« Tentaculaire et dévorante, défigurée par la pollution, la capitale de la misère absorbe des villes entières à mesure qu’elle s’étend. La plus grande mégapole du monde est-elle encore administrable ? Il y a longtemps que le rêve industriel, ici, s’est mué en cauchemar. (...) Des centaines de milliers de SDF vivent dans les rues, dormant où ils peuvent. On s’entre-tue pour le moindre cagibi, la moindre anfractuosité sous les échangeurs routiers. (...) Sao Paulo n’est pas une ville du tiers-monde. A bien des points de vue, c’est même, avec 4 à 6% de croissance économique par an, une ville exceptionnellement riche qui concentre les principaux revenus du pays. (...) Selon une enquête officielle, ‘en l’an 2000, le groupe social le plus important de la ville sera constitué de 4 millions d’adolescents issus des quartiers pauvres, mal alphabétisés, sous-alimentés et inadaptés au marché du travail.’ »
Paris-Match, 20 février 1997
I
Parler du monde actuel comme d'un cadavre en décomposition n'est pas simple facilité rhétorique. C'est une image, mais de celles qui servent à imaginer juste : l'ayant à l'esprit, on distingue mieux ce qu'on a sous les yeux, et toutes sortes de phénomènes, sinon passablement déroutants, deviennent intelligibles. A commencer justement par ce sentiment universel qu'il est désormais inutile de chercher à connaître de façon plus scientifique et détaillée le fonctionnement de la société mondiale. En dehors de ceux qui sont rétribués pour fournir des simulations théoriques, cela n'intéresse personne de savoir comment elle marche exactement; et d'abord parce qu'elle ne marche plus.
On ne fait pas l'anatomie d'une charogne dont la putréfaction efface les formes et confond les organes. Quand les choses en sont venues à ce point, il semble qu'il y ait mieux à faire : à s'éloigner pour tenter de trouver encore un peu d'air frais à respirer et reprendre ses esprits ; ou sinon, comme la plupart y sont contraints, à faire en sorte de si bien atrophier sa perception
de la puanteur qu'on puisse s'en accommoder après tout, peut-être se divertir et même s'en enchanter de tant de corruptions variées et changeantes, fermentations inhabituelles et gargouillements ludiques qui enflent de leur exubérance la charogne sociale. Exubérance en regard de quoi ce qu'il reste çà et là dans les mœurs de vie vivante paraît d'une stabilité bien ennuyeuse, que ne peuvent songer à défendre que des conservateurs et des réactionnaires terrifiés par le changement. Et certes aucun organisme vivant ne peut être aussi surprenant, inédit et labyrinthique que ce qu'en fait, un court moment, son pourrissement.
façon, conçu pour proliférer et se diversifier en une population présentant des comportementsC’est aussi cette corruption bien avancée qui, mêlant tout et défigurant tout, fait apparaître sur les pages des journaux de si suggestifs collages, cadavres exquis allégoriques d’une fin de civilisation. Quand on lit que les dirigeants de l’Ukraine tchernobylisée complètent la destruction de la population indigène en vendant à des multinationales productrices de pesticides le droit de tester, sur des millions d’hectares, des composés chimiques encore illicites dans des pays moins expérimentaux, une colonne voisine nous informe de ceci : un « chercheur en écologie » américain envisage de disperser sur Internet un programme de sa tels que le parasitisme, la coopération, et même une forme de reproduction sexuelle. Il attend de cette expérience, version électronique de la diversification des espèces lors du cambrien, qu’elle provoque la naissance de formes de vie inattendues, et nous aide à percer les mystères de l’évolution. Ce sont, un autre jour, des animaux encore vivants et sauvages, mais greffés de mouchards électroniques, qui sont mis au travail « pour la science », en fait pour espionner ce qu’il reste de nature encore à exploiter. Et sur la même page de journal, des Californiens non moins bardés d’électronique se découvrent maintenant « surbranchés », emprisonnés où qu’ils se trouvent par les moyens de communication instantanée, quand aucun moment de leur vie n’échappe plus à l’exploitation économique.
On ne fait pas l'anatomie d'une charogne dont la putréfaction efface les formes et confond les organes. Quand les choses en sont venues à ce point, il semble qu'il y ait mieux à faire : à s'éloigner pour tenter de trouver encore un peu d'air frais à respirer et reprendre ses esprits ; ou sinon, comme la plupart y sont contraints, à faire en sorte de si bien atrophier sa perception
de la puanteur qu'on puisse s'en accommoder après tout, peut-être se divertir et même s'en enchanter de tant de corruptions variées et changeantes, fermentations inhabituelles et gargouillements ludiques qui enflent de leur exubérance la charogne sociale. Exubérance en regard de quoi ce qu'il reste çà et là dans les mœurs de vie vivante paraît d'une stabilité bien ennuyeuse, que ne peuvent songer à défendre que des conservateurs et des réactionnaires terrifiés par le changement. Et certes aucun organisme vivant ne peut être aussi surprenant, inédit et labyrinthique que ce qu'en fait, un court moment, son pourrissement.
façon, conçu pour proliférer et se diversifier en une population présentant des comportementsC’est aussi cette corruption bien avancée qui, mêlant tout et défigurant tout, fait apparaître sur les pages des journaux de si suggestifs collages, cadavres exquis allégoriques d’une fin de civilisation. Quand on lit que les dirigeants de l’Ukraine tchernobylisée complètent la destruction de la population indigène en vendant à des multinationales productrices de pesticides le droit de tester, sur des millions d’hectares, des composés chimiques encore illicites dans des pays moins expérimentaux, une colonne voisine nous informe de ceci : un « chercheur en écologie » américain envisage de disperser sur Internet un programme de sa tels que le parasitisme, la coopération, et même une forme de reproduction sexuelle. Il attend de cette expérience, version électronique de la diversification des espèces lors du cambrien, qu’elle provoque la naissance de formes de vie inattendues, et nous aide à percer les mystères de l’évolution. Ce sont, un autre jour, des animaux encore vivants et sauvages, mais greffés de mouchards électroniques, qui sont mis au travail « pour la science », en fait pour espionner ce qu’il reste de nature encore à exploiter. Et sur la même page de journal, des Californiens non moins bardés d’électronique se découvrent maintenant « surbranchés », emprisonnés où qu’ils se trouvent par les moyens de communication instantanée, quand aucun moment de leur vie n’échappe plus à l’exploitation économique.
De la même manière, quand on nous apprit un beau matin le peu de cas qu’il y avait à faire des jugements d’Orwell, puisqu’il aurait été en quelque sorte un indicateur des services secrets anglais, un journal français qui diffusait la nouvelle, sous le titre « Orwell en mouchard anticommuniste », la juxtaposa étourdiment avec cette autre, annonçant que plus de sept cent mille jeunes étaient descendus dans les rues de Berlin, « non pas pour refaire le monde ou décréter l’insurrection », précisait-on, mais « tout simplement pour danser la techno et s’amuser à fond. » On voyait donc simultanément à l’œuvre le Ministère de l’Amour organisant sous le nom de « Love Parade » ces bacchanales électrifiées de l’abrutissement, et le Ministère de la Vérité qui, au moyen d’archives « déclassifiées », nous informait qu’Orwell n’était plus le vertueux ennemi du totalitarisme bureaucratique qu’il convenait d’honorer la veille encore, mais un vulgaire mouchard.
Jaime Semprun
Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances 1997
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