lundi 30 mai 2011

Marx après le marxisme: Entretien avec Moishe Postone

Moishe Postone est professeur d’histoire à l’Université de Chicago et son livre:  Temps, travail et domination sociale, sous-titré Une ré-interprétation de la théorie critique de Marx[1], interroge les catégories de marchandise, travail et capital, énoncées par Marx, et la pertinence de sa critique du capitalisme dans le contexte néolibéral actuel. Non content de sauver les catégories marxiennes de l’obsolescence intellectuelle et politique, Postone montre comment elles peuvent nous aider à penser les transformations mondiales des trois dernières décennies. Dans l’entretien qui suit, il souligne l’importance, pour une gauche anticapitaliste et progressiste aujourd’hui, d’une analyse historique du capital.
 
BB: Nous aimerions commencer par quelques questions sur vos premiers contacts avec le marxisme et ce qui vous a poussé à y apporter votre contribution. En deux mots, comment avez-vous découvert Marx ?
MP: Je suis passé par différents stades. Ma première rencontre s’est faite, comme c’est le cas pour beaucoup de gens, à travers le Manifeste du Parti communiste, que je trouvais... enthousiasmant mais un peu hors sujet. Dans les années 1960, je le voyais comme un texte plein de bons sentiments, non pas dans le sens où c’est ce qu’il aurait été à l’époque de sa publication, mais parce qu’il ne me semblait plus vraiment d’actualité. Par ailleurs, en entendant le discours des représentants de la vieille gauche, ou de ce qu’il en restait, qui traînaient toujours autour des campus – des trotskistes et des stalinistes s’affrontant à coups d’arguments – je me disais que tout ça était plutôt éloigné des préoccupations des gens. Cela paraissait sorti tout droit d’un musée. C’est pourquoi je me considérais vaguement comme de gauche ou, selon le mot d’alors, « radical », mais pas particulièrement marxiste. Les questions soulevées par le socialisme m’intéressaient beaucoup, mais le marxisme ça n’est pas forcément la même chose.
C’est à ce moment que, comme beaucoup de gens de ma génération, j’ai découvert les Manuscrits de 1844. Et je les ai trouvés extraordinaires. Cependant, à ce stade, je croyais encore dur comme fer à la thèse, très répandue alors, selon laquelle le jeune Marx avait vraiment eu des choses à dire mais qu’ensuite, hélas, sa pensée s’était embourgeoisée et engourdie. Un des tournants intellectuels, pour moi, fut l’article « The Unknown Marx » écrit par Martin Nicolaus au moment où il travaillait à la traduction des Grundrisse, en 1967[2]. Ses allusions à la richesse des Grundrisse m’ont profondément secoué.
Un autre moment clé allant dans le même sens eut lieu lors d’un sit-in à l’Université de Chicago en 1969. A cette occasion, on a vu d’intenses débats politiques et diverses factions se sont formées. L’une d’elles était le Mouvement ouvrier progressiste (Progressive Labor – PL), une organisation qui se disait maoïste mais ne l’était qu’au sens où Mao s’était montré en désaccord avec le discours de Khrouchtchev dénonçant les crimes de Staline, par conséquent c’était en fait une organisation staliniste de la vieille école. Une autre faction s’appelait Mouvement de la jeunesse révolutionnaire (Revolutionary Youth Movement – RYM) ; elle s’efforçait, en mettant l’accent sur la jeunesse et sur la race, de prendre acte des changements historiques majeurs de la fin des années 1960. Elle s’est scindée en deux, en fait, et l’une des deux branches est devenue les Weathermen[3]. Au début, mes amis et moi étions plutôt du côté du RYM, contre PL, mais c’était simplement parce que PL était un mouvement fruste et, pour l’essentiel, déconnecté du monde contemporain. Toutefois, quand prit fin l’occupation de l’Université, nos divergences avec le RYM sont également apparues au grand jour. Deux groupes de travail ont émergé : celui du RYM, intitulé « La jeunesse en tant que classe », et le second, que je fondai avec un ami, intitulé « Hegel et Marx ». Nous avions le sentiment qu’une théorie de la société était indispensable pour comprendre le moment présent, et que l’accent mis par le RYM sur l’immédiateté et la surface des choses était catastrophique. Nous avons lu [Georg] Lukács, un autre grand inspirateur par la portée nouvelle qu’il donna à nombre de notions appartenant jusqu’ici à une critique du capitalisme plutôt conservatrice – critique de la bureaucratisation, du formalisme, du modèle scientifique dominant etc. – et par la façon dont il les enchâssa dans l’analyse que fait Marx de la forme marchandise. En un sens, cela donnait à ce type de critique conservatrice une allure beaucoup plus superficielle qu’auparavant, et cela approfondissait et élargissait le concept de critique marxienne. J’ai trouvé que c’était vraiment un tour de force[4] impressionnant. Cependant, j’étais très triste de voir certaines des orientations que prenait la gauche.
BB: Pour débuter par une question simple mais fondamentale, une question très importante par rapport à votre travail, pourquoi la forme marchandise est-elle nécessairement la catégorie primordiale pour le Marx du Capital ? Autrement dit, pourquoi donc une catégorie qui semble être, au fond, une catégorie économique devait-elle constituer le point de départ d’une critique de la modernité cherchant à saisir le phénomène social dans son essence ?
MP : Je pense que ce que Marx essaie de faire consiste à esquisser les contours d’une organisation sociale fondamentalement différente de celle des sociétés précapitalistes. Il affirme que les rapports sociaux qui caractérisent le capitalisme, qui le poussent en avant et lui donnent sa direction, sont historiquement uniques mais n’apparaissent pas comme sociaux. De sorte que, par exemple, bien que l’étonnante dynamique intrinsèque de la société capitaliste soit spécifique à l’ère moderne, elle n’est perçue que comme une figure de l’interaction homme-nature. Selon moi, une des choses que Marx tente de démontrer, c’est que ce qui actionne les commandes de la société capitaliste ce sont justement ces formes sociales que l’on a réifié.
BB: Dans votre ouvrage, vous insistez sur la différence qu’établit Marx entre le travail comme, d’une part, activité socialement médiatisante, c’est-à-dire dans sa dimension abstraite, et d’autre part, moyen de produire des valeurs d’usage concrètes et précises, autrement dit participant à la production de marchandises. A votre avis, pourquoi cette distinction par rapport aux formes prémodernes d’organisation sociale est-elle importante pour Marx, et comment s’inscrit-elle dans sa théorie de la société capitaliste moderne ?
MP : Eh bien, voilà un des points où je m’écarte de la plupart des auteurs qui écrivent sur Marx. Je ne pense pas que le travail abstrait soit simplement une abstraction du travail, ce n’est pas du travail en général, c’est du travail en tant qu’activité socialement médiatisante. Là se trouve, je crois, le cœur de l’analyse de Marx : dans le capitalisme, le travail accomplit quelque chose qu’il n’accomplit pas dans d’autres sociétés. Ainsi, il est à la fois, pour reprendre le vocabulaire de Marx, travail concret, ce qui veut dire une activité spécifique qui transforme la matière d’une façon précise dans un but bien défini, et travail abstrait, un moyen d’acquérir les biens des autres. De ce point de vue, le travail fait là quelque chose qu’il ne fait dans aucune autre société. A partir de cette intuition très abstraite, Marx rend compte de toute la dynamique du capitalisme. Il me semble que le problème central pour Marx n’est pas seulement que le travail est exploité – le travail est exploité dans toutes les sociétés, à l’exception peut-être de celles de chasseurs-cueilleurs – mais plutôt que l’exploitation du travail s’accomplit par le biais de structures que le travail lui-même constitue.
C’est pourquoi si, par exemple, vous éliminez les aristocrates dans une société agraire, on peut imaginer que les paysans pourront posséder leur propre lopin de terre et en tirer leur subsistance. En revanche, si vous éliminez les capitalistes, vous n’êtes pas pour autant débarrassé du capital. La domination sociale continuera d’exister dans cette société tant que les structures qui constituent le capital n’auront pas été éliminées.
PN: Comment faut-il entendre l’affirmation de Marx disant que le prolétariat est une force révolutionnaire, sans tomber pour autant dans une compréhension simpliste de ce caractère révolutionnaire ?
MP : Le prolétariat me semble constituer une force révolutionnaire à plusieurs égards. D’abord, l’interaction entre capital et prolétariat est indispensable à la dynamique du système. Le prolétariat n’est pas en dehors du système, le prolétariat fait partie intégrante du système. En mettant en avant l’opposition de classe entre capitalistes et prolétaires, Marx n’entend pas faire une description sociologique, il isole plutôt ce qui est un aspect central de la dynamique du capitalisme. Là est, je pense, sa principale préoccupation.
Deuxièmement, le prolétariat contribue involontairement, par son activité, à étendre l’emprise du capital dans le temps et l’espace. Ce qui veut dire que le prolétariat est une des forces motrices de la mondialisation capitaliste. Néanmoins, l’une des différences, selon Marx, entre le prolétariat et d’autres groupes opprimés réside en ce que si le prolétariat devient radicalement mécontent de sa condition, il crée la possibilité d’une émancipation du genre humain tout entier. Par conséquent, je ne pense pas qu’on puisse prendre la théorie du prolétariat en l’extrayant tout simplement de la théorie du capital : elles sont indissociables.
BB: Parlons un peu de Georg Lukács qui a inspiré beaucoup de gens, notamment à travers son essai La Réification et la conscience du prolétariat[5]. Tout d’abord, une question générale : quelle est pour vous l’intuition majeure de ce texte ?
MP : Eh bien, Lukács prend la forme marchandise et montre qu’il ne s’agit pas simplement d’une catégorie économique mais que c’est la catégorie qui permet le mieux d’expliquer un phénomène avec lequel Weber tenta de se colleter à travers sa notion de rationalisation, à savoir la bureaucratisation et la rationalisation croissante de toutes les sphères de l’existence. Lukács s’empare de cette notion et, en l’ancrant dans la marchandise, fournit une explication historique de la nature de ce processus. Cela m’a ouvert les portes de tout un univers.
Lukács démontre également avec brio que les formes que Marx manipule dans Le Capital sont simultanément des formes de conscience et des formes sociales. De cette façon, Lukács se débarrasse complètement du vieux paradigme marxiste consistant à décrypter la réalité et la pensée en termes de base et de superstructure. Pour le dire un peu différemment, une catégorie comme la marchandise est une catégorie à la fois sociale et culturelle, de sorte que les catégories sont en même temps subjectives et objectives.
BB: Vous avez critiqué le fait que Lukács identifie le prolétariat au sujet socio-historique. Pouvez-vous nous expliquer cela ?
MP: Lukács place le prolétariat en position de sujet de l’histoire et je pense que c’est une erreur. Beaucoup de gens confondent sujet et agent. Lorsqu’il utilise le terme « Sujet », Lukács se réfère à la notion hégélienne de sujet-objet identique qui, d’une certaine façon, impulse la dynamique de l’histoire. Lukács reprend l’idée du Geist et dit au fond que Hegel avait vu juste, sauf qu’il avait présenté sa pensée sous les atours de l’idéalisme. Le Sujet existe bel et bien mais il s’agit du prolétariat. En ce sens, le prolétariat devient le représentant de toute l’humanité. Cependant, je trouve particulièrement révélateur que quand, dans Le Capital, Marx utilise effectivement le vocabulaire hégélien pour faire référence au Geist, il ne renvoie pas au prolétariat, il renvoie à la catégorie du capital. Cela m’a fait comprendre beaucoup de choses, car l’existence d’une dynamique historique en marche implique que les gens ne sont pas de vrais agents. Si les gens étaient de vrais agents, il n’y aurait pas de dynamique. Le fait qu’on puisse tracer une courbe continue dans le temps signifie que les agents subissent des contraintes. J’ai l’impression qu’en désignant le capital comme Sujet, Marx interroge les conditions sous lesquels les hommes pourraient devenir les sujets, avec un « s » minuscule, de leur propre histoire. Alors, forcément, nous n’aurions plus cette dynamique en marche. A la place, le changement et le développement résulteraient probablement davantage de prises de décisions politiques. Pour le moment, donc, les hommes font l’histoire mais comme si c’était à leur insu, c’est-à-dire qu’ils font l’histoire en mettant en place des structures qui les obligent à agir ensuite de telle ou telle manière.
Pour Lukács, le prolétariat est le Sujet, ce qui implique qu’il doit se réaliser lui-même (Lukács est très hégélien), tandis que quand Marx dit que le capital est le Sujet, plutôt que de réaliser le Sujet, l’objectif devient alors de s’en débarrasser, de libérer l’humanité d’une dynamique en marche qu’il constitue.
PN: Nous avons tous remarqué que le mot « réification » est généralement compris dans le sens de mécanisation de la vie humaine, d’une perte de la dimension qualitative de l’expérience humaine. En d’autres termes, « réification » est entendu exclusivement comme expression du caractère oppressif de la société capitaliste. Cependant, les passages ci-dessous, extraits de La Réification et la conscience du prolétariat nous semblent suggérer que, pour Lukács, la réification du principe moteur de la société est également ce qui permet à la conscience de classe d’émerger, autrement dit que les transformations objectives de la classe laborieuse ne peuvent être appréhendées que sous une forme réifiée:
« La signification de classe de ces changements [à savoir, la rationalisation en profondeur de toute la société par le capitalisme] réside précisément dans le fait que la bourgeoisie convertit régulièrement chaque progrès qualitatif en un nouveau calcul rationnel sur le plan quantitatif. Tandis que, pour le prolétariat, cette “même” évolution possède une autre signification de classe : elle signifie l’abolition de l’individu isolé, elle signifie que le travailleur peut prendre conscience du caractère social du travail, elle signifie que la forme abstraite et universelle du principe sociétal tel qu’il se manifeste peut être rendue de plus en plus tangible et, finalement, renversée. »
et :
« Pour le prolétariat, cependant, cette capacité à aller au-delà de l’immédiateté à la recherche des facteurs “plus distants” entraîne la transformation de la nature objective des objets de l’action. »[6]
Ces extraits paraissent suggérer que, pour Lukács, la conscience de classe n’est pas inhérente à la dimension expérientielle du travail, autrement dit qu’aucune pensée politique de gauche ne peut être le produit immédiat du travail concret ; la conscience de classe émergera plutôt de la dissolution de cette immédiateté. Par quoi nous amenons Lukács à dire que la réification possède deux faces en ce qu’elle est à la fois le tremplin vers un éventuel renversement du principe sociétal capitaliste et l’un des visages de l’oppression. Elle est les deux à la fois.

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