mardi 9 novembre 2010

MAUVAIS SANG

J'ai de mes ancêtres gaulois l'œil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte. Je trouve mon habillement aussi barbare que le leur. Mais je ne beurre pas ma chevelure.
Les Gaulois étaient les écorcheurs de bêtes, les brûleurs d'herbes les plus ineptes de leur temps.
D'eux, j'ai : l'idolâtrie et l'amour du sacrilège ; – oh ! tous les vices, colère, luxure, – magnifique, la luxure ; – surtout mensonge et
paresse.
J'ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans,
ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. – Quel siècle à
mains ! – Je n'aurai jamais ma main. Après, la domesticité même trop
loin. L'honnêteté de la mendicité me navre. Les criminels dégoûtent
comme des châtrés : moi, je suis intact, et ça m'est égal.
Mais ! qui a fait ma langue perfide tellement, qu'elle ait guidé et
sauvegardé jusqu'ici ma paresse ? Sans me servir pour vivre même de
mon corps, et plus oisif que le crapaud, j'ai vécu partout. Pas une
famille d'Europe que je ne connaisse. – J'entends des familles comme
la mienne, qui tiennent tout de la déclaration des Droits de l'Homme. –
J'ai connu chaque fils de famille !
Si j'avais des antécédents à un point quelconque de l'histoire de
France !
Mais non, rien.
Il m'est bien évident que j'ai toujours été race inférieure. Je ne puis
comprendre la révolte. Ma race ne se souleva jamais que pour piller :
tels les loups à la bête qu'ils n'ont pas tuée.
Je me rappelle l'histoire de la France fille aînée de l'Église. J'aurais
fait, manant, le voyage de terre sainte ; j'ai dans la tête des routes dans
les plaines souabes, des vues de Byzance, des remparts de Solyme ; le
culte de Marie, l'attendrissement sur le crucifié s'éveillent en moi
parmi mille féeries profanes. – Je suis assis, lépreux, sur les pois
cassés et les orties, au pied d'un mur rongé par le soleil. – Plus tard,
reître, j'aurais bivouaqué sous les nuits d'Allemagne.
Ah ! encore : je danse le sabbat dans une rouge clairière, avec des
vieilles et des enfants.
Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme.
Je n'en finirais pas de me revoir dans ce passé. Mais toujours seul ;
sans famille ; même, quelle langue parlais-je ? Je ne me vois jamais
dans les conseils du Christ ; ni dans les conseils des Seigneurs, –
représentants du Christ.
Qu'étais-je au siècle dernier : je ne me retrouve qu'aujourd'hui. Plus de
vagabonds, plus de guerres vagues. La race inférieure a tout couvert –
le peuple, comme on dit, la raison ; la nation et la science.
Oh ! la science ! On a tout repris. Pour le corps et pour l'âme, – le
viatique, – on a la médecine et la philosophie, – les remèdes de bonnes
femmes et les chansons populaires arrangés. Et les divertissements des
princes et les jeux qu'ils interdisaient ! Géographie, cosmographie,
mécanique, chimie !...
La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde marche !
Pourquoi ne tournerait-il pas ?
C'est la vision des nombres. Nous allons à l'Esprit. C'est très-certain,
c'est oracle, ce que je dis. Je comprends, et ne sachant m'expliquer
sans paroles païennes, je voudrais me taire.
Le sang païen revient ! L'Esprit est proche, pourquoi Christ ne m'aide-
t-il pas, en donnant à mon âme noblesse et liberté. Hélas ! l'Évangile a
passé ! l'Évangile ! l'Évangile.
J'attends Dieu avec gourmandise. Je suis de race inférieure de toute
éternité.
Me voici sur la plage armoricaine. Que les villes s'allument dans le
soir. Ma journée est faite ; je quitte l'Europe. L'air marin brûlera mes
poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l'herbe,
chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal
bouillant, – comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux.
Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre, l'œil furieux :
sur mon masque, on me jugera d'une race forte. J'aurai de l'or : je serai
oisif et brutal. Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des
pays chauds. Je serai mêlé aux affaires politiques. Sauvé.
Maintenant je suis maudit, j'ai horreur de la patrie. Le meilleur, c'est
un sommeil bien ivre, sur la grève.
extrait...
Arthur RIMBAUD Une saison en enfer

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