lundi 24 janvier 2011

Pourquoi le capitalisme ne peut être éco-compatible

L'écologie, telle qu'elle est conçue par une large frange du monde politicien, est un cas typique de l'illusion qui mène à penser que nous pourrions diriger l'évolution du capitalisme (ou du moins, du progrès) dans un sens qui puisse enfin devenir favorable aux êtres humains et à ce qu'il est convenu d'appeler la « nature ». Il partage cette caractéristique avec d'autres idéaux, d'autres utopies telles le marxisme traditionnelle dans son renoncement à émettre une critique radicale du travail (considéré comme trans-historique et donc propre à toute société humaine dans son métabolisme avec la nature), le gauchisme étatique dans ses multiples obédiences axant toute alternative sur la promesse d'une meilleure répartition des « richesses » (sans définir au préalable ce qu'elles représentent dans la société capitaliste) et conséquemment, d'une régulation du système productiviste ou encore l'anarchisme ouvriériste consacrant ses efforts militants à faire passer le message d'une sortie du capitalisme par la pratique révolutionnaire de l'autogestion des usines de production (l'industrie étant pourtant la matérialisation ultime du rationalisme productiviste). Les idées vertes sont néanmoins à la mode et tentent d'une façon ou d'une autre (en fonction de l'interprétation plus ou moins osée de ce qu'est le radicalisme dans une analyse de la société actuelle) de construire une alternative à un système perçu avec évidence comme étant destructeur des écosystèmes et de la vie en général. Mais sans se donner la peine d'élaborer une analyse et une critique véritablement radicale de la société capitaliste apte à faire émerger les causes profondes de débâcle, il peut paraître bien illusoire de proposer un schéma de remplacement qui fasse fi de la nécessité d'éradiquer de nos vies, et de la planète, ce système aliénant qui nous mène droit au mur. L'écologie est bien autre chose que de reconsidérer les catégories propres au capitalisme en envisageant un rapport à leur encontre qui puisse remettre le monde à l'endroit. Une critique radicale de ces catégories, comme celle de la nature, par la conscience qu'elle est susceptible d'éveiller, peut être à même de lier à nouveau la pensée à l'action (en remettant en cause la domination de la pensée rationnelle sur la vie) et par là, nous détacher de ces abstractions aliénantes qui nous font observer nos propres vies comme autant de spectacles absurdes (dénués de sens véritable dans une logique folle devenue autonome et dont l'aboutissement inévitable nous effraie). La critique du concept moderne de nature est en ce sens primordiale parce qu'elle peut permettre de saisir les causes profondes de la séparation de l'espèce humaine d'avec son essence et donc de comprendre les enjeux ambivalents d'une bipolarisation entre la pensée rationnelle d'une part et la vie « sauvage », naturelle, d'autre part. Mais à l'opposé, elle peut aussi permettre d'éviter les dérives sectaires des adorateurs d'une nature mystifiée, tel les écologistes profonds, dont le but est de nous livrer à une référence normative d'une nature harmonieuse et idéalisée !
La nature des sentiments
Que ce soit dans les champs immenses de l'agriculture productiviste ou dans les forêts d'exploitation, dans les usines ou au plus profond des mines, la vie palpite au coeur même de l'espace capitaliste. La nature y apparaît comme contrainte de se soumettre et d'apporter tel un tribut sa force de vie, force de travail et de régénération élaborée au fil du temps. La nature y est donc réduite à une somme de possibilités dont se nourrit le capital afin de s'auto-valoriser. La survie de ce dernier repose sur la capacité qu'ont les êtres vivants, dans leur nature, à lui fournir du vivant, de la productivité. Chaque être vivant (hommes, plantes, animaux...) est sommé de contribuer au mécanisme de valorisation qui réclame pour la poursuite de la course folle vers une accumulation sans fin (et sans but !) toujours plus de sacrifices.
Mais qu'est-ce donc en fait que la nature sinon un substrat vivant nécessaire à la valorisation du travail mort ? Ce monde des morts, concrétisé dans les objets-figures du capital (moyens de production, outils de travail, matière première transformée,...) vampirise la vie dans un besoin inextinguible d'auto-accroissement.
La nature, en tant que réserve inépuisable de valorisation, de domination, représente un concept qui ne s'oppose pas à la logique de valorisation du capital, dans la mesure où celle-ci est justement perçue comme étant ce qui « dé-nature », artificialise, soumet à ses lois intangibles, mais matérialise son autre face, son complément indissociable de la même façon que ce qui se produit pour le travail « vivant » (productivité de la vie), vis à vis du travail mort (le Capital) : « Il est donc certes vrai que le capital a mis la main sur la seule source de vie et de productivité, et que grâce à son appropriation du travail vivant, il parvient à donner la vie à ce qui ne l'a pas ou plus : grâce à la « force naturelle vivifiante du travail », les composantes du capital que sont le matériau et l'instrument cessent de n'être que du travail objectivé et ils redeviennent les objets du travail, des moments du travail lui-même, de sorte que le travail déjà objectivé en eux reprend vie. »(1)
Ces deux aspects du travail, faisant de celui-ci une catégorie spécifique au capitalisme en tant que participant nécessairement à la dynamique de cette forme sociale comme rapport entre les individus (et au travers de son abstraction dans le procès de la création de valeur)(2), a son pendant dans la marchandise du fait que celle-ci comporte une valeur d'usage et une valeur d'échange. Mais là aussi, la valeur d'usage de la marchandise ne s'oppose donc pas à la valeur d'échange comme si son aspect utilitaire pouvait réellement s'opposer à la détermination qui permet concrètement à cette marchandise donnée de pouvoir s'échanger, et donc de parvenir jusqu'à l'individu qui en aura l'utilité (réelle ou supposée) de sa possession. La valeur d'usage est l'aspect complémentaire, et indispensable, de la valeur d'échange de la marchandise (dans la superficialité de l'acte d'échange par rapport à sa signification « cachée » comme nous le verrons plus bas) en tant que possibilité pour cette dernière de pouvoir s'accomplir au moment de l'acte d'échange en tant que support de la valeur (d'une quantité de travail abstrait contenu en elle) ; la valeur ne renvoyant pas à la richesse sociale en général, mais étant « une forme historiquement spécifique de richesse intrinsèquement liée à un mode de production historiquement spécifique »(3).
Selon une définition du mot nature (4), elle exprime « l'ensemble de ce qui dans le monde physique, n'apparait pas (encore ?) comme transformé par l'homme » ainsi qu'elle décrit « les caractères fondamentaux qui définissent les êtres ». Nous pouvons dès lors avancer que le concept moderne de nature est propre à exposer une conception de la vie visant à instrumentaliser ses potentialités au travers d'un processus de transcendance (supériorité de la pensée rationnelle). Ce phénomène s'accorde très bien comme nous le verrons plus bas avec la scientificité de toute approche à la vie et de ce que cela implique pour le système productiviste. Pour tous les êtres, humains ou non, qui composent cette nature, c'est bien d'une possibilité de productivité qu'il s'agit afin d'étendre l'emprise du capital à tous les aspects et formes de vie en vue d'alimenter une dynamique d'auto-valorisation. Et cette dynamique passe par la captation de la temporalité inhérente à la croissance et la recherche d'autonomie des êtres vivants afin de constituer un monde structuré par un temps abstrait et une hétéronomie agissant au sein d'une spacialité artificielle. Cette spacialité est celle des marchandises envahissant le monde et les corps séparés de la sensibilité de la vie (l'exemple du sport est sur ce point significatif).
La nature est pour le capital une promesse d'avenir autant qu'une nécessité pour son avenir. La nature est apte à nourrir la rationalité productrice de marchandises à l'issue d'une transformation qui alors l'offre aux rêves les plus fous d'un développement sans limites. Les exemples des OGMs ou des possibilités offertes par le séquencement de l'ADN en fournissent des démonstrations.
Tout comme le travail abstrait domine le marché, la pensée moderne, historiquement déterminée par l'abstraction des rapports sociaux de production capitaliste, domine toute approche à la vie en l'objectivant via le concept de nature, d'une nature qu'il s'avère de plus en plus nécessaire de cadrer, de maitriser afin de s'en séparer d'avantage tout en poursuivant paradoxalement l'illusion de devoir suivre ses lois, en adéquation avec les règles autonomes d'un « Sujet automate » (Karl Marx). L'Esprit se doit-il de se séparer totalement de la Nature ? «La technique triomphante a ainsi réactivé l’ambition métaphysique la plus démesurée, celle qui invitait l’Esprit à en finir avec la Nature. Aujourd’hui l’idéal d’autonomisation de l’Esprit culmine avec le fantasme d’une auto-production qui nous délivrerait de la nécessité de la naissance, par le moyen du clonage ou de l’ectogénèse. Il culmine aussi avec le rêve d’une immortalisation qui, grâce à la cryogénie ou à l’uploading de la conscience, nous débarrasserait de l’inconvénient d’avoir à mourir. Et puis, plus simplement, il culmine avec la conviction que la maladie, cette erreur de la Nature, doit disparaître et que la médecine offrira bientôt les moyens pour l’organisme de s’auto-réparer. La réalisation de l’idéalisme absolu des philosophes est donc à portée de nos possibilités technoscientifiques. Voilà peut-être pourquoi la dénaturalisation entreprise par les Modernes trouve son apogée, aujourd’hui, dans le contre-point des recherches en nanotechnologie, avec le programme de quelques sectes transhumanistes. La mort, la naissance et la maladies sont naturelles. Il faut s’en débarrasser et ouvrir une ère nouvelle ! »(5)
La nature est devenue matière à mathématiser afin de l'appréhender dans un schéma techno-scientifique mu par les besoins présents, mais surtout à venir, du capital. La connaissance scientifique de la nature, de ce substrat conceptuel dans l'indéfini supposé de ses possibilités, précède le développement du productivisme capitaliste. Sa mathématisation, même s'il elle comporte des possibilités d'accroitre nos connaissances afin de pouvoir envisager sereinement une évolution de notre propre découverte (dans une vision holistique), permet en toute priorité à notre époque et dans le paradigme qui est le nôtre, son exploitation effrénée par un système de production ayant fait depuis longtemps de la science sa section d'éclairage. L'économie éhontée qui est trop souvent faite du principe de précaution dans le domaine de la recherche appliquée en donne un illustre exemple. La techno-science a un rôle dans « l'abstractité » de la pensée dominante, tout en étant elle-même issue de cette dominance (des rapports sociaux abstraits de production), dans la mesure où elle renforce le fétichisme d'une nature soumise à un état de marchandise en puissance et par là même, autorise la reproduction du procès cyclique et répétitif de la valorisation.
 
La nature est donc conçue (6) comme une matière vivante à dominer (autour de nous et en nous), comme une infériorité, féminisée comme il se doit et dont le sort logique est d'être offerte aux divagations de l'intellectualisme rationnel, fruit des rapports sociaux productivistes, et se concrétisant dans le scientisme carriériste et égotiste à la solde de l'idéologie rationaliste. Or, derrière ce concept historique de nature, c'est la vie (ou le rapport à la vie et ses diverses formes) qui s'y trouve recluse, réifiée, extériorisée et à quoi il est nié en ces temps de recherche effrénée de performance de posséder ses propres limites face aux besoins grandissants de l'économie vorace. C'est ainsi qu'il devient alors possible, sans tenter de changer ce paradigme, de considérer autrement cette nature en se donnant alors l'impression de pouvoir changer les rapports que nous entretenons envers elle ; et en partant d'un tel présupposé, nous sommes enclins à penser que l'idée de la nécessité de préserver la nature participe en réalité à la poursuite de la domination d'une part de nous-même sur une autre part, infériorisée, sous des formes plus ou moins différentes, et ce dans une incapacité de mettre radicalement en cause « notre » système de rapports sociaux de production et donc de domination. La nature peut être conçue dans une visée utilitariste, et la nécessité de sa protection ne dépasse pas cette visée, elle l'utilise même. La polarisation et la séparation persiste ainsi que toute recherche de valorisation par d'autre voies. C'est ainsi que certains en viennent à parler de droits qu'il faudrait concéder à la nature sauvage et à ceux(celles) qui la compose comme d'une intégration au système du « fétichisme juridico-politique » (Antoine Artous) qui, loin de prémunir de la domination totale du système marchand, permet au contraire à celui-ci de faire perdurer et d'accroitre sa main-mise sur la vie. Non pas que la protection de la nature dans sa phase pratique ne puisse trouver grâce à nos yeux en maintes circonstances, mais la mise bout à bout de ces deux termes : « nature » et « protection », ne saurait être le la d'une critique et de pratiques visant à expurger de nos esprits, et du monde par conséquent, des causes réelles et profondes de la mise en danger de la vie.
 
D'autre part, la nature fait face au monde de la rationalité civilisatrice en imposant néanmoins ses limites tangibles au-travers de réactions dépassant la logique toujours inaboutie de la techno-science, fruit d'un entendement issu de l'abstraction marchande et d'une expertise déconnectée de la réalité, dépouillée de toute émotivité. Dompter et maitriser ses lois resterons dans ce cadre l'unique garantie (illusoire sur le long terme) pour l'économie de maintenir son hégémonie sur la vie, tout en feignant de s'y adapter (darwinisme social, "spencérisme" ou récupération idéologique de la pensée de Darwin).
 
La nature est un concept qui nous sépare de nous-même, de la vie qui nous anime en tant que dynamique immanente et auto-réflexive, et apparaît alors une situation de confrontation, de face à face (7) entre d'une part des individus artificialisés et déconnectés du réel par l'abstractité fétichiste de la société marchande (mais d'essence prétendument naturelle) et d'autre part un substrat « sauvage » dont la notion de progrès en dicte la maitrise à des fins sans cesse repoussées d'accomplissement, de fin de l'Histoire (fin des idéologies, de la politique, des grands récits, de l'homme, par une post-modernité illusoire et complice). Le capitalisme, comme tout type de société humaine, assied son existence et son extension (cette dernière étant condition de la première) sur une mythologie. Cette mythologie oppose la rationalité se matérialisant, se diffusant, dans une nature « dé-naturalisée », maitrisée, colonisée, possédée, à la nature irrationnelle, sauvage, indomptée et pure (une humanité mécanisée et ses extensions fonctionnelles face à la « vierge », encore immaculée de la prétention des hommes). Cette opposition-confrontation est, peut-on dire, inhérente au concept même de nature (qui n'a pas de tout temps et en tout lieu existé dans l'univers des concepts humains) qui, au delà de ses deux acceptions, représente un tout engendré par une tendance expansionniste trouvant dans le capitalisme le moyen de son expression généralisée emplissant tous les domaines de la vie.
 
Nous pouvons nous figurer le concept moderne de nature telle une « dialectique motrice » participant à l'expansion du capitalisme ; elle se concrétise dans un mécanisme oppositionnel générant de la domination, une recherche pathologique et néanmoins systémique d'ennemis, de guerres contre le « mal », de conquêtes expansionnistes au sein desquelles les substances et leurs formes en oppositions participent à la même dynamique d'accroissement (8) (tel la lutte des classes). La nature ne saurait être confondu avec la vie dans ces multiples formes car elle n'en représente qu'une vision ambivalente correspondant à une nécessité de croissance illimitée et de dominations qui en sont co-extensives.
Quels que soient les sentiments que l'on puisse éprouver pour la nature, ceux-ci, dans leur version écolo, ne sauraient participer à modifier de façon radicale les rapports que nous entretenons avec la vie, donc nous-même, et ainsi les rapports sociaux aliénés qui prévalent dans « notre » monde capitaliste. Le sentiment de nature, de sa préservation, du retour en son sein ou à ses lois, ne portent pas forcément les critiques, et les pratiques, vers une remise en cause radicale (et nécessaire en ces temps de barbarie) d'une dynamique infernale qui nous entraine toujours plus vers une atomisation des formes de vie et une sur-exploitation de celles-ci.
Max L'Hameunasse 

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