mardi 12 avril 2011

Abolition

 Abolir qui, dans son sens étymologique latin, signifie simplement détruire, s’est vite spécialisé dans la dimension juridique et sociale. Antoine-Léandre Sardou, dans son Nouveau Dictionnaire des synonymes français (1874) le rapproche ainsi d’Abroger : «Abolir se dit de bien des choses, des coutumes, des usages, des lois, etc. : abroger ne se dit que des lois, des décrets, des actes publics ayant force de loi. Le non-usage suffit pour l’abolition ; mais il faut un acte positif pour l’abrogation : une loi tombée en désuétude est abolie de fait : elle ne peut être abrogée que par une autre loi ou par une déclaration formelle de l’autorité.»
La Révolution française a aboli en droit les privilèges de la noblesse et du clergé, pour fonder l’égalité civile bourgeoise. Le XIXe siècle a aboli l’esclavage dans les colonies qui dépendaient des puissances européennes et, plus tardivement et non sans résistance, aux États-Unis. Le programme révolutionnaire, qui devait rencontrer évidemment des résistances plus durables, se proposait des ce moment d’abolir l’État, les classes, la marchandise, etc. Certains points de ce programme ont été en quelque sorte déjà réalisés, mais à l’envers, par les progrès de la contre-révolution de ce siècle, abolissant effectivement beaucoup de ce qui existait, et toujours dans la seule perspective et par la seule pratique du contrôle absolu, policier et psychiatrique, et de l’élimination de toute liberté extérieure à celle des «décideurs» de l’État. Ainsi, la futile idéologie des «droits de l’homme» n’est pas autre chose qu’une épitaphe sur la tombe de tout ce que tous les États ont enterré. L’abolition de la séparation ville-campagne a été atteinte par l’effondrement simultané de l’une et de l’autre. La séparation travail-loisir s’est défaite quand le travail est devenu si massivement improductif et inepte (dans le dérisoire «secteur tertiaire») et quand le loisir est devenu une activité économique si ennuyeuse et si fatigante. Les inégalités devant la culture ont été abolies presque partout et pour presque tout le monde avec le nouvel analphabétisme — le vieux projet de la suppression de l’ignorance s’est transformé en suppression de l’ignorance dépourvue de diplômes — et ceci dans sa version dure (l’école primaire) comme dans sa version molle (la néo-université) ; car la formule d’A.-L. Sardou vérifie partout sa justesse : «Le non-usage suffit pour l’abolition.» L’argent est en passe d’être aboli d’une manière spéciale par la monétique, à travers laquelle, confiants et bien éduqués, les citoyens-enfants devront laisser la gestion de leur petite tirelire à des machines plus compétentes qu’eux, et qui savent, indubitablement, mieux qu’eux, et ce qui leur convient et de quoi ils devront s’abstenir.

On sait que la pensée chrétienne, dont la vie tenace a malheureusement duré près de deux mille ans, avait entrepris d’établir que le monde n’était qu’une «vallée de larmes». Ainsi avait-elle blâmé, sous l’appellation de «péchés capitaux», les principales tendances de l’homme réel ; sans se flatter toutefois d’arriver jamais à les supprimer, dans la vaste étendue des sociétés qu’elle a si longtemps contrôlées.

La liste de ces péchés capitaux est bien oubliée aujourd’hui et, seule, la petite minorité de nos contemporains, qui a gardé une certaine familiarité avec la lecture et le langage, se souvient qu’ils étaient conventionnellement au nombre de sept. Ces péchés capitaux, sources de tous les autres, étaient : l’orgueil, l’avarice, la luxure, l’envie, la gourmandise, la colère et la paresse.

Dans le fracas des proclamations ininterrompues qui nous informent partout des triomphes de la société dominante sur les terrains de sa foudroyante puissance énergétique, de son produit national brut, de sa crise modernisée et de son ordinateur cultivé, et tant d’autres aimables abstractions, on oublie trop modestement un phénomène concret d’une immense portée : l’organisation mondiale de la société qui s’est mise en place, avec une vitesse toujours croissante, dans la deuxième moitié du XXe siècle, est parvenue à abolir six sur sept des péchés capitaux (soit, pour le faire sentir en termes aujourd’hui plus transmissibles, un pourcentage sensiblement égal à 86%). Nous le prouverons en peu de mots : que chacun simplement pense aux exemples de ce qu’il n’osera tout de même plus appeler «son pays» !

L’orgueil est évidemment mort chez l’électeur-administré, chez l’automobiliste-sondé, chez le téléspectateur-pollué, chez l’habitant des H.L.M. et le vacancier de l’autoroute. Personne, ayant accepté de survivre ainsi, ne peut garder la possibilité même d’un mouvement fugitif d’orgueil.

L’avarice n’a plus aucune base, puisque la propriété tend à se concentrer dans l’État, qui dilapide par principe. La véritable propriété individuelle, accessible à si peu de gens, est fort rongée par le contrôle tatillon et le droit d’intervention de mille autorités collectives ou corporatistes. Le salarié ne peut même plus thésauriser un peu de pauvre monnaie, à valeur toujours changeante, fictive, fluide comme l’eau. Cette monnaie même s’éloigne dans une abstraction toujours plus reculée, simple monétique, jeu de comptabilités qui se feront sans lui. Et s’il pense accumuler quelques objets plus précieux que ce qu’offre quotidiennement le marché, le voleur les emporte.

La luxure a disparu presque partout, avec le mouvement de liquidation des personnalités réelles et des goûts réels. Elle a reculé devant le flot d’idéologie trop visiblement insincère, de froide simulation, de comique prétention du robot à la passion automatique. Le S.I.D.A. surgit pour parfaire cette déroute.

Devant les trouvailles de l’industrie agro-alimentaire, la gourmandise a rendu les armes. Le spectateur d’ailleurs, ici comme au théâtre, ne pense plus être capable de juger le goût de ce qu’il mange. Il se guide donc sur les stimuli que sont les titres des mets à la mode, la publicité, et le jugement de la critique gastronomique.
La colère a eu tant de raisons, et si peu de manifestations, qu’elle s’est dissoute dans la lâcheté générale et la résignation générale. Un électeur a-t-il, de bonne foi, l’occasion de se mettre en colère devant le résultat final d’une élection, qui est en vérité toujours le même, donc exactement prévisible et garanti ? Malvenu à jouer l’innocence déçue et bafouée, un électeur est en tout cas un coupable. Il ne pourrait avoir de colère que contre lui-même, et c’est une position inconfortable qu’il veut ordinairement s’éviter.
La paresse n’est plus guère possible : il y a partout trop de bruit. C’est encore bien pire pour tous les malheureux qui courent au travail, ou aux vacances. La paresse n’est un plaisir que pour qui se plaît chez lui, et en sa propre compagnie. Les pays modernes peuvent avoir un nombre élevé de gens sans emploi, et bien d’autres qui travaillent à beaucoup de choses tout à fait inutiles. Mais ils ne peuvent conserver personne de paresseux ; ils ne sont pas assez riches pour cela.

On nous objectera peut-être que cet exposé, malgré sa profonde vérité, est un peu trop systématique, parce que la réalité dans l’histoire est toujours dialectique ; et que c’est une schématisation appauvrissante de présenter ainsi tous les péchés capitaux voués à la même perte. Cette objection n’est pas fondée : nous n’avons nullement oublié l’envie, qui survit contradictoirement, et qui est comme la seule héritière de toutes ces puissances anéanties.
L’envie est devenue un mobile exclusif et universel. L’envie a toujours procédé du fait que beaucoup d’individus se mesurent à une même échelle. Celle-ci était, le plus souvent, le pouvoir et l’argent. En dehors de cette commune mesure de la limitation, les réalités restaient diverses ; et tous ceux qui ne se souciaient pas trop du pouvoir et de la richesse restaient évidemment à l’abri de l’envie. D’un autre côté, quelque caractère envieux pouvait toujours rivaliser avec quelque personne de sa sphère d’activité. Un poète pouvait envier un poète. Et ceci pouvait se manifester aussi chez un général, une pute, un acteur, un cafetier. Mais la plus grande partie des individus ne suscitait guère l’envie des autres. Aujourd’hui, où les gens n’ont presque rien et n’aiment rien, ils voudraient tout, sans négliger le contraire. Tout spectateur envie presque toutes les vedettes. Mais ils peuvent aussi envier simultanément tous les traits de toutes ces vedettes. Celui qui a eu la bassesse de faire carrière, et qui est donc peu satisfait de sa carrière (d’autres sont toujours plus haut), voudrait aussi avoir l’honneur et le plaisir d’être considéré comme un incompris, un insoumis et un «maudit». Et cette poursuite du vent étant absolument vaine, tous les cocus d’aujourd’hui sont donc condamnés à courir sans fin. Ignorant la vie véritable, ils ne savent pas que presque tous les traits humains réellement enracinés en excluent forcément beaucoup d’autres.

L’Antiquité disait : «Il n’est pas donné à tout le monde d’aller à Corinthe.» On peut ajouter à présent que cela empêche d’habiter simultanément Tokyo.
On comprend aisément ce triomphe de l’envie, la fusion incontrôlable de son cœur radioactif, et ses retombées partout. Les péchés capitaux qui ont disparu concernaient des traits personnels de l’individu agissant par lui-même (ou, dans le cas de la paresse, préférant ne pas agir). Mais l’envie était le seul trait qui ne regardait qu’autrui. Il est normal qu’elle reste seule, pour amuser et pour aiguillonner ceux qui ont été dépossédés de tout.
Dans quel siècle vivons-nous, voilà ce que ces stupéfiantes trouvailles ne laisseront pas oublier un seul jour. Autrefois, César Borgia n’enviait pas Michel-Ange, Frédéric II n’enviait pas Voltaire, et M. Thiers lui-même n’aurait certes pas pu penser à envier Baudelaire. Plus récemment, le président Valéry Giscard ne dédaignait pas la satisfaction de faire savoir qu’il admirait Flaubert (ce même Giscard qui fut Homais, Bouvard, Pécuchet en un seul homme) et qu’il aurait même renoncé très volontiers à une année d’activité politique, si l’assurance lui était donnée de faire pendant ce délai une œuvre artistique de l’importance de celle de Flaubert, ce qui valait bien à ses yeux de renoncer à deux semestres d’autres cadeaux plus sûrs. Et même plusieurs analphabètes contemporains, dans leurs chaires, envient la culture des rédacteurs de cette Encyclopédie, et la richesse de leurs informations !

Nous disions que la régression intensive et extensive de la personnalité entraîne fatalement la disparition du goût personnel. Qu’est-ce qui peut plaire, en effet, à qui n’est rien, n’a rien, et ne connaît rien — sinon par un ouï-dire mensonger et imbécile ? Et presque rien de précis ne lui déplaira non plus : tel est justement le but que se proposent les propriétaires et les «décideurs» de la société, ceux qui détiennent les instruments de la communication sociale, à l’aide desquels ils se trouvent en situation de manipuler les simulacres des goûts disparus.

Edgar Poe, dans le Colloque entre Monos et Una, qui se plaît à choisir pour sujet une prochaine destruction du monde, et qui constitue sans doute celui de ses écrits qui anticipe de plus loin ce que nos contemporains ont découvert si récemment touchant l’accumulation de ruptures irréversibles et aveugles de l’équilibre écologique, écrivait dès 1845 :
«Cependant, d’innombrables cités s’élevèrent, énormes et fumeuses. Les vertes feuilles se recroquevillèrent devant la chaude haleine des fourneaux. Le beau visage de la Nature fut déformé comme par les ravages de quelque dégoûtante maladie. Et il me semble, ma douce Una, que le sentiment, même assoupi, du forcé et du cherché trop loin aurait dû nous arrêter à ce point. Mais il paraît qu’en pervertissant notre goût, ou plutôt en négligeant de le cultiver dans les écoles, nous avions follement parachevé notre propre destruction. Car, en vérité, c’était dans cette crise que le goût seul — cette faculté qui, marquant le milieu entre l’intelligence pure et le sens moral, n’a jamais pu être méprisée impunément —, c’était alors que le goût seul pouvait nous ramener doucement vers la Beauté, la Nature et la Vie.»

À quel point le goût et la connaissance ont disparu ensemble, avec le sens de l’invraisemblable et celui du ridicule, rien ne l’a mieux montré que la lourde imposture archéologico-culturelle du siècle, dont il semble que très peu de gens aient encore ri, et que ses principales dupes préfèrent croire oubliée sans autre explication. Vers 1980, on s’extasiait sur une armée de statues des milliers de soldats et de chevaux, un peu plus grands que nature, que les Chinois prétendaient avoir découverts en 1974, et qui étaient censés avoir été enterrés, il y a vingt-deux siècles, avec l’empereur Tsin Che Hoang Ti. Des centaines de journaux, et des dizaines d’éditeurs, ont avalé l’hameçon et la ligne et, garanti du reste par l’enthousiasme du même Valéry Giscard, ce trésor fut exposé dans plusieurs grandes villes d’Europe. Là s’élevèrent finalement des doutes subalternes sur la question de savoir si ces merveilles en voyage étaient des originaux, comme l’avait affirmé le gouvernement néo-maoïste, ou des copies, comme il fut contraint de rectifier par la suite. Ici, la formule de Feuerbach qui disait déjà que son temps préférait la copie à l’original, avait été bien dépassée par le progrès puisqu’il s’agissait de copies dont les originaux n’avaient jamais existé. Au premier regard sur la première photo des «fouilles», on ne pouvait que rire de l’impudence des bureaucrates chinois, qui prenaient si effrontément les étrangers pour des crétins. Mais encore plus extravagant que toutes ces invraisemblances absolues, il suffirait de voir l’image de n’importe quelle tête de n’importe quelle statue (toutes fort ressemblantes) pour savoir que nulle part et à aucun moment de l’histoire du monde de telles figures n’avaient pu être produites au moule avant le premier tiers de notre siècle (en fait, elles ont été fabriquées dans les dernières années du règne de Mao, pour compenser, par une découverte si abondante et miraculeuse, tout ce qui a été détruit pendant les folies de la pseudo-«révolution culturelle»). Pour composer la pauvre forme de base de ces marionnettes géantes, il fallait nécessairement qu’aient déjà été fabriqués les mannequins des vitrines du début de ce siècle ; que les tableaux de Gauguin aient tracé assez récemment une nouvelle figure artistique de l’exotique dans l’art occidental, enfin et surtout que la statuaire stalinienne et nazie — c’est justement la même — ait vu le jour dans les années 30.
Deux siècles d’approfondissement de l’histoire des civilisations, de l’histoire des formes, et tout ce qu’ont pu montrer Winckelmann ou Schiller, Burckhardt ou Élie Faure, et cent autres qui vont des Schlegel à Walter Benjamin, sont oubliés dans un même néant ; puisque ceux qui tiennent le crachoir, comme disait le peuple de Paris quand il parlait encore, sont, eux, bien persuadés qu’il n’y a pas, ici non plus qu’ailleurs, de science qui s’impose ; et que l’ignorance peut tout dire puisqu’elle sait n’avoir plus à craindre une réponse.
Il est parfaitement sûr que des milliers de gens dans le monde, et sans avoir besoin d’être archéologue ou sinologue, tout comme nous, ont compris au tout premier instant. Mais qu’a pu en savoir le spectacle, et ceux qu’il informe ? Ce sont des purs ignorants qui jettent la désinformation dans les masses. Et quant aux si médiocres professionnels de ces questions, quand évidemment ils ont fini par apprendre leur erreur par quelques confidences en famille, ils ont pensé qu’il serait sûrement plus élégant de leur part de ne se souvenir de rien. Et voilà pourquoi en cette matière le tyran, comme le montrait La Boétie, a tant d’amis. Ils sont nombreux à avoir quelques petits intérêts, aux côtés de ceux qui en ont de grands, pour que soit abolie l’histoire, pour que soit abolie la mémoire.
  Guy Debord
 

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