– Une introduction
Les premiers théoriciens de la valeur furent les grands pontes de l’économie bourgeoise, Adam Smith et David Ricardo. Ils partaient du point de vue que le travail nécessaire pour réaliser un produit constituait sa valeur. Le travail écoulé, dépensé, se retrouve d’une certaine manière dans la marchandise et lui donne ainsi la qualité de posséder de la valeur. Smith et Ricardo ne voulaient ou ne pouvaient pas répondre à la question de savoir pourquoi, somme toute, dans les sociétés de production de marchandises les produits reçoivent une qualité valeur. La réponse à cette question fut donnée par Karl Marx, critique du système de production marchand. Chez lui aussi l’explication de la valeur part de l’analyse de la marchandise. Qu’y a-t-il alors de si fondamental à découvrir dans la marchandise?
Contrairement à un produit, la marchandise se définit par le fait qu’elle peut s’échanger contre une autre marchandise. La marchandise, un marteau par exemple, n’a donc pas seulement la qualité d’être faite de bois et d’acier et de permettre d’enfoncer des clous dans le mur. En tant que marchandise, le marteau possède la “qualité” d’être échangeable. Qu’est ce que ça signifie?
Pour garder cet exemple, comment échanger un marteau contre une bouteille de bière? Bière et marteau sont deux objets totalement différents qui ne servent pas à satisfaire le même besoin. Leur différence peut être d’importance pour celui qui veut boire une bière ou celui qui veut planter un clou dans un mur. Mais pour l’échange, en tant qu’opération logique, leur utilité concrète n’est pas pertinente. Dans l’acte d’échange, il s’agit d’échanger des choses égales ou des équivalents. Si ce n’était pas le cas, on échangerait sans hésiter un morceau de beurre contre une voiture. Mais tout enfant sait qu’une voiture a plus de valeur. Manifestement ce n’est donc pas l’attribut qualitatif d’une marchandise (sa nature concrète ou sensible) qui rend l’échange possible. Bière, marteau et voiture doivent donc posséder quelque chose qui les rend semblables et ainsi comparables.
Qu’y a-t-il de comparable entre une bonne bière et un marteau solide?
Tous deux n’existent que parce qu’un être humain a dépensé de l’énergie pour leur fabrication. Mais il ne s’agit pas ici des activités concrètes que la fabrication d’un marteau ou de bière nécessite; car comme telles elles sont complètement différentes. Les activités ne deviennent identiques et comparables que lorsque l’on fait abstraction de leur nature concrète. Il ne s’agit plus du procédé concret du brassage de la bière ou de la fabrication d’un marteau mais uniquement du fait que de l’énergie a été dépensée. Marx utilise pour cela le terme de “travail abstrait”. Le travail abstrait, selon Marx, s’objectivise dans la marchandise et crée sa valeur. Pour pouvoir appréhender la valeur d’une marchandise, il faut donc mettre de côté toute apparence concrète du marteau. Ce qu’on tient alors dans la main est un petit tas bizarre, abstrait, d’énergie humaine dépensée.
La marchandise possède ainsi une double nature. Elle est d’une part une chose concrète et sensible, d’autre part une “chose-valeur” purement quantitative et abstraite. Marx appelle le côté concret-sensible d’une marchandise, la valeur d’usage. Pour lui, la valeur d’usage est une catégorie transhistorique. Mais en réalité la valeur d’usage est soumise au diktat de la valeur de plusieurs manières. Premièrement, on produit seulement des choses qui peuvent être mises en valeur ou réalisées indirectement à travers la valorisation. Deuxièmement, le diktat de la valorisation domine le processus de production lui-même. Processus de fabrication et produit sont organisés en vue de la valorisation. On constate que la production et les produits sont réalisés en fonction du diktat de l’efficacité économique abstraite. On peut donc en déduire que la valeur d’usage n’est que l’expression concrète de l’abstraction de la valeur. La valeur d’usage ne représente de l’utilité que dans un sens abstrait: une bombe par exemple est aussi une chose concrète-sensible avec une certaine utilité. Et les scandales actuels dans l’industrie agro-alimentaire montrent que l’affirmation de Marx, selon laquelle les petits pains fabriqués dans une société féodale ont le même goût que ceux fabriqués par le capitalisme, ne tient pas debout. La valeur d’usage doit donc être redéfinie, non plus comme une constance transhistorique, mais comme appartenant à la marchandise.
Comment mesure-t-on la quantité de valeur?
Il paraît clair que le temps, dépensé en énergie humaine, nécessaire pour la fabrication d’une marchandise, joue un rôle. Mais là, il y a un problème: il ne viendrait pas à l’idée d’un fabricant d’automobile, par exemple, de travailler moins vite pour augmenter la valeur de son véhicule; ce qui d’ailleurs ne marcherait pas. Il doit se confronter à la concurrence et au niveau technique et scientifique de production d’automobiles. On peut donc dire que la grandeur de la valeur est donnée par la quantité de travail abstrait, dépendant de la moyenne du niveau de productivité sociale. Nous savons maintenant grâce à Marx que le temps de travail abstrait, dépendant du niveau de productivité, définit la grandeur de la valeur. Mais comment peut-on exactement calculer cette grandeur? La réponse est simple, on ne peut pas. Il existe bien des places de travail où l’on doit pointer et d’autres où le temps accordé à chaque activité est contrôlé, mais il n’existe tout simplement pas d’instruments de mesure pour définir le temps de travail abstrait et encore moins le niveau de productivité moyen. Qu’on puisse quand même coller un prix sur chaque marchandise, comme on peut le voir dans les supermarchés, vient du fait que prix et valeur ne sont pas identiques. On pourrait dire que la valeur est le cordeau d’acier autour duquel les prix circulent.
Qui définit quelle marchandise a quelle valeur?
La réponse est aussi simple qu’irritante: ce sont les marchandises elles-mêmes. La folie de cette affirmation saute aux yeux. Des choses n’ont par essence pas de volonté propre et peuvent encore moins prendre des décisions. Mais d’une certaine façon, ça se passe quand même ainsi. Pourquoi? En échangeant quotidiennement leurs produits, les gens, dans la société bourgeoise, mettent à égalité leurs activités. Cette mise en équivalence donne aux produits la propriété fantomatique de posséder de la valeur. Cette qualité est fantomatique parce que le produit ne possède pas, de par sa nature, de valeur. La valeur d’une marchandise, par exemple d’un diamant, ne peut pas être découverte, même par une analyse de ses atomes puisqu’on ne trouvera que des atomes de carbone. Nous sommes donc confrontés à un paradoxe: la valeur est à la fois existante et inexistante. Les choses ne possèdent pas de valeur naturellement, seule la pratique d’échange entre les humains fait naître la valeur. Les comportements des gens deviennent ainsi paradoxalement une “qualité” des choses. Ces rapports “rentrent” dans les choses et “animent” le corps des marchandises qui peuvent alors se “comporter” par rapport à d’autres marchandises.
Pourquoi la valeur est-elle un fantôme?
Le rapport social entre humains se renverse en un rapport entre les choses. Ce rapport des choses peut évidemment être seulement une apparence, mais il s’agit d’une apparence réelle ne pouvant se dissiper que quand les gens arrêteront d’entrer en relation sociale de cette manière très spécifique. Marx appelle cette incapacité de n’entrer en relation sociale qu’à travers “des produits de la main humaine” le fétichisme de la marchandise. Le fondement mystico-fétichiste de la société marchande “éclairée” trouve une analogie dans le domaine de la religion. “C’est seulement le rapport social particulier des gens qui prend pour eux ici la forme fantasmagorique de rapport de choses. Pour trouver une analogie, il faut donc fuir dans les ténèbres du monde religieux. Là les produits de la tête humaine paraissent être animés d’une vie propre, des personnages indépendants ont des rapports entre eux et avec les humains. La même chose se passe dans le monde des marchandises avec les produits de la main humaine.” (K. Marx, Le Capital I). Dans des sociétés dominées par les totems, les dieux de la nature, Dieu ou la marchandise, la synthèse sociale ne se passe pas sous une forme de communication sociale immédiate. Elle se réalise indirectement et inconsciemment, en se référant à quelque chose d’apparemment “extérieur” qui semble, indépendamment de l’activité consciente de l’humain, structurer le lien social comme une matrice. Cette matrice n’apparaît pas comme une relation faite par les humains, mais comme un rapport quasiment naturel, obéissant aux “lois de la nature”. Mais cette soi-disant loi de la nature n’est rien d’autre que la propre forme sociale à travers laquelle les humains, dans la société marchande, se réfèrent les uns aux autres. Ainsi ne suffit-il pas que cette forme inconsciente devienne simplement consciente. Il s’agit bien plus de changer la forme de la pratique sociale des rapports entre les humains, de sorte que le processus de médiation humain-humain et humain-nature soit accompli dans des processus de communication conscients.
La production de marchandises: d’un phénomène marginal vers….
Même si la majorité des sociologues et des historiens bourgeois partent du point de vue qu’échanger fait partie de la nature humaine, l’échange de marchandises dans les sociétés prémodernes n’était pas le principe de socialisation. Là où il y avait de l’échange, il s’agissait d’un phénomène marginal. Les sociétés prémodernes étaient des sociétés basées sur l’économie de subsistance et disposaient de différentes formes de distribution des produits, comme par exemple des liens de dépendance, de pouvoir ou personnels. C’est une caractéristique des sociétés capitalistes que l’échange soit devenu le seul principe du “métabolisme de l’homme avec la nature”. Historiquement, l’échange est resté un phénomène marginal aussi longtemps que les gens disposaient de moyens propres, ou en commun, pour parvenir à la satisfaction de leurs besoins. C’est seulement la séparation violente entre l’homme et ses moyens de subsistance qui rendit possible le capitalisme et généralisa le principe de l’échange. C’est seulement dans le capital que s’accomplit la logique de l’échange. Pour comprendre cela, il faut que nous nous penchions encore une fois sur la valeur. La qualité-valeur des choses naquit seulement de rapports humains spécifiques et inconscients. Un rapport social est devenu une qualité d’une chose. Cette qualité-valeur est le résultat d’une abstraction réelle, qui, elle-même, est une condition préalable à l’acte d’échange. Afin de pouvoir rendre égales et commensurables des choses sensiblement différentes, il faut justement faire abstraction de leur sensibilité. C’est ainsi que des objets sensibles se transforment en des choses-valeurs abstraites, qui ne représentent rien d’autre que des produits d’un travail, dans lesquels ne se trouve que de l’énergie humaine dépensée. La valeur est alors le dénominateur commun des marchandises: de l’énergie humaine dépensée, chosifiée ou coagulée. Les marchandises se comparent les unes aux autres par ce dénominateur commun. La valeur, selon son essence, peut apparaître sur la surface sensible de la pratique sociale dans différents états ou formes. Elle peut apparaître sous la forme marchandise ou sous la forme argent. Dans l’argent, la valeur paraît comme l’intermédiaire pratique entre des marchandises différentes. Un exemple : un boulanger fait des petits pains pour les échanger contre de l’argent. Avec cet argent, le boulanger échange toutes les choses qui lui sont nécessaires pour satisfaire ses besoins. Ici l’argent apparaît comme un moyen relativement inoffensif et pratique. Des marchandises produites sont échangées contre de l’argent et ensuite de nouveau contre des marchandises qui, elles, seront consommées: Marchandises-Argent-Marchandises. La valeur enfile en quelque sorte d’abord le costume d’une marchandise, ensuite celui de l’argent, pour se transformer de nouveau en une marchandise. Mais cette image apparemment idyllique du simple producteur de marchandises n’a rien à voir avec le capitalisme.
…le capital
Qu’est-ce que le capital? Pour que naisse du capital, il est nécessaire de décomposer le mouvement Marchandise-Argent-Marchandise dans ses segments et de le recomposer différemment. Argent-Marchandise-Plus d’Argent. Ce mouvement est le capital. Contrairement au mouvement Marchandise-Argent-Marchandise, où se trouve au moins au début et à la fin la marchandise, et où l’argent n’apparaît que comme médiateur, dans le mouvement Argent-Marchandise-Argent la valeur, dans sa forme d’expression argent, s’est faite elle-même point de départ et d’arrivée du mouvement du capital. Le mouvement Argent-Argent n’a évidemment un “sens” que s’il y a plus d’argent à la fin. La valeur est devenue son but en soi, son instance qui lui donne du sens, elle s’invente un devenir, une fin en soi. La satisfaction des besoins humains est réduite à un simple moyen, un mal nécessaire. La “machine” capital est un automatisme auto-référant ou, selon Marx: le sujet automate. Tous les besoins humains, et les intérêts qui leurs sont liés, ne peuvent être réalisés que s’ils sont, en quelque sorte, des dégâts collatéraux à l’intérieur du mouvement du capital. La production de marchandises est devenue le mal nécessaire pour faire de l’argent, plus d’argent. Le rapport de l’humain à la nature et à la société, dans la société de production de marchandises, ne peut avoir lieu que dans le cadre du mouvement, comme fin en soi, de la valeur (capital). Mais comme la valeur fait justement abstraction de ce rapport, parce qu’elle ne connaît qu’elle-même et son “auto-accroissement”, les hommes ne sont plus que de simples exécutants du mouvement du capital. Les hommes deviennent des porteurs de fonctions, des masques d’un automatisme qui les domine. Cet automatisme n’est rien d’autre que leur propre forme de médiation sociale, folle et inconsciente.
Christian Höner 31.12.2004
Traduction : Paul Braun krisis
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