jeudi 7 juillet 2011

L'invention du travail dans l'imaginaire social par Serge Latouche


« Pauvre, joyeux et indépendant ! - tout cela est possible simultanément ; pauvre, joyeux et esclave ! - c'est aussi possible - et je ne saurais rien dire de mieux aux ouvriers esclaves de l'usine : à supposer qu'ils ne ressentent pas en général comme une honte d'être utilisés, comme c'est le cas, en tant que rouages d'une machine et, pour ainsi dire, comme un bouche-trou pour les lacunes de l'esprit humain d'invention ! Fi ! croire que l'on pourrait remédier par un salaire plus élevé à l'essentiel de leur détresse, je veux dire de leur asservissement impersonnel ! Fi ! se laisser persuader que grâce à un accroissement de cette impersonnalité, à l'intérieur de la machinerie d'une société nouvelle, la honte de l'esclavage pourrait devenir vertu ! Fi ! avoir un prix auquel on cesse d'être une personne pour devenir un rouage ! êtes-vous complices de la folie actuelle des nations qui ne pensent qu'à produire le plus possible et à s'enrichir le plus possible ? Votre tâche serait de leur présenter l'addition négative : quelles énormes sommes de valeur intérieure sont gaspillées pour une fin aussi extérieure. Mais qu'est devenue votre valeur intérieure si vous ne savez même plus ce que c'est que respirer librement ? Si vous n'avez même pas un minimum de maîtrise de vous-même ? [1] » (Nietzsche, Aurore, III).

Pour dire les choses crûment et en forçant un peu le trait, le travail est une invention de la bourgeoisie. Pour discréditer l'aristocratie, la bourgeoisie montante a développé, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, une propagande « travailliste » sur le thème « Qui ne travaille pas ne mange pas ». Cette formule empruntée à saint Paul et déjà remise en service par l'éthique monastique puis protestante acquiert une portée nouvelle [2]. Cela revient à dire : nous, les bourgeois des villes, nous travaillons dur pour produire le bien-être de tous, nous avons donc par cela même un droit légitime à la richesse et au pouvoir. Tandis que vous, les aristocrates et, dans une moindre mesure, vous, les prêtres séculiers et les moines, vous êtes des oisifs, des fainéants, des parasites, autant dire des nuisibles qui avez jusqu'à présent indûment accaparé les biens de ce monde. Les hérésies, souvent portées par des tisserands, avaient déjà usé de cette propagande. Les paysans et les manouvriers ne pouvaient qu'approuver cette idéologie et se solidariser avec la bourgeoisie artisanale et commerçante. Le piquant dans cette affaire, c'est que les bourgeois ne travaillaient pas vraiment non plus. Certes, il est indéniable que les bourgeois entreprenants du capitalisme naissant, anxieux de percevoir dans leur réussite matérielle des signes d'élection divine, s'activaient énormément, à la différence de nos bourgeois rentiers, mais cette activité ne correspondait pas à ce qu'on peut appeler le « paradigme » du travail. Celui-ci est fait de la juxtaposition contradictoire d'un imaginaire émancipateur et d'une réalité asservissante. L'imaginaire, c'est celui de l'homo faber [ouvrier, artisan, l'Homme en tant qu'être susceptible de fabriquer des outils] (voire de l'homo habilis [3] [littéralement « homme habile »]) et plus précisément l'idéologie de l'artisan libre qui vit du fruit de son habileté à transformer la nature pour la satisfaction de nos besoins. On reconnaît là tout un pan central de l'imaginaire de l'économie classique. La réalité est celle de l'aliénation spécifique au rapport  salarial. La condition pénible de l'animal laborans [voir Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Pocket, 2002] exécutant dans la subordination des tâches le plus souvent fastidieuses à l'usine ou au bureau. C'est la soumission formelle et réelle au capital, sans la maîtrise technique des processus, ni bien sûr la capacité économique de réappropriation du fruit de son activité. Dans le temps même où l'idéologie travailliste (en particulier chez Locke) fonde la légitimité du pouvoir de la bourgeoisie et de son droit de propriété, la réalité du labeur salarié asservit et abrutit le travailleur sans lui laisser espoir de devenir jamais propriétaire.
De leur côté, les prolétaires ont pris très au sérieux cette construction idéologique. Ils l'ont retournée avec un certain succès contre la bourgeoisie elle-même, reprenant à leur compte le message : « à chacun son travail ! », précisant bien que ce sont eux les « vrais » travailleurs. Cela a permis aux bureaucrates de l'Union soviétique d'instaurer leur pouvoir, Staline faisant même inscrire dans la Constitution de 1936 la formule de saint Paul ! Comme le dit Raoul Vaneigem : « La bourgeoisie, affranchie du mépris dont l'accablait la prétendue noblesse, auréola le travail d'une gloire que le prolétariat - ou du moins ses représentants - s'empressa de revendiquer alors qu'il en était la plus infortunée des victimes. Un tel malentendu fut sans doute moins étranger qu'on ne le croit à la longue résignation des travailleurs [4]. »
Mais alors, en devenant, entre autres, activité de paperasserie, l'illusion même d'un contenu « objectif » du travail - la transformation de la nature - s'est évanouie. Le caractère idéologique et imaginaire du travail aurait dû apparaître évident. Or, il n'en a rien été. La propagande travailliste a réussi au point que ses victimes l'ont rajeuni en proposant une redéfinition du « vrai » travail comme activité créatrice, renvoyant à l'accouchement de la femme « en travail », le découplant ainsi du salariat auquel il est historiquement lié [5]
Il est vrai que la vision paradigmatique, faite d'un imaginaire émancipateur et d'un vécu asservissant, se trouve brouillée par l'existence des exceptions et par les modalités du vécu. D'une part, subsistent toute une série d'activités -, de l'œuvre de l'artiste ou de l'écrivain au service domestique non marchand, en passant par la carrière de l'enseignant et les professions libérales -, qui sont tout à la fois hors paradigme et prises dans sa logique, comme le montre bien ce qui vient de se passer en France avec les intermittents du spectacle ou la transformation récente de la pratique médicale [6]. On assiste à une entreprise tenace de mise au pas des récalcitrants et à une normalisation des exceptions. Autrement dit, les « œuvres » (soit la réalisation de soi dans l'objet d'art ou d'artisanat) et « l'action » (soit l'expression de la vie politique du citoyen), ces deux autres formes de l'activité humaine selon Hannah Arendt, se trouvent plus ou moins colonisées par le paradigme du travail. On est fondé avec les auteurs du Manifeste contre le travail de parler d'un « impérialisme du travail », en ce sens que le terme ne désigne plus seulement l'activité salariale sous domination capitaliste, mais en vient à signifier abusivement n'importe quelle forme d'activité finalisée [7]. On en arrive même à déplorer que le travail n'ait pas étendu suffisamment son empire et son emprise sur la vie et que le « travail » de maison ou le bénévolat ne soient pas pris en compte, voire rétribués. D'autre part, les situations concrètes sont infiniment variées et vécues entre les deux extrêmes de l'idéologie et de la réalité. On trouve de l'émancipation et de l'épanouissement, même au sein du travail salarié [8].
Il n'en demeure pas moins qu'en naturalisant le travail, c'est toute l'économie qu'on naturalise. On se prive ainsi des moyens de la comprendre et plus encore d'en sortir. Pour étayer cette vision d'une genèse du travail, il faut toucher du doigt, même brièvement, le scandale de l'absence de travail dans les sociétés précapitalistes ou prébourgeoises, et analyser comment il s'institue dans l'imaginaire et dans la réalité de l'Occident moderne...
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NOTES:

[1] Gallimard, coll. « Idées », § 206, p. 215 [consultable ici].
[2] On a beaucoup épilogué sur les glissements sémantiques entre saint Paul et les utilisateurs successifs de la formule. Si son inventeur ne lui donne sûrement pas le sens que lui donneront les repreneurs soviétiques - Saül (saint Paul) ayant lui-même exercé le métier d'artisan itinérant -, sans doute possède-t-elle néanmoins une connotation « travailliste » dès l'origine.
[3] C'est le point de vue d'Y. Schwartz qui définit le travail comme « activité industrieuse humaine » et le fait remonter à 2,5 millions d'années. Voir sa contribution « Le travail et le temps », in Figures du temps, Marseille, Ed. Parenthèses, 2002, p. 77.
[4] R. Vaneigem, [lien direct PDF] Nous qui désirons sans fin, Paris, Le Cherche-Midi, 1996.
[5] Certains tentent désespérément de « sauver le travail » en le redéfinissant de façon idéale et en oubliant le travail « réellement existant ». C'est la position d'A. Souplot. Ce n'est pas un hasard si cette position m'a été opposée dans un débat avec les Verts pour « sauver le développement ». En vérité, le combat et les enjeux sont bien les mêmes. Voir D. Méda, « Notes pour en finir vraiment avec la 'fin du travail' », La Revue du MAUSS, n° 18.
[6] Voir S. Latouche, « Quand on a un marteau dans la tête », Cassandre, n° 55, automne 2003, et Ph. Batifoulier et B. Ventelou, « L'érosion de la 'part gratuite' en médecine libérale », La Revue du MAUSS, 1er semestre 2003, n° 21.
[7] Krisis, Manifest gegen die Arbeit [Manifeste contre le travail, en téléchargement libre ici], 1999, trad. Fr. Editions Léo Scheer, 2002, rééd. 10/18, 2004. Voir aussi Ph. Godard, Contre le travail, éd. Homnisphères, Paris, 2005 [résumé en téléchargement libre ici].
[8] Voir Y. Benarrosh, « Le travail, norme et signification », in Travailler est-il (bien) naturel ? La Revue du MAUSS, n° 18, 2e semestre 2001.

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