(extrait de Théorie critique et réflexivité historique publié dans Marx. Relire Le Capital, PUF, 2009)
Marx décrit « la production fondée sur la valeur »[1] en tant que rapport dont « la prémisse [...] est que la masse du temps de travail immédiat [...] représente le facteur décisif de la production de richesses »[2]. Ce qui, selon Marx, caractérise la valeur en tant que forme sociale, tient au fait qu'elle est constituée par la dépense de « travail immédiat effectué par l'homme »[3] dans le processus de production mesuré en temps. En tant que catégorie des rapports sociaux constitutifs du capitalisme, la valeur exprime ce qui est, et reste, le fondement premier de la production capitaliste. Cependant, la production basée sur la valeur engendre une dynamique donnant lieu à une tension croissante entre ce fondement même et les effets de son propre développement historique : « A mesure que la grande industrie se développe, la création de richesses dépend de moins en moins du temps de travail et de la quantité de travail utilisée, et de plus en plus de la puissance des agents mécaniques qui sont mis en mouvement pendant la durée du travail. L'énorme efficience de ces agents est, à son tour, sans rapport aucun avec le temps de travail immédiat que coûte leur production. Elle dépend bien plutôt du niveau général de la science et du progrès de la technologie [...]. La richesse réelle se développe maintenant, d'une part grâce à l'énorme disproportion entre le temps de travail utilisé et son produit et, d'autre part, grâce à la disproportion qualitative entre le travail, réduit à une pure abstraction, et la puissance du procès de production qu'il surveille. »[4]
Marx avance alors l'idée que le capitalisme donne constamment lieu à d'énormes augmentations de productivité dont le résultat est que, ce qu'il appelle la « richesse réelle », en vient à dépendre moins du temps de travail que de l'avancement général des sciences et de la technologie. Un décalage apparaît entre une productivité basée sur « le travail immédiat effectué par l'homme » et les forces productives telles qu'elles se développent dans le cadre du capitalisme.
Le contraste que Marx établit entre valeur et « richesse réelle » est aussi celui qui distingue une forme de richesse fondée sur le temps de travail et une autre qui ne dépend pas directement de la dépense de temps travail et qui peut être engendrée par le savoir. Ce qui veut clairement dire que la valeur ne renvoie pas à la richesse sociale en général, mais qu'elle est une forme historiquement spécifique de richesse intrinsèquement liée à un mode de production historiquement spécifique.
Nombre de discussions relatives à l'analyse de Marx quant au caractère unique du travail comme origine de la valeur passent à côté de la distinction entre « richesse réelle » et valeur. Les Grundisse montrent, en outre, que la « théorie de la valeur » chez Marx n'est pas une théorie des propriétés uniques du travail en général, mais qu'elle est au contraire une analyse de la spécificité historique de la valeur en tant que forme de richesse, et donc, implicitement, du travail qui en est constitutif. Ceci marque une différence entre la critique de l'économie politique propre à Marx et le genre d'économie politique critique qu'on lui a trop souvent attribué.
Pour Marx, la valeur est donc une catégorie critique qui exprime la spécificité historique de la forme de la richesse et de la production caractéristiques du capitalisme. Il ne s'agit pas d'une catégorie normative devant permettre de juger le capitalisme. Dans cette section de Grundisse, Marx explique qu'avec le développement du mode de production basé sur la valeur, cette dernière s'avère de moins en moins appropriée en tant que forme de richesse sociale. Elle devient anachronique du point de vue du potentiel du système de production qu'elle fait apparaître. L'accomplissement de ce potentiel passerait par l'abolition de la valeur elle-même.
Cette possibilité historique n'est cependant pas simplement quantitative (et ne présuppose pas que des volumes toujours plus grands de marchandises pourraient être produits dans les conditions de productions déjà existantes et distribuées plus équitablement). La logique de la contradiction croissante entre « richesse réelle » et valeur permet aussi d'envisager la possibilité d'un procès de production différent qui ne serait plus directement basé sur le travail humain : « Avec ce bouleversement, ce n'est ni le temps de travail utilisé, ni le travail immédiat effectué par l'homme qui apparaissent comme le fondement principal de la production de richesse ; c'est l'appropriation de sa force productive générale, son intelligence de la nature et sa faculté de la dominer [...] ; en un mot, le développement de l'individu social représente le fondement essentiel de la production et de la richesse. Le vol du temps de travail d'autrui sur lequel repose la richesse actuelle apparaît comme une base misérable par rapport à la base nouvelle, créée et développée par la grande industrie elle-même. »[5]
Dans cette section des Grundisse, il ne fait aucun doute que, pour Marx, le dépassement du capitalisme passe par l'abolition de la valeur en tant que forme sociale de richesse, ce qui implique alors un dépassement du mode de production développé dans le cadre du capitalisme. Ceci entraîne une transformation fondamentale de la structure du travail social au-delà de l'abolition de la distribution capitaliste de la richesse et du pouvoir.
Néanmoins, la transformation radicale de l'organisation du travail social esquissée précédemment n'est pas une conséquence quasi automatique de la croissance rapide du savoir scientifique et technique. Elle est au contraire une possibilité résultant d'une contradiction intrinsèque de plus en plus forte : bien que la dynamique du développement capitaliste crée la possibilité d'une structure de travail social nouvelle et émancipatrice, son accomplissement général est impossible dans les conditions du capitalisme : « Le capital est une contradiction en procès : d'une part, il pousse à la réduction du temps de travail à un minimum, et d'autre part, il pose le temps de travail comme la seule source et la seule mesure de la richesse. Il diminue donc le temps de travail sous sa forme nécessaire pour l'accroître sous sa forme de surtravail. Dans une proportion croissante, il pose donc le surtravail comme la condition - question de vie ou de mort* - du travail nécessaire. »[6]
Ainsi, même si le capitalisme tend à développer de puissantes forces de production dont le potentiel rend de plus en plus obsolète une organisation de la production basée sur la dépense directe du travail humain, sa structure est telle qu'elle ne permet pas le plein accomplissement de ce potentiel. En dépit de l'insuffisance historique croissante de la valeur, ou si l'on préfère, de la dépense de temps de travail social général comme mesure de la richesse sociale produite, elle n'est pas simplement dépassée par une nouvelle forme de richesse. Selon Marx, au contraire, elle reste la précondition structurelle nécessaire de la société capitaliste[7]. Voilà la base de la contradiction fondamentale du capitalisme.
Ces passages des Grundisse indiquent que l'idée que se fait Marx de la contradiction structurelle du capitalisme ne devrait pas être immédiatement identifiée à l'antagonisme social, à la question du conflit de classe par exemple, pas plus qu'elle ne renvoie fondamentalement à une contradiction entre appropriation privée et production socialisée dans la mesure où la production elle-même est mise en formes par les rapports capitalistes. Au contraire, l'analyse de Marx fait apparaître une contradiction entre la réalité effective de la forme de production constituée par la valeur et son potentiel (qui fonde la possibilité même d'une nouvelle forme de production). Plutôt que d'entraîner un accomplissement du prolétariat, le dépassement du capitalisme impliquerait l'abolition matérielle du travail prolétaire. La contradiction entre l'organisation de la société fondée sur la valeur et le potentiel auquel elle donne lieu établit la possibilité historique de la négation du capitalisme et, par là même, de la théorie critique du capitalisme.
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NOTES:
[1] K. Marx, Fondements de la critique de l’économie politique ou Grundrisse, vol. I, trad. R. Dangeville, Paris, Anthropos, 1967, p. 29-38.
[2] Ibid., p. 220-221.
[3] Ibid., p. 221.
[4] Ibid.
* En français dans le texte.
[5] Ibid., p. 221-222.
[6] Ibid., p. 222.
[7] Ibid. L'idée d'une reconstitution de la nécessité de la valeur distingue nettement l'analyse dialectique de Marx de l'analyse la plus linéaire que l'on trouve chez des théoriciens de la société postindustrielle tels que Daniel Bell ou Fred Block. Pour cette dernière, le décalage entre le potentiel et la réalité effective du capitalisme est fonction d'une compréhension insuffisante de la conscience.
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