Texte paru dans Krisis, une revue germanophone qui prend des positions théoriques au-delà du marxisme traditionnel et contre la réalité du capitalisme de crise, bref, la critique du travail-fétiche et de l'illusion politique, du totalitarisme de l'économie de marché et de la gestion de crise étatique, du patriarcat de la société marchande et du spectacle postmoderne. Robert Kurz est le principal inspirateur de cette mouvance en Allemagne, il participe depuis 2004 au groupe-revue Exit !
Dans l'histoire de la littérature, sont apparues, régulièrement, certaines "œuvres universelles" ou "œuvres du siècle", métaphores de toute une époque et dont l'effet fut si important que leur écho continue de résonner jusqu'à nos jours. Ce n'est absolument pas le fruit du hasard si la forme littéraire de telles œuvres a souvent été la parabole. Cette forme permet de représenter des pensées philosophiques fondamentales de sorte qu'elles soient également lisibles comme des histoires colorées et captivantes. Une telle nature double n'apprend pas la même chose à celui qui est formé théoriquement et à l'enfant ou à l'adolescent, mais les deux peuvent dévorer ce même livre pareillement. C'est justement cela qui nourrit l'impression profonde laissée par de telles œuvres dans la conscience mondiale, jusqu'aux topiques de la pensée quotidienne et de l'imagination sociale.
Au XVIIIème siècle, Daniel Defoe et Jonathan Swift fournissaient, avec leurs grandes paraboles, des paradigmes au monde naissant de la modernité capitaliste. Le Robinson de Defoe devint le prototype de l'homme appliqué, optimiste, rationnel, blanc et bourgeois, créant, d'après un plan strict, sur l'île "sauvage" du monde d'ici-bas, en tant que concierge de son âme et de son existence économique, une place agréable à partir du néant, tout en élevant en outre par le "travail" les hommes de couleur "sous-développés" vers de merveilleux comportements civilisés.
Les utopies négatives
Le Gulliver de Swift, par contre, erre à travers des mondes fabuleux aussi bizarres qu'effrayants, dans lesquels la modernisation capitaliste se reflète en tant que satire mordante et comme parodie de ces "vertus de l'homme moderne" de Defoe.
On pourrait comprendre le Gulliver de Swift comme la première utopie négative de la modernité. Disparaissant complètement pendant un XIXème siècle positiviste et de foi dans le progrès, ce genre revit une floraison insoupçonnée au XXème. Le roman de H.G. Wells (1866 – 1946), "La machine à explorer le temps" en a été un précurseur. Wells y pousse la société de classes victorienne jusqu'au stade de sa dégénérescence complète, où les descendants des capitalistes d'antan, devenus des nains beaux, mais bêtes et distraits, vivent sur la croûte terrestre tandis que les descendants de l'ancienne classe ouvrière, s'étant mués en êtres souterrains, s'engraissent cannibalistiquement de leurs antipodes.
Sous l'influence des guerres mondiales, de la crise économique généralisée et des dictatures industrielles, le genre de l'utopie négative n'a pas seulement réapparu, il a aussi déplacé son sujet du terrain sociologique de l'affrontement des classes à la vision d'un système unique et totalitaire. Les noires paraboles de Franz Kafka appartiennent à ce contexte, tout comme les œuvres d'une "science-fiction" populaire négative . Ce sont les romans "Nous autres" de Evgueni Zamiatine (1884 – 1963), écrit dès 1920 mais édité en anglais en 1925; "Le meilleur des mondes" d'Aldous Huxley (1894 – 1963) de 1932; et surtout les deux livres se reliant à ce sujet de George Orwell (1903 – 1950), dont nous fêtons cette année le centième anniversaire: "La ferme des animaux", publié en 1945, et l'utopie négative peut-être la plus célèbre: "1984", publiée en 1949.
On peut aisément imaginer de quelle façon, à l'occasion de ce jubilé, l'œuvre d'Orwell sera "honorée" par les panégyristes conformistes de l'actuel monde du capitalisme globalisé. On reconnaîtra à Orwell d'avoir été un grand démocrate de l'avertissement et de la mise en garde face à la terreur totalitaire des dictatures de Staline et d'Hitler. On le remerciera et l'on prétendra que ses paraboles fameuses ont aidé à mener l'humanité vers l'avenir libre, marchand et démocratique, aujourd'hui pratiquement réalisé. Et pour finir, on nous dira que l'œuvre d'Orwell appelle à toujours se méfier des tentations totalitaires qui surgissent du "Mal" de ce monde pour s'emparer de l'humanité. Et l'on pointera du doigt le fondamentalisme islamique, Saddam Hussein ou Milosevic.
Les démocratiques orateurs de la cérémonie en l'honneur d'Orwell ne soupçonneront certainement pas que ses utopies négatives sont déjà devenues réalité depuis longtemps et que nous vivons aujourd'hui dans le système le plus totalitaire de tous, dont le centre est l'Occident démocratique. Il est certain qu'Orwell lui-même ne pensait pas ainsi. Il semble évident que dans la perspective des années quarante du siècle passé, il ne visait véritablement, en écrivant ses paraboles, que l'expérience immédiate des nazis et du stalinisme; un peu d'ailleurs comme la philosophe Hannah Arendt avec son œuvre majeure, quelques années plus tard, dans les années cinquante. De grandes œuvres philosophiques et d'autres paraboles littéraires disent souvent davantage que ce qu'en savent leurs auteurs, et éclaircissent parfois de façon surprenante des situations futures qui du temps de leur conception n'entraient même pas en considération.
La première parabole orwellienne, "La ferme des animaux", est déjà instructive en ce sens. A première vue il s'agit d'une fable sur l'inutilité de toute révolution sociale, au motif que l'essence de la domination sociale, la structure du "pouvoir", resterait toujours la même. Cet argument anticipe une idée de base de la pensée post-moderne de Foucault entérinant de la même façon une sorte d'"ontologie du pouvoir" positiviste. En ce sens, Orwell est plus un pessimiste de la nature humaine qu'un idéologue enthousiaste de l'ordre établi, même si, comme tous les pessimistes, il a finalement défendu la société existante, dans son cas anglo-saxonne, comme étant la meilleure possible. Ce n'est pas pour rien que l'on a souvent comparé Orwell à Swift.
Une parabole peut en cacher une autre
Comme parodie brillante de l'histoire de la révolution russe, avec les cochons en tant qu'élite bureaucratique et le Premier Cochon Napoléon dans le rôle de Staline, "La ferme des animaux" nous livre bien sûr tous les clichés de la pensée bourgeoise sur l'inutilité et le caractère criminel de l'émancipation sociale. Mais la parabole contient une toile de fond différente, dont Orwell n'a apparemment pas pris conscience lui-même. Premièrement, on peut y lire, au moment où les cochons trahissent l'égalité animale, que le problème n'est pas l'idée de l'émancipation, mais la "révolution trahie" (Isaac Deutscher). Deuxièmement, cette toile de fond en cache encore une autre: ce n'est même plus cette "trahison" de la révolution animale par les cochons qui fait échouer l'émancipation, mais le fait que la nature de l'oppression soit expliquée par la volonté subjective du fermier humain Jones d'exploiter les animaux et non pas par la forme d'organisation de la ferme. Ainsi les brebis étouffent régulièrement toute discussion sur le sens de l'action commune par un grand bêlement de 15 minutes du slogan "quadrupèdes bon, bipèdes mauvais", qui sera finalement démenti quand les cochons eux-mêmes deviennent "bipèdes".
Involontairement Orwell arrive ainsi dans sa parabole à la conclusion implicite que ce n'est pas le changement sociologique du pouvoir et de ses détenteurs qui représente l'émancipation, mais le dépassement de la forme sociale, donc de ce système moderne de production de marchandises auquel participent toutes les classes sociales. On y trouve même un soupçon de l'idée que le "travail" n'est ni un principe ontologique, ni surtout pas un principe d'émancipation, mais au contraire celui du pouvoir répressif soumettant les animaux à cette fin en soi irrationnelle de "produire pour produire", symbolisée par la figure du cheval de trait abruti, Boxer, une sorte de travailleur Stakhanov voulant résoudre tous les problèmes par la devise: "Je veux et je vais travailler encore plus durement!" – pour finalement être vendu au boucher par Napoléon, quand, épuisé, il ne peut plus travailler.
Big Brother is watching you
Au-delà de la "lutte des classes" sociologique immanente, le problème de la forme du contexte social du système, en tant que forme commune de toutes les classes, devient encore plus explicite dans "1984", un livre rappelant fortement le roman "Nous autres" de Zamiatine (et qui a été peut-être inspiré par celui-ci). Au premier plan, autant chez Zamiatine que chez Orwell, on trouve la figure de guide surpuissant et au-delà du vivant, nommée dans le premier cas simplement "le Bienfaiteur", et dans le deuxième "Big Brother", bien sûr tous les deux inspirés par les dictatures étatiques totalitaires et politiques de l'époque de l'entre-deux-guerres. Mais ici aussi apparaît une toile de fond allant largement plus loin que les faits explicités. Derrière le pouvoir personnifié apparaît le caractère anonyme, "objectivé", du totalitarisme. Le Bienfaiteur de Zamiatine se révèle être une véritable machine intelligente, et le Big Brother d'Orwell peut être facilement interprété comme la métaphore d'une matrice de commande systémique fonctionnant de façon beaucoup plus contraignante dans l'actuel totalitarisme que dans les dictatures politiques de la première moitié du XXème siècle.
Ce qui inquiète dans "1984" est moins la contrainte extérieure que l'intériorisation de celle-ci, apparaissant finalement comme impératif du moi propre. La fin en soi irrationnelle de l'interminable "valorisation de la valeur" par le "travail" abstrait exige un homme autorégulateur s'opprimant lui-même au nom des lois anonymes du système. L'idéal, c'est l'auto-observation et l'autocontrôle de cet "entrepreneur de soi-même" par son surmoi capitaliste: "suis-je assez efficace, assez adapté ? Suis-je dans la tendance, suis-je concurrentiel?". La voix de "Big Brother" est celle du marché mondial anonyme, et la "police de la pensée" – les rapports démocratiques de concurrence – fonctionne de façon beaucoup plus raffinée que l'intervention de n'importe quelle police secrète.
Big Brother, nous t'aimons
Il en est de même concernant la fameuse "langue orwellienne", la "Novlangue" qui, avec ses interversions des significations, se trouve finalement, depuis déjà plus de 200 ans, être la langue du libéralisme économique. Quand, au nom de Big Brother, il est dit: "la liberté c'est l'esclavage", cela signifie aussi, à l'inverse: "l'esclavage c'est la liberté", notamment l'auto-soumission joyeuse aux prétendues "lois naturelles" de la physique sociale de l'économie de marché. La même chose est vraie pour les autres slogans de la Novlangue: "la guerre c'est la paix" – nul ne sait mieux cela que l'OTAN, comme police mondiale auto-proclamée; "l'ignorance c'est la force" – qui d'autre que le consommateur de masse ou le manager, dont le succès à tous deux dépend de l'ignorance sociale, ne signeraient en toute bonne conscience cette maxime? Remettre en question, même en pensée, le système délirant et clos de la "liberté" déterminée économiquement, c'est être out ou, comme il est dit dans "1984": "Le crime de pensée n'engendre pas la mort: le crime de pensée est la mort", c'est-à-dire la mort sociale.
On peut démissionner d'une secte politique, et, dans un Etat totalitaire, on peut au moins se réfugier dans "l'émigration intérieure"; mais il est aussi impossible pour l'homme capitaliste devenu auto-régulateur de démissionner du marché totalitaire que de son propre "moi", devenu "capital humain". La conscience est reliée au mécanisme omniprésent de la concurrence, obligeant à se mentir sans cesse à soi-même en raisonnant dans les termes de la Novlangue économique néo-libérale: "productivité déchaînée est expérience de soi", "l'auto-soumission c'est l'autoréalisation", "la peur sociale est l'auto-libération" etc. Cent ans plus tôt, Rimbaud avait déjà formulé de manière inégalée la schizo-devise de l'homme moderne: "Je est un autre".
"Etre libre" ne signifie dans ce monde rien d'autre que de savoir ce que Big Brother ou Le Bienfaiteur, c'est-à-dire le marché totalitaire, pourrait demander aux hommes, de le prédire et de s'y conformer dans une obéissance zélée et inconditionnelle – ou alors de rester sur le bord de la route, de perdre son existence sociale et de mourir prématurément. Il n'y a plus besoin de système de surveillance bureaucratique pour que ces sanctions s'exercent sur les "perdants". C'est parfaitement réglé par ce lugubre pouvoir anonyme de la machine sociale du capital devenu rapport mondial total. Le pouvoir des lois systémiques aveugles, violant les ressources naturelles et humaines, s'est émancipé de toute volonté sociale – et donc aussi de la subjectivité du management.
D'une certaine façon, le monde est devenu une unique "ferme des animaux" gigantesque, dans laquelle il est sans importance que ce soit le fermier Jones ou le Premier Cochon Napoléon qui commande, parce que les "décideurs" subjectifs ne sont rien d'autre que les agents d'un mécanisme autonomisé qui ne cessera de tourner avant d'avoir transformé le monde, par le "travail", en un désert sans vie. Dans cette ferme-monde automatisée, toute pensée critique s'interrogeant sur le sens et le but de cette folle manifestation est immédiatement étouffée par le bêlement assourdissant des brebis démocratiques aux paroles "objectivées": "travail bon, chômage mauvais", "capacité de concurrence bon, exigences sociales mauvais", etc. Si nous brossons un peu les paraboles orwelliennes à l'inverse du sens du poil, nous pouvons nous y reconnaître nous-mêmes comme prisonniers d'un système à un stade de mûrissement avancé, d'un totalitarisme faisant paraître presque anodins "La ferme des animaux" et "1984".
Robert Kurz, 03-03-2003 (paru dans sa traduction française dans Archipel n°103)
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