vendredi 18 mars 2011

D'UN EFFONDREMENT

« Il ne sera pas dit qu'une mort honorable ait terminé la vie de celles qui versaient l'opprobre sur ma mère et sur ma
propre tête. »
Odyssée, chant XXII
 
Texte, paru chez Allia en 2001, extrait VII
Comment mieux caractériser les moments historiques que nous vivons...
 
PRÉFACE À UNE HISTOIRE DÉRAISONNABLE

Quiconque a observé la putréfaction d'une charogne peut se faire une idée de l'effondrement d'une civilisation. Des changements de couleurs, des suffusions violacées, des lividités paraissent par endroits, puis se généralisent, quoiqu'elles restent toujours plus accentuées dans certaines zones de repli. En même temps, une odeur épouvantable, de plus en plus insoutenable, se répand alentour. Les formes, au début inchangées, se modifient pourtant, mais localement d'abord, sans que se devine le travail de corruption qui prépare l'effondrement général. Ailleurs, au contraire, des affaissements partiels, assez brusques, des bouffissures œdémateuses, des enflures monstrueuses signalent ou annoncent des éclatements limités. Mais, sous la forme en décomposition, une vie nouvelle commence à sourdre et à se diffuser grâce au travail ardent des vers et des agents de dissolution, qui se multiplient et pullulent, une vie nouvelle issue de la vie ancienne, qui se répandra enfin au dehors pour alimenter d'autres corps à travers de multiples et très savantes digestions.
Dans l'époque de désagrégation où nous sommes engagés, beaucoup de choses que nous avons aimées s'effondrent maintenant, et des pleureuses très sincères suivent leurs propres corbillards. D'autres, que nous aimions moins et jusqu'alors discrètes, s'enflent monstrueusement avant de disparaître à leur tour. Dans ce désastre, une vie nouvelle, sous quelques aspects d'abord horribles, commence à pulluler, qui naît spontanément de toute mort et qui n'est rien d'autre que la vie elle-même sans spécificité, délivrée des connexions et des pièges qui l'enchaînaient auparavant.
Cette vie accède à la conscience de soi dans le moment historique où tout s'abîme : les agonisants connaissent bien cette conscience de soi vivant, cet éblouissement de la vie par elle-même, comme divinité unique et méritant seule attention, respect et ferveur. Tout le reste s'est déjà écroulé pour eux dans le ridicule, idoles tombées dans la poussière et poussière elles-mêmes.
Quand cette conscience parvient à un certain degré de netteté, c'est-à-dire quand rien d'autre n'existe désormais qui puisse capter la vigilance, cette vie ne se laisse plus limiter à une quelconque individualité. Elle se reconnaît universelle, et tout ce qui paraît spontanément se découvre comme forme possible du développement multiple d'une vie unique que chacun éprouve en soi, comme l'éclosion kaléidoscopique de cette unicité.
Un tel développement multiforme suit pourtant des cheminements précis et toujours semblables, expressions répétées de la même loi vivante. Sous un certain angle, la structure de la biosphère est identique à celle des êtres qui la composent, et eux-mêmes à chacune de leurs innombrables cellules. Cette structure dynamique peut même être perçue intimement à travers nos propres mouvements émotionnels, intellectuels, idéologiques, comme aussi à travers la succession rythmée des civilisations. Et toutes ces formes vivantes manifestent individuellement et collectivement la même loi universelle. Chacune représente simultanément la totalité du vivant et une de ses parties. Tout cela, que Le Temps du Sida a déjà rappelé et développé, était autrefois évident, et la tradition chrétienne, par exemple, faisait de « l'homme » un « frère » et un « membre » du « fils de l'homme » : voilà qui dépasse certainement l'entendement bien réformé d'un logicien actuel, dialecticien ou pas.
Cette conscience de l'univers et de soi-même impose évidemment des relations sociales toutes différentes de celles qu'exige une civilisation marchande. Chacun s'y reconnaît simultanément comme expression totale et partielle de la vie collective ; je suis partie de l'autre comme il est partie de moi-même : mon enfant, ma sœur, mais encore ma mère et mon amante.
Quand aucune idole n'est plus tolérée face à l'éblouissement de la vie elle-même, aucune façon d'être, de sentir ou de penser n'a, plus qu'une autre, de légitimité absolue. Toute perception du monde et de soi-même y est respectée, sans qu'un quelconque étalon n'y affirme a priori sa suprématie. Dans une telle organisation sociale, aucune « égalité » ne peut se justifier évidemment : seulement de fascinantes disparités, théoriques et pratiques, dont la conjonction reforme l'unité principielle. Et même la raison marchande y retrouve sa place, relative, et son utilité dans son domaine particulier.
Toutes ces formes de pensée, toutes ces expériences individuelles devront concourir bientôt à l'élaboration de nouvelles connaissances. Et celles-ci inspireront en retour une activité pratique d'aménagement du monde et de transformation individuelle : c'est-à-dire une science et un art qui retrouveront leur ancienne dignité, perdue depuis quelques siècles, une science qui connaîtra son sujet, le sujet du monde lui-même, et un art qui revendiquera comme objet l'univers tout entier.
Nous n'aurons plus, certes, avant longtemps, le bonheur douteux de revoir une Athènes ou une Florence, ces orgueilleuses cités marchandes du passé, avec ce qu'elles nous ont laissé de postulats ridicules, d'art pour collectionneurs et de démagogie. Mais nous aurons la joie certaine de voir surgir, du monstrueux chaos actuel, « une autre terre et un autre ciel ».
Texte complet ICI

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