mercredi 6 juillet 2011

Deux ou trois choses que vous ignorez sur le sexe...

(et que vous ne risquez pas d’apprendre auprès des « féministes ») 
« Ce qui est devenu évident, c’est qu’en ce qui concerne l’assignation sexuelle, plus rien n’est évident. » Cette phrase n’est tirée d’aucun ouvrage. Mais elle aurait pu l’être de nombreux textes d’inspiration féministe. En effet, on pourrait présenter la revendication féministe comme avant tout la remise en cause de ce qui, en matière de sexe, allait de soi, ad majorem viri gloriam. Et d’abord que le sexe, dans sa plénitude, était l’attribut de l’homme, du mâle. La femme n’étant définie que par son absence. Ce qu’on formulait par une suave antiphrase, en disant que la femme était « le beau sexe », voire « le sexe ». À cet égard, le titre même de l’essai fondamental de Simone de Beauvoir, « Le deuxième sexe » (1949), constituait une prise de position féministe : le sexe masculin « n’est que » l’un des deux sexes.

On peut considérer « Le deuxième sexe » comme le texte fondateur du féminisme moderne. Certes, des femmes avaient de longue date refusé de n’être que les descendantes de la côte du premier homme. Mais l’essai de Simone de Beauvoir, outre qu’il faisait le bilan de toutes les représentations de la femme dans l’histoire, la science, la philosophie et la littérature, posait les bases d’une identité sexuelle propre. Face à l’homme, et à égalité avec lui, elle pouvait et devait (en cohérence avec la doctrine existentialiste) exister dans un projet de mitsein avec l’autre sexe. Simone de Beauvoir fondait philosophiquement la lutte du « deuxième sexe » pour la reconnaissance et l’égalité face à l’autre sexe (le « premier » ?), mais elle permettait aussi une critique fondamentale de l’assignation sexuelle. Un aspect auquel le féminisme va largement rester aveugle, ce qui le mettra paradoxalement, et au rebours de sa prétention, dans l’incapacité d’en comprendre le sens et d’améliorer radicalement le sort des femmes.
Du manque au sexe
Il est bien connu que Freud indexe l’identité sexuelle au phallus. Certes, il s’agit du phallus (symbolique) et non du pénis (réel), et les conséquences de cette distinction ne sont pas négligeables. Mais « en avoir ou pas »,1 comme disait Ernest Hemingway, voilà ce qui définit si on est un homme ou une femme. Lacan reçoit l’héritage freudien : « la fonction phallique [sert aux hommes] à se situer comme hommes».2 Quant à la femme, « ce n’est pas parce qu’elle n’est pas dans la fonction phallique qu’elle n’y est pas du tout. Elle n’y est pas pas du tout. »³ La référence à Jacques Lacan n’est pas arbitraire. D’abord parce qu’il réélabore la théorie freudienne du phallus, en confirmant qu’il n’y a de sexe que masculin, mais en ouvrant la voie d’une pensée du féminin comme pastoute et d’une pensée d’une jouissance dont les hommes sont exclus. Et ensuite parce que dans le MLF qui vient de naître,4 nombreuses sont celles qui écoutent cette réélaboration de la psychanalyse. Et qui vont s’y appuyer pour penser le « deuxième sexe », et de manière contradictoire. D’abord comme le « toutautre» que le sexe masculin, et en ce sens elles donnent raison à l’affirmation qu’il n’y a qu’un sexe et que c’est celui de l’homme. Ensuite comme un « tout-autre » propre à la femme, et en ce sens elles donnent raison à l’affirmation qu’il y a un essentiel féminin (une essence de la femme ? un éternel féminin ?). Quoique rhabillée en opposition « phallus/tout-autre », l’opposition « phallus/non-phallus » est maintenue. Au bénéfice d’un autre sexe qui est en fait l’autre du seul sexe ; ce qui, par rapport à l’essai critique de Simone de Beauvoir, constitue ce qu’il faut bien appeler une régression. Cela prend, au sein du féminisme, la forme d’une glorification du sexe de la femme, et de ce « féminin » énigmatique à Freud et étranger à l’homme. D’où les recherches pour retrouver cette spécificité inaccessible à l’homme et opprimée par lui. Quel est l’authentique orgasme féminin ? (réponse d’Anne Koedt : l’orgasme clitoridien5). Y a-t-il une écriture féminine ? (oui, répondent Hélène Cixous ou Luce Irigaray ; mais aussi Gilles Deleuze et Félix Guattari6). Etc.

Le caractère paradoxal de cet « autre sexe » radicalement hétérogène explique la fortune contradictoire du féminisme issu du MLF. Pour une part, il va constituer une version relookée de l’éternel féminin, mystérieux et désirable. À ce titre, il se coulera plus tard sans difficulté dans la revendication soft d’uneégalité des droits, dans la différence bien entendu, pour la femme moderne. Mais d’autre part, au delà d’une mise en cause de la représentation masculine du « deuxième sexe », il va permettre d’interroger radicalement la représentation masculine du « premier sexe », et plus globalement l’assignation sexuelle. Un questionnement qui va d’abord traverser la mouvance homosexuelle et qui débouchera sur la question du genre.
Du sexe au genre

Identifier le sexe de manière spécifique et irréductible, c’est le poser comme quelque chose d’acquis, qu’on peut chercher à élucider, mais qu’on ne remet pas en cause. Et en exaltant le sexe (féminin) comme une réalité définitive et définitivement obscure à la perception masculine, une partie des féministes va littéralement enfermer les femmes dans un ghetto homosexuel et s’interdire tout regard critique.7 Se rendant ainsi, paradoxalement, incapable de comprendre ce qu’il en est du sexe (et des sexes). Au rebours de l’entreprise de Simone de Beauvoir qui, elle, récusait toute conception essentialiste de la femme (« On ne naît pas femme, on le devient »8). Avec au surplus le risque de tomber dans le sexisme, c’est-àdire d’identifier un individu par référence à son sexe.9
À l’opposé de ce « retour à l’ordre » d’une partie des féministes du MLF, les marges les plus radicales du mouvement vont détacher l’assignation sexuelle de tout enracinement biologique. En s’appuyant sur le courant de pensée initié par les recherches de Michel Foucault qui, dans « Les mots et les choses » (1966), a montré que l’homme était avant tout un effet de discours.10 De la même façon, on peut considérer que le sexe est avant tout un effet de discours, ou mieux, une performance. Détacher le sexe de toute essence, de tout enracinement, c’est se donner les moyens de penser le genre. Et de faire l’hypothèse que l’assignation biologique est seconde, et le résultat d’un effet performatif de discours. Lequel est l’exercice d’un pouvoir, et peut donc être aussi le lieu d’une résistance ou d’une subversion. En cela, la réflexion des philosophes « foucaldiens » rejoint les pratiques « trans-genre » des travestis et des drag Queens.
L’ouvrage de Judith Butler, « Trouble dans le genre » (1990), est représentatif de cette réflexion. Et faire de son auteur une féministe procède au mieux d’une lecture hâtive. Car au sens strict, Judith Butler n’est pas féministe ; elle serait plutôt « anti-féministe » ou mieux encore post-féministe. En effet, sa réflexion est exemplaire d’une évolution qui, à partir d’une analyse dece qu’il en est de l’assignation sexuelle, arrive à une conception performative du sexe. Ce qui constitue une rupture radicale avec la conception essentialiste, quelle qu’en soit la variante, du féminisme. Le postféminisme, ou mieux la pensée queer,11 reçoit l’héritage de toutes les pensées qui, au lieu de revendiquer l’égalité des sexes, ont contesté l’idée même d’identifier un sexe, pour mettre en avant le jeu, le trouble, l’ironie.
On débouche sur le « constructionnisme », qui nie radicalement que le sexe ait un substrat biologique et qui subordonne à son assignation performative sa construction physique (y compris dans sa dimension chirurgicale). Ce qui, d’une certaine façon, confirme à quel point on se trouve ici dans le cadre de la pensée post-moderne. Si celle-ci se caractérise par une disparition du réel au profit d’une circulation infinie des signes, l’épiphanie du genre constitue une manière de disparition du sexe. Dérégler tous les genres pour construire « un, deux, trois, de nombreux sexes ! » serait alors l’un des mots d’ordre post-modernes. Il ne s’agit plus d’être, comme le recommande l’ordre des choses, un homme moderne ou une femme moderne « bien dans son sexe et dans sa peau », mais d’être un individu post-moderne au sexe ironique et non dépourvu d’inquiétante étrangeté. La problématique du genre est donc potentiellement subversive, dans la mesure où elle déstabilise les identités, et avant tout l’identité sexuelle. Une fois de plus, on mesure la distance avec la revendication féministe dont le souci d’une égalité de droits pour les femmes se pense dans le cadre d’un ordre existant.
La problématique du genre permet aussi au féminisme égalitariste de légitimer la lutte contre la domination du masculin dans les signes. Ainsi, il faut lutter dans le langage, « puisque c’est tout le langage qui fait écho dans ses structures aux différences de sexe que notre société impose ».12 Une manière de se donner à bon compte une image de radicalité pourtant très suspecte. En effet, nombre de mots désignent des abstractions fonctionnelles incarnées sur la seule base d’une compétence. Y valoriser le genre (le sexe) manifeste surtout la tentation sexiste. Là encore, l’analogie avec le racisme est instructive. Qui oserait parler du « minist’e » si le ministre était un Noir ? Alors pourquoi parler de « la » ministre quand le ministre est une femme ?* Sans parler de la grotesque féminisation de « chancelier », puisqu’une chancelière est une sorte de sac pour tenir les pieds au chaud.13
L’identification du sexe à une essence ou à une sémiotique, non seulement peut mener à des apories, mais reste incapable de saisir à la racine le phénomène de l’assignation sexuelle. Et par voie de conséquence reste incapable de remettre fondamentalement en cause l’oppression réelle des femmes. Avec le théorème de la dissociation-valeur, la théoricienne allemande Roswitha Scholz propose en revanche une analyse du fondement de cette assignation, reconnu comme un procès de fétichisation.14 Et rend pensable une émancipation de tous les sexismes.
Du genre au fétiche

La différence entre la critique de Roswitha Scholz et la critique des mythes dont les femmes sont l’objet est, pour reprendre le mot de Monique Wittig, que cette critique est « matérialiste ».15 C’est-à-dire qu’elle rapporte la constitution d’une identité féminine à la constitution même de la société moderne, par le procès de la dissociation-valeur. La constitution de « la femme » est au cœur de la constitution la société moderne, et celle-ci a pour condition la constitution de « la femme ».
En effet, la société moderne étant fondée sur la valeur et l’accumulation capitaliste de la valeur (Roswitha Scholz reprend ici l’analyse de Marx), elle privilégie des qualités comme le goût d’entreprendre, la volonté de réussir dans une lutte généralisée où il faut être parmi les meilleurs, etc. C’est-à-dire des qualités qui permettent la focalisation de l’activité sociale sur la production et la consommation de marchandises perçues sous l’angle de l’argent qu’elles peuvent rapporter. À ce titre, les qualités qui ne peuvent être utilisées et qui seraient même des handicaps dans ce procès de croissance de la valeur sont méprisées ou tout au moins mises en marge : l’attention, la douceur, etc. On assiste donc à un mouvement structurel de dissociation où, sous la loi de la valeur, on sépare les qualités « fortes », rapidement identifiées au sexe masculin, et les qualités « faibles », identifiées comme féminines.
Cette analyse montre d’une part à quel point la constitution de la « féminité » est l’ombre portée d’une société de concurrence marchande dont le moteur est l’accumulation infinie de la valeur. Une analyse qui ressemble à l’idée que l’oppression des femmes serait une caractéristique parmi d’autres d’une société d’exploitation de l’homme par l’homme. Mais elle se distingue radicalement des analyses marxistes (ou tout simplement des constats compassionnels et« bien-pensants ») en ce qu’elle présente comme illusoire le projet d’une libération des femmes opprimées spécifiquement dans leur sexe. En effet, l’assignation sexuelle n’est qu’un aspect de la constitution sociale. Elle n’est que la forme fétiche, constituée en sexes (en genres), de deux ensembles de qualités dont seul le rassemblement caractérise l’être humain générique.
En ce sens, la « libération » des femmes ne peut être, au mieux, que la possibilité pour les femmes d’entrer dans des « rôles sociaux » d’hommes, ce qui ne remet aucunement en cause l’ordre social. Lequel maintient la grande majorité des femmes dans les tâches assignées comme « féminines », et à ce titre moins bien considérées, de l’activité sociale globale. Il n’y a ainsi d’autre perspective d’émancipation que celle qui abolit, non pas l’infériorité des femmes, mais la constitution de la « féminité », c’est-à-dire par voie de conséquence la constitution même des sexes (des genres), c’est-à-dire par voie de conséquence la société présente, qui n’est elle-même que la constitution fétichiste de la communauté humaine. Mais ça, bien sûr, comme l’écrivait Rudyard Kipling, « c’est une autre histoire »...
Gérard Briche
Notes:
1 To Have and Have Not, 1937.
2 In Encore (Séminaire, livre XX : 1972-1973), Seuil, coll. « Points Essais », 1999, p. 67.

3 Ibid., p. 69.
4 Voir « Libération des femmes, année zéro », Partisans n° 54-55, juillet-octobre 1970.
5 Voir « Le mythe de l’orgasme vaginal » dans le numéro cité de Partisans, où il est expliqué que l’orgasme vaginal n’est qu’un mythe phallocrate.
6 « [Les hommes] deviennent-femme en écrivant. » Mille plateaux, 1980, p. .

7 C’est très précisément le sens des premiers textes d’une Antoinette Fouque, par exemple.
8 Le deuxième sexe, t. II, p. 13.
9 De la même façon qu’il y a racisme dès qu’on définit un individu par référence à sa « race », et ce, sans qu’il soit nécessaire d’évoquer une quelconque hiérarchie des « races ».
10 « [Les discours des sciences humaines] ont dessiné le profil de l’homme et l’ont disposé pour un savoir possible », op. cit. p. 390.

11 Le mot américain queer souligne la bizarrerie d’une performance qui sème le trouble dans toute assignation sexuelle définie ; c’est pourquoi il a souvent la préférence des auteurs de ce que j’ai désigné, de manière peu satisfaisante, comme le post-féminisme.
12 Jacqueline Feldman, La sexualité du Petit Larousse, 1980, p. 115.
13 Sur les aberrations de ce « féminisme », on lira avec profit les ouvrages d’Annie Le Brun, par exemple Vagit-prop, Lâchez tout et autres textes, Ramsay/J.-J. Pauvert, 1990.
14 Il n’y a aucun livre de Roswitha Scholz publié en français.

15 Monique Wittig, qui fut, et de loin, la théoricienne la plus intéressante du MLF, le quitta rapidement et s’expatria aux États-Unis où elle resta jusqu’à sa mort en 2003. On peut lire un recueil de ses essais : La Pensée straight, Balland, coll. « Modernes », 2001.

(membre des groupes-revues allemands Krisis et Exit !, pour une critique renouvelée radicale de la société capitaliste-marchande)
Ce texte est paru initialement dans la revue « Parade. Revue d'art et de littérature de l'École supérieure d'art de Tourcoing », n°6,  « Parler Sexe », mai 2006.

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