulsion de mort qui surgit quand cette forme-sujet (indexée au mâle blanc occidental) se craquèle. Cela explique également le caractère sauvage de ce déchaînement dont les massacres commis par des lycéens ne sont qu'un exemple spectaculaire.

La marchandise se déploie et la violence se déchaîne. Rien ne sert de s'en étonner : c'est ce monde qu'il faut changer [3].
 
membre des groupes allemands Krisis et Exit
 
Voir aussi l'intégralité de ce petit livre Domination de la marchandise dans les sociétés contemporaines
NOTES:
[1] On peut citer par exemple Christopher Lasch (La culture du narcissisme, 1979) ou Dany-Robert Dufour (L'Art de réduire les têtes, 2003)
[2] Voir Götz Eisenberg Amok - Les enfants du froid [non traduit en français], 2000, Rowohlt, page 59.
[3] Rappelons les premiers mots du Rapport sur la construction des situations, adopté en 1957 par les délégués de trois avant-gardes artistiques (l'Internationale lettriste, le Mouvement International pour un Bauhaus Imaginiste et le Comité Psychogéographique de Londres) à la Conférence de Cosio d'Arroscia, où fut fondée l'Internationale situationniste : « Nous pensons d'abord qu'il faut changer le monde. »

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